Atelier




Lire avec des ciseaux, par Louis-Ferdinand Céline (1933)


Textes présentés par Marc Escola



À Francesca & Matthieu Vernet



En décembre 1932, le Prix Goncourt alla, comme on ne s'en souvient pas toujours, à Guy Mazeline pour Les Loups, quand le Prix Renaudot échut comme un lot de consolation à Louis-Ferdinand Céline pour Voyage au bout de la nuit. À l'annonce de ce dernier prix, Céline déclarait vouloir s'abstenir de tout commentaire dans la presse. Il fit pourtant une exception trois mois plus tard, avec un article intitulé «Qu'on s'explique» paru dans Candide le 16 mars 1933 et ultérieurement repris comme «postface à Voyage au bout de la nuit»[1].


Le romancier y fait longuement état d'une «admirable lettre» rédigée par un agent forestier en réponse à une enquête sur «les façons de [se] constituer une bibliothèque» lancée auprès des «amateurs de livres» par un Bulletin des lettres lyonnais en janvier de la même année. Céline cite en réalité le seul alinéa dont il avait pu prendre connaissance par un entrefilet paru début mars dans le quotidien parisien L'Intransigeant, sous la signature du critique Émile Zavie qui accompagnait l'extrait d'un commentaire sévère en assurant ainsi aux déclarations de l'agent forestier une petite célébrité.


L'affaire, qui comporte sa part d'ombre, est rapportée par Henri Godard dans la première livraison des Cahiers Céline (1976), puis, dans les mêmes termes, au sein des Appendices au tome I des Romans de Céline dans la Bibliothèque de la Pléiade (1981) ; elle se trouve encore évoquée par Antoine Compagnon qui mentionne «l'homme aux ciseaux» dans La Seconde main ou le travail de la citation (1979). Nous donnons ici le début immédiat de l'article de Céline qui cite la lettre de l'agent forestier, que nous reproduisons en caractères italiques en plaçant entre crochets les trois seules phrases omises par le romancier; nous reproduisons à la suite le texte intégral du commentaire d'Émile Zavie. Un coup de ciseaux en appelant un autre, on verra que ces deux extraits gagnent à être entrelardés de quelques citations surnuméraires.


Voyage au bout de la bibliothèque


«Ah! L'admirable lettre d'un lecteur, agent forestier, reproduite (avec quel esprit!) par Zavie dans l'Intran :


“[Votre question m'oblige à vous faire un aveu, qui sera peut-être mal pris: j'ai une bibliothèque uniquement à mon usage, et que je ne propose pas en exemple. Je circule beaucoup dans la journée, et le soir j'aime à me reposer dans le coin de mes livres. C'est mon refuge; une tanière dont j'ai effacé toutes traces de pas devant la porte, j'y suis chez moi.]

Il y a (dans ma bibliothèque) des livres de toutes sortes; mais, si vous alliez les ouvrir, vous seriez bien étonné. Ils sont tous incomplets ; quelques-uns ne contiennent plus dans leur reliure que deux ou trois feuillets. Je suis d'avis qu'il faut faire commodément ce qu'on fait tous les jours; alors je lis avec des ciseaux, excusez-moi, et je coupe tout ce qui me déplaît. J'ai ainsi des lectures qui ne m'offensent jamais. Des Loups [de Guy Mazeline, prix Goncourt en 1932 contre Céline], j'ai gardé dix pages; un peu moins du Voyage au bout de la nuit. De Corneille, j'ai gardé tout Polyeucte et une partie du Cid. Dans mon Racine, je n'ai presque rien supprimé. De Baudelaire, j'ai gardé deux cents vers et de Hugo un peu moins. De La Bruyère, le chapitre du «Cœur» ; de Saint-Évremond, la conversation du père Canaye avec le maréchal d'Hocquincourt. De Mme de Sévigné, les lettres sur le procès de Fouquet ; de Proust, le dîner chez la duchesse de Guermantes ; «Le matin de Paris» dans la Prisonnière.


Que Zavie soit loué ! Ce n'est pas chaque jour qu'il nous parvient de l'infini de tels messages! Nous voici tous grands morts et minuscules vivants, déculottés par le terrible garde-chasse. Il ne nous pardonne pas grand-chose dans notre magnifique vêture (acquise avec tant de peines !). Un tout petit essentiel ! Ah ! le véridique ! Il me faudra passer, en ce qui me concerne, dans l'éternité rien qu'avec quatre pages qu'il me laisse! Jaloux à jamais de ce Mazeline, qui gagne décidément à tous les coups, bien fier qu'il peut être, lui, de ses dix pages pleines… Mais, juste retour, la mère Sévigné, obscène pour toujours, avec sa petite lettre sur ses gros appas, n'en sortira pas du froid sidéral… Villon n'est pas des nôtres, et la Mort sans lui n'est plus possible… Quant à Totor[Hugo], avec moins de deux cent vers, je doute qu'il s'y retrouve.

Il nous presse, le garde-chasse ! Avons-nous même encore le temps de rendre nos comptes aux vivants ?

‘Comme il est léger le bagage qu'on emporte à l'éternité !…'

L'homme des bois ne rigole pas. Il s'y connaît dans l'infini des malices. Quel douanier de nos spirituels ! “Dix pages, monsieur ! Pas une de plus ! Et vous Racine, rendez-moi ces deux masculines!” Nous en sommes là! Alas poor Yorick!

Désormais, l'effroi d'être coupable environne nos jours… Aurais-je, en passant, réveillé quelque monstre ? Un vice inconnu ? La terre tremble-t-elle déjà ? Vend-on moins de tire-bouchons qu'auparavant ? Il ne s'agit plus d'amusettes, l'homme au ciseau va me couper tout ce qui me reste…».[2]

Que dire du tourbillon de références dont la glose s'enveloppe ? Si l'on y voit revenir quelques-uns seulement des noms d'auteur énumérés par la lettre du «terrible garde-chasse», on ne repère pas d'emblée l'absence de Baudelaire auquel Villon se trouve substitué ; et si l'allusion à Hamlet est transparente, on peine à identifier la «petite lettre» de Mme de Sévigné «sur ses gros appas» : le romancier l'affabule peut-être en interpolant un souvenir de la correspondance apocryphe de Ninon de Lenclos au chevalier de Sévigné et une réminiscence de la chronique scandaleuse du cousin Bussy-Rabutin.[3]


À moins qu'il ne s'agisse de faire oublier Proust, dont Céline escamote délibérément le patronyme. C'est en effet dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs que prend place la conversation de la grand-mère du narrateur avec Charlus au sujet de la «délicatesse» de Mme de Sévigné, peu avant la description d'un geste instinctif du baron, qui rentre vivement dans sa poche un mouchoir indiscret «avec la mine effarouchée d'une femme pudibonde, mais point innocente, dissimulant des appâts que, par un excès de scrupule, elle juge indécents.»[4] La conversation de Balbec associe au demeurant à Mme de Sévigné le nom de La Fontaine mais aussi et surtout ceux de La Bruyère, Racine et… Hugo : «Préférer Racine à Victor», c'est énorme», prononce Saint-Loup, qui s'autorise le prénom sans oser le potache «Totor».


Comment comprendre par ailleurs l'allusion aux «deux masculines de Racine», qui désignent peut-être les deux vers oblitérés dans Bajazet, en amont ou en aval de la lettre lue par Roxane (IV, 5), laissant une suite de quatre rimes féminines ? Cette licence formait apparemment dans les premières décennies du XXe siècle une sorte de pont-aux-ânes des discours académiques sur le classicisme de Racine.


À qui attribuer encore ce qui peut passer pour une citation, sur le statut de laquelle H. Godard semble hésiter qui ne recourt pas aux francs guillemets : ‘Comme il est léger le bagage qu'on emporte à l'éternité' ? Si l'on rapproche l'oubli de Proust de l'absence de Baudelaire, on sera tenté de relire la fameuse lettre de Proust à J. Rivière parue sous le titre «À propos de Baudelaire», dans La Nouvelle Revue française en juin 1921 — article où il est un peu question, on s'en souvient peut-être, des mutilations que la mémoire ne manque pas d'infliger aux passages que l'on sait pourtant par cœur, et où se lit cette souveraine déclaration que ne désavouerait pas un Pierre Bayard : «Et, en tenant compte de la différence des temps, rien n'est si baudelairien que Phèdre, rien n'est si digne de Racine, voire de Malherbe, que Les Fleurs du mal […].» [5]. Dans une manière de post-scriptum, Proust fait valoir que la lettre a été écrite depuis son «lit de malade» sans un seul livre, en «feuilletant [s]a mémoire», avant de s'autoriser une courte digression sur Paul-Jean Toulet, disparu en septembre 1920 (nos italiques) :

«On mène grand bruit autour de Toulet qui vient de mourir; tous ses amis au reste affirment, je le crois volontiers, que c'était un être délicieux. Et les gentils vers de lui que j'ai entendu citer, souvent fort gracieux, s'élèvent parfois à une véritable éloquence. Mais voilà-t-il pas que notre si distingué collaborateur M. Allard vient faire de la minceur même de son œuvre une raison pour qu'elle survive à jamais. Avec un si léger bagage, dit-il (à peu près), on se glisse plus aisément jusqu'à la postérité. Avec de pareils arguments, dirai-je à mon tour, il n'y a rien qu'on ne puisse prétendre. La postérité se soucie de la qualité des œuvres, elle ne juge pas sur la quantité. Elle retient les immenses Noces de Cana ou les Mémoires de Saint-Simon, aussi bien qu'un rondel de Charles d'Orléans, ou un minuscule et divin Ver Meer. Le raisonnement de M. Allard m'a fait, par contraste, penser à une phrase, tout opposée, inexacte, absurde, de Voltaire, une phrase si amusante quoique si fausse que je regrette de ne pas la citer exactement: “Le Dante est assuré de survivre: on le lit peu.”»

On sent percer ici l'inquiétude de Proust sur la postérité d'un roman qui passait déjà en 1921 pour l'un des plus longs de la littérature française. Et Jacques Rivière lui-même n'était-il pas de ceux qui invitaient à lire avec des ciseaux les premiers volumes d'À la Recherche du temps perdu?

«Qu'en Proust cependant le portraitiste, le mémorialiste, le romancier, ne nous fasse pas oublier le moraliste! On réunira sans doute un jour en un volume les réflexions psychologiques et morales qu'il a semées dans les pages de son œuvre, et l'on verra à quel point il se relie à la pure tradition des grands moralistes français.»[6]

Reprenons le voyage au bout de la bibliothèque célinienne. Faut-il encore percevoir des phénomènes de mention dans«l'effroi coupable environne nos jours» ou «aurai-je, en passant, réveillé quelque monstre» ? Pour la première locution, on peut songer à tel vers d'Hernani (III, 4) : «L'exil, les fers, la mort, l'effroi qui m'environne»… Quant à la seconde, elle contamine peut-être les mots prémonitoires d'Hippolyte à Thésée revenu (Phèdre, III, 5) : «Souffrez si quelque monstre a pu vous échapper…», avec l'une ou l'autre des questions formulées par le père et l'époux dans la même scène («Que vois-je? quelle horreur dans ces lieux répandue, / Fait fuir devant mes yeux ma famille éperdue ?»).


Autant de phénomènes intertextuels qui ne semblent pas avoir troublé les éditeurs de Céline. En agitant ainsi des oripeaux de culture classique, le commentaire tend finalement à montrer que l'auteur du Voyage au bout de la nuit écrit comme il lit : avec des ciseaux, ou pire encore : avec un burin susceptible de mettre à mal tous les monuments.


À la suite de cette glose, et comme pour conjurer le sort («il se pourrait que je n'écrivisse plus rien»), Céline prétend «s'expliquer», pour «la première fois, mais aussi la dernière», sur le «genre Céline», sur la façon dont il «procède», non sans faire sonner bien haut les chiffres de vente du Voyage et en ménageant une allusion à l'option consentie à Abel Gance par Denoël pour les droits d'adaptation (prix de cession proposé pour la seule Europe : 300 000 frs.) :

«Pas de fausse modestie, mon gros tambour m'a valu 100 000 acheteurs déjà, 300 000 lecteurs, et m'en vaudra, bien exploité, encore au moins autant. Alors?… Sans compter le cinéma… Voici de quoi faire réfléchir tout coquin chargé de famille.Allons-y! Ne me poussez pas! Voilà comment je m'y prends… Je dirai tout… […]».[7]

La profession de foi qui suit se referme sur une nouvelle allusion au «garde-chasse» :

«En attendant, il m'a donné, le garde à Zavie, une écrasante compagnie. Je me défile. Tant qu'à crever d'orgueil, je préfère que ce soit auprès des peintres: le Breughel, Gréco, Goya même, voici les athlètes qui me donnent le courage pour étirer la garce. Je fais ce que je peux […].»[8]


Qu'est-ce qu'il dit Zavie ?


Sous le titre «L'exemple à ne pas suivre», Émile Zavie avait donc donné dans L'Intransigeant du 4 mars 1933 l'extrait exactement retenu par Céline, introduit par ces quelques lignes :

«Un éditeur, qui est aussi un libraire [Henri Lardanchet, libraire lyonnais et éditeur du Bulletin des lettres], a eu l'idée, à tout le moins étrange, de demander à des amateurs de livres comment ils constituaient leur bibliothèque. Et cela nous a valu, à côtés des réponses “d'honnêtes hommes”, comme on disait au grand siècle, des déclarations péremptoires —pour ne pas dire prétentieuses— comme celle de ce garde-forestier qui nous dit sans rire, avec un manque absolu d'humour: […].»

Le critique commentait ensuite la lettre en ces termes suffisants :

«On conçoit fort bien qu'un intellectuel ait des préférences marquées et fasse choix de certains écrivains parmi d'autres, se constitue même une anthologie à son usage. Mais on a du mal à comprendre cet homme qui se fabrique une bibliothèque de débris. Et l'on s'imagine la tête de ces héritiers — qui n'auront, espérons-le, ni ses goûts, ni son amour du vandalisme — lorsqu'ils se trouveront en présence de bric-à-brac imbécile…

Comment ? Cet homme n'éprouve pas le besoin de connaître autre chose ? Il n'évoluera donc plus — il le sait — et son esprit se satisfera désormais des mêmes nourritures, comme ces estomacs délabrés — parfaitement excusables d'ailleurs — soumis au même éternel menu, parce qu'ils ne peuvent plus supporter que le bouillon d'herbes et une viande grillée sans sel.

Mais la question est plus grave. Il y a suffisamment, dans le monde, de mauvais écrivains en mal de publication — encore ne sont-ils pas superflus puisqu'ils contribuent à créer ce qu'on appelle “le mouvement littéraire”— sans, par une démagogie dangereuse, pousser l'imprudence jusqu'à solliciter les textes des illettrés et des sots qui se croient instruits… Ils nous administreront toujours trop tôt la preuve de la sécheresse de leur cœur et de la misère de leur esprit. »[9]

Lecteur, as-tu du cœur ? On ne lit pas aujourd'hui ces lignes sans trouble, dans leur version originale sur Gallica, à la suite de portraits du Führer illustrant un reportage («À Berlin, au Palais des Sports, parmi 30 000 spectateurs qui clament leur enthousiasme pour l'orateur : Hitler») et au milieu d'articles sur l'actualité dramatique de ce mois de mars 1933 ; ces lignes d'Émile Zavie trahissent une vision moins sentimentale que patrimoniale de la littérature, qu'attestent tout à la fois la mention de la réaction probable des héritiers et la dénonciation de l'impossibilité, assumée par le garde-forestier, d'un second accès au texte intégral ; on y perçoit aussi la concurrence conflictuelle des deux régimes aristocratique et démocratique de la littérature dont J. Rancière a voulu faire l'histoire.


Condamner l'attitude du «garde-forestier», c'est toutefois négliger un peu vite que la pratique de l'anthologie et des «morceaux choisis» est au fondement de toute culture littéraire vivante, laquelle n'est pas le privilège des seuls «intellectuels» ; et un vrai lecteur n'a pas nécessairement à s'en remettre aux choix de l'institution scolaire: les choix révélés par ce lecteur singulier ne sont pas au demeurant si loin de ceux des manuels, mais aussi, comme on l'a déjà laissé pressentir, de ceux des personnages d'À la Recherche du temps perdu : dans la bibliothèque de Charlus comme dans celle du garde-forestier, le XVIIe siècle est surreprésenté, au détriment de la philosophie des Lumières et des romans du XIXe siècle ; le panthéon proustien des auteurs du «Grand Siècle» est semblablement dominé par Mme de Sévigné, Racine et La Bruyère —précisément pour le seul chapitre «Du Cœur» à quoi le volume des Caractères semble se réduire pour Charlus comme pour Proust et plus tard Roland Barthes («Être avec des gens qu'on aime, cela suffit; rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux, tout est égal»).


Comment Zavie peut-il d'ailleurs qualifier d'«illettré» ou de «sot qui se croit instruit» un homme qui cite un texte rare de Saint-Évremond au même titre, si l'on ose dire, que les chefs-d'œuvre de Corneille, et qui connaît Céline aussi bien que Proust ? Blâmer celui qui lit avec des ciseaux, c'est négliger du même coup que la décision du garde-forestier constitue la condition même de la relecture des classiques: hors obligation professionnelle et à supposer que l'on ait pris le temps d'une première lecture intégrale, on ne revient vers la Correspondance de Mme de Sévigné, les Caractères de La Bruyère, les Œuvres mêlées de Saint-Évremond ou… À la Recherche du temps perdu que pour une lecture «en piqué», pour retrouver des passages gardés en mémoire, quitte à faire de nouvelles découvertes («Bonheur de Proust», disait à peu près R. Barthes, qui n'aimait pas les longueurs: «d'une lecture à l'autre, on ne saute jamais les mêmes passages»). Il faut oser cette question : combien de vers de Baudelaire, Hugo ou Corneille un lecteur peut-il véritablement garder en mémoire ?


Le seul vrai lecteur


Dans Le Seconde main, Antoine Compagnon rappelait «l'anathème de l'éminent critique» de L'Intransigeant ainsi que la réaction de Céline, et proposait le commentaire suivant de la même lettre du garde-forestier.

« “Je lis avec des ciseaux, excusez-moi, et je coupe tout ce qui me déplaît.” Aveu terrible, intolérable : dire crûment et écrire noir sur blanc la petite cuisine à laquelle chacun se livre dans l'intimité de son cabinet, omettre les formes à ce point. Quelle sauvagerie d'homme des bois ! […] De quoi s'était rendu coupable l'agent forestier pour que sa lettre fît tant de bruit dans la capitale ? Quelle différence entre sa bibliothèque et une anthologie, un manuel scolaire? Il s'était débarrassé du déchet, il avait crié la vérité de la lecture comme excitation et dilacération, il pratiquait cette vérité brute et passait à l'acte sur les livres. “Le véridique”, dit bien Céline. Car cela ne se dit pas, ne se fait pas. Lire un crayon à la main, recopier dans son calepin, cela est bon et bien. Mais découper et surtout jeter, mettre le reste aux ordures, quelle inconvenance ! Or au fond, pour l'essentiel, c'est la même chose. L'essentiel de la lecture est ce que je découpe, ce que j'excite ; sa vérité est ce qui me plaît, ce qui me sollicite. Mais comment les faire coïncider ? La citation est l'illusion d'une coïncidence entre la sollicitation et l'excitation, illusion poussée à l'extrême chez l'agent forestier, symptôme de la lecture comme citation. Il fallait le faire taire, car l'homme aux ciseaux est le seul vrai lecteur. Valéry avouait : “Je lis avec une rapidité superficielle, prêt à saisir ma proie.” Il est vrai qu'il ajoutait aussitôt : “Je tente d'écrire de telle sorte que, si je me lisais, je ne pourrais lire comme je lis.” Sans doute n'eût-il pas non plus aimé qu'on fît l'homme aux ciseaux dans ses livres.»[10]

Aussi suivie et scrupuleuse soit-elle, toute lecture démembre en effet le texte lu — telle est la condition paradoxale de la mémoire que nous gardons des œuvres mêmes qui nous sont les plus nécessaires : notre vie de lecteur tient tout entière dans un recueil de citations.


Et l'on se persuadera d'autant mieux que l'agent forestier n'était nullement un sot que le même Bulletin des lettres, ayant lancé à l'automne de la même année 1933 une nouvelle enquête sur le livre illustré, publie dans son numéro de décembre une réponse attribuée «à notre ami le forestier», où il est manifeste que ce dernier a eu connaissance de la polémique soulevée par sa précédente réponse. On se défend mal alors de l'idée d'une mystification, ourdie par Henri Lardanchet, le libraire-éditeur lyonnais qui publiait ce Bulletin depuis 1930 à destination de ses clients et amis bibliophiles.

«Je ne vous donnerai aucune liste par crainte du scandale: chat échaudé… mais, quoique vous puissiez croire, je n'ai jamais arraché de mes livres une seule image, pour la bonne raison qu'ils n'en ont aucune, sauf quelques portraits quand cela se trouve. Mais j'approuve fort le goût de la bibliophilie sous toutes ses formes, y compris celle un peu puérile de l'illustration. Un beau texte, que diable, du beau papier, cela ne peut-il suffire au bonheur d'un honnête homme? Si j'avais été riche, j'aurais volontiers recherché les impressions des Aldes, des Plantin, des Elzéviers, des Bodoni, des Didot et autres bienfaiteurs. N'est-ce pas assez de la joie que donne à l'œil une page exacte, une disposition des noirs et des blancs où tout vous satisfait? J'ai respecté tout un texte qui eût largement mérité les ciseaux, à cause d'un imprimeur plus artiste que l'auteur, et je m'en tire en ne lisant pas le texte, mais en jouissant du spectacle des lettres de papier.»

L'ironie est assez évidente. Émile Zavie fut-il victime d'une mystification ? On a quelque raison de le penser si l'on sait que le journaliste parisien —de son vrai nom: Émile Boyer, né en 1884 dans la Drôme — était lui-même fils d'un… agent forestier, régisseur de la forêt de Saoû depuis 1910.


Initiales W. B.


«Il n'est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un signe de barbarie». Comment ne pas se souvenir aussi que l'article d'Émile Zavie date de la semaine même où Walter Benjamin quitte l'Allemagne nazie en laissant derrière lui sa collection de livres, forcé de lui substituer bientôt cette vaste collection de citations qui forme le projet sur les Passages parisiens? Le Livre des Passages devait constituer, comme on sait, la version abrégée d'une bibliothèque constituée des seules parties de livres susceptibles d'être copiées à la main dans une collection publique et ultérieurement reproduites sans frais aucun.


Publié quelques mois avant l'exil, l'essai intitulé Je déballe ma bibliothèque (1931) offrait de son côté un catalogue «des différentes façons de se constituer une bibliothèque» qui n'est pas sans rapport avec l'enquête lancée par le Bulletin des lettres: s'il n'y est évidemment pas question de lire avec des ciseaux et de démembrer les objets même de la collection, et si l'énumération est placée sous le haut patronage de Jean Paul et du maître d'école Maria Wutz pour signaler d'emblée que «la plus glorieuse façon de se procurer des livres» consiste tout simplement à les écrire[11], le philosophe ne fait pas de difficulté à admettre que la «marque propre des collectionneurs» consiste à ne pas lire les livres accumulés, appréciés seulement par leurs titre, date et format et connus au mieux par extraits.


Dans les pages particulièrement éclairantes qu'elle consacre à la question de la citation et au projet des Passages, H. Arendt rappelle la quête de W. Benjamin pour instaurer un «style nouveau de rapport au passé» qui prenne acte du fait qu'«à la transmissibilité du passé s'était substituée sa “citabilité”, à son autorité cette force inquiétante de s'installer par bribes dans le présent». Telle serait la découverte essentielle de Benjamin: celle d'une fonction moderne de la citation destinée non à conserver mais à purifier le vestige en le décontextualisant pour venir troubler l'évidence béate du présent.[12] L'affaire de l'homme au ciseau telle que mise en scène par l'auteur du Voyage au bout de la nuit d'un côté, par le critique Émile Zavie de l'autre, est à comprendre comme un autre symptôme de cette rupture de la tradition diagnostiquée à la même date par le philosophe allemand, et dont témoigneraient aussi bien le geste dadaïste théorisé par T. Tzara («Pour faire un poème dadaïste : Prenez un journal. Prenez des ciseaux…»), que les papiers collés cubistes, les photomontages de la Berlinoise Hannah Höch, ou les «rectifications» imposées par P. Éluard et M. Ernst à «La Mort du Dauphin» d'Alphonse Daudet sous le titre «Les ciseaux et leur père».[13]


*

L'une des dernières lettres adressée par Walter Benjamin à Hannah Arendt, écrite en français au début du mois de juillet 1940, est encore l'occasion d'une ultime citation du seul livre emporté dans sa fuite vers la frontière espagnole :

«Je serais plongé dans un cafard plus noir encore que celui qui me tient à présent, si, tout dépourvu que je suis de livres, je n'avais pas trouvé dans mon seul [livre] la devise qui s'applique le plus magnifiquement à ma condition actuelle: “Sa paresse l'a soutenu avec gloire, durant plusieurs années, dans l'obscurité d'une vie errante et cachée”».[14]

Le dernier mot est ainsi laissé à La Rochefoucauld, pour le portrait qu'il dressa du Cardinal de Retz non dans ses propres Mémoires mais dans un fragment datant de juin 1675 qui nous a été conservé par… une lettre de Mme de Grignan à Mme de Sévigné, toutes deux proches de l'auteur du livre des Maximes, que quelques contemporains mal avisés prétendaient lire comme un recueil de citations.[15]



Marc Escola, 7 mai 2016




[1] Denoël publia l'article séparément dès le mois d'août, en substituant au titre «Qu'on s'explique» celui de «Postface», dans une brochure éditée à l'occasion de la 180ème édition du Voyage pour réunir plusieurs articles prenant la défense du roman, sous les signatures de Georges Bernanos, Edmond Jaloux, Louis Laloy, Léon Daudet, Élie Faure. Le Canard enchaîné du 23 août signale cette publication en réclamant à Céline une «nouvelle brochure pour expliquer sa postface». — Céline s'est par ailleurs «expliqué» sur la préférence accordée à Candidepour cet unique article sur le Voyage, dans une lettre à Élie Faure datant de mai 1933 : «[Mon article] dans Candide m'a valu des menaces de mort précises ce qui ne me serait pas arrivé dans un journal de gauche. J'ai demandé quel était le quotidien le plus lu — C'est tout et mon seul souci, toucher le maximum de lecteurs età tout prendre, je préfère ceux de droite. Ceux de gauche sont si certains de leur vérité marxiste qu'on ne peut rien leur apprendre. Ils sont bien plus fermés qu'à droite.[…] La gauche, qu'est-ce que ça veut dire par les temps qui courent? Rien — moins que Rien. Au Fascisme nous allons, nous volons. » À bon entendeur… (Lettres, éd. J.-L. Godard et J.-P. Louis, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2009, p. 374). La rédaction de l'article se trouve aussi évoquée dans une lettre à Marcel Arland datant du 6 mars 1933: «Quant à la fabrication même du [Voyage], je m'explique à ce sujet dans un article prochain de Candide (pour la première et la dernière fois). Mais vous n'êtes pas loin d'avoir tout deviné [dans l'article signé par M. Arland dans la NRF quelques jours plus tôt].» (éd. cit. des Lettres, p. 360). Dès après la parution de «Qu'on s'explique», la Gazette de Lausanne du 26 mars 1933 soulignait l'accueil «gentiment paradoxal» par un «hebdomadaire de droite» de «la prose de cet adepte de la Révolution » et commentait sévèrement l'«explication» de «l'Esculape bolchevisant, dit aussi écrivain, qui a nom Louis-Ferdinand Céline et dont plusieurs centaines de milliers de naïfs — faune de gauche et d'extrême gauche— ont tenu à se procurer le Voyage au bout de la Nuit», qui ne «vaut pas plus que deux ou trois roubles (papier)».

[2] Cahiers Céline, vol. 1, Gallimard, 1976, p. 54-55(également reproduit au t. I des Romans dans la Bibliothèque de la Pléiade, p. 1109-1110, et Notice, p. 1505; texte original: Candide, 10e année, n° 470, 16 mars 1933).

[3] On lance un appel à tous les lecteurs de la marquise. On ferait volontiers le pari que la mention de Mme de Sévigné doit quelque chose à l'article de Léon Daudet, paru dans L'Action française (20 février 1926, n° 5), sous le titre «À propos de Mme de Sévigné» (je note pour un autre article que le fondateur de L'Action française se trouve avoir grandi rue Pavée, à deux pas des différents domiciles occupés trois siècles plus tôt par la marquise, dans ce quartier du Marais qu'il décrit comme un «véritable ghetto» juif, dans Paris vécu, 1ère série: Rivage droite, chap. I: «Du Marais au Père-Lachaise», Gallimard 1929, p. 32-33). —Céline cite peu par ailleurs le nom de Sévigné, dont la mention la plus frappante figure dans une lettre à Albert Paraz du 29 février 1948, pour ponctuer un développement sur l'argot («on prend la langue qu'on peut on la tortille comme on peut elle jouit ou ne jouit pas», sic) ; encore s'agit-il d'une antonomase : «On peut écrire à la Sévigné une lettre à la petite cousine qui fasse pâmer les débardeurs» (Lettres, éd. cit., p. 1018, nos italiques) ; le terme de débardeur nous y ramène curieusement aux Eaux-et-Forêts. — Ph. Sollers se réfère à plusieurs reprises à cette déclaration de Céline, qu'il cite toujours mal, en préférant les facilités de l'allitération aux ambiguïtés de l'antonomase : « [Céline] dit qu'une lettre de Mme de Sévigné pourrait faire bander les débardeurs», citation de citation passible en retour de telle déformation, qui fait écrire un peu partout désormais que Céline trouvait Mme de Sévigné «bandante».

[4] Nos italiques. À la Recherche du temps perdu, éd. P. Clarac & A. Ferré, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1954, I, p. 762 et 764; ou éd. J.-Y. Tadié, 1988, t. II, p. 121 et 123.  Signalons au passage que c'est apparemment une lettre de Mme de Sévigné qui introduit en littérature (26 janvier 1673) le mot dont Céline fera le dernier titre de sa trilogie d'après-guerre: Rigodon (1969).

[5] «À propos de Baudelaire», dans Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et Mélanges et suivi des Essais et article, éd. P.Clarac et Y. Sandre, Gallimard, 1971, p. 618-639 (p. 627, puis 637 et 638-639 pour nos trois citations).

[6] Jacques Rivière, «Marcel Proust et la tradition française», in NRF, Hommage à Marcel Proust, 1871-1922, Paris, Gallimard, coll. «NRF», 1923, p. 137. — On sait que dans les articles consacrés à la parution des premiers volumes d'À la Recherche du temps perdu, et tout particulièrement après Sodome et Gomorrhe II, le nom de Proust est constamment associé à Saint-Simon, Saint-Évremond, La Bruyère et Sévigné. Voir notamment I. Vultur, Poétique, n° 142, 2005: «La réception de La Recherche: une question de genre?».

[7]

Ibid., p. 56.

[8]

Id., p. 59.

[9] Zavie, «L'exemple à ne pas suivre», L'Intransigeant du 4 mars 1933, p. 2. Signalons que la livraison du 3 mars du même quotidien avait publié, dans la série «la page arrachée à…», un pastiche de Voyage au bout de la nuit, signé «pour copie conforme par Yves Gandon» (avec la mention: «pourrait s'insérer à la page 296» de l'édition originale).

[10] A. Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, Seuil, 1979, p. 28; la citation de P. Valéry s'y trouve ainsi référencée: «P. Valéry, Cahiers, Paris, La Pléiade, 1973, t. I, p. 249».

[11] Voir dans Fabula-LhT n° 17, 2016, Pierre Ménard, notre confrère et ses amis: «L'annonce faite par Maria», par José-Louis Bérard. Texte établi par M. Escola.

[12] H. Arendt, Walter Benjamin, 1974 pour la trad. fr.; 2007 pour l'édition Allia, chap. III: «Le pêcheur de perles», p. 87.

[13] Voir l'entrée «Les ciseaux» signée par Gaëlle Théval dans le Petit musée d'histoire littéraire 1900-1950, sous la dir. de N. Cohen et A. Reverseau, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, p. 109-114.

[14]

Correspondance, éd. établie et annotée par G. Scholem et Th. W. Adorno, trad. G. Petitdemange, Aubier-Montaigne, 1979, t. II, p 335.

[15] Voir l'édition des Portraits dans La Rochefoucauld, Maximes, Mémoires, Œuvres diverses, éd. J. Truchet, M. Escola et A. Brunn, La Pochothèque, 1992, p. 792 (p. 773 pour la Notice, et les citations de Mmes de Grignan et de Sévigné). Rappelons que la publication du recueil des Maximes a été précédée d'une manière de «consultation» organisée en 1663 par Mme de Sablé qui avait fait circuler une copie manuscrite; parmi les réactions qui nous ont été conservées, une lettre d'auteur inconnu fait état de ce qui était sans doute un sentiment largement partagé par les premiers lecteurs: «je vous dirai donc, Madame, après avoir bien considéré cet écrit, que ce n'est qu'une collection de plusieurs livres d'où l'on a choisi les sentences, les pointes et les choses qui avaient le plus de rapport au dessein de celui qui a prétendu en faire un ouvrage considérable.» Voir notre Rhétorique du discontinu (La Bruyère II), Paris, H. Champion, 2001, chap. III-2: «Ceci n'est pas un livre».



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 23 Septembre 2019 à 12h52.