Atelier


Patrick Moran, Bernard Gendrel

L'humour noir


Humour noir et nonsense

L'humour noir et le nonsense, deux formes de comique sans rapport clair entre eux a priori, tiennent traditionnellement une place importante dans le discours sur l'humour. Les commentateurs n'hésitent pas, bien souvent, à placer l'un ou l'autre à la source du phénomène – comme s'ils représentaient une sorte d'essence première, et qu'ils étaient des exemples purs d'humour. L'humour noir, notamment, se voit accorder la préséance dès l'Anthologie de l'humour noir de Breton : celui-ci en vient même à utiliser indifféremment les formes « humour » et « humour noir », les deux devenant en fin de comptes synonymes selon lui, et tous deux équivalant à la notion d'« humour surréaliste » (expression qui, dans la pensée de Breton, tient du pléonasme). De même, il est remarquable que la maxime d'Achille Chavée (« l'humour noir est la politesse du désespoir ») soit devenue, amputée de son adjectif chromatique, une sorte de sésame qu'il est de bon ton d'introduire au début de n'importe quelle discussion sur l'humour. Inversement, si l'on regarde même d'un peu loin les débuts historiques de l'humour, on constate que le phénomène se développe d'abord sous des formes extrêmement proches du nonsense moderne – les cock & bull stories de Tristram Shandy en sont l'exemple le plus prégnant – et que le rire anglais, lieu d'origine de l'humour, a généralement privilégié cette forme particulière d'humour, de Sterne aux Monty Python, en passant par Lewis Carroll. Il ne s'agit pas ici d'arbitrer le conflit, et de décider quelle forme d'humour est à mettre au premier rang. Il est néanmoins utile de regarder de près ces deux formes à la fois éminentes et particulières d'humour, d'une part pour interroger la haute valeur qu'on leur accorde, d'autre part pour tenter de décrire leur fonctionnement, et pour voir si les phénomènes qui leur sont propres ne seraient pas aussi applicables, mutatis mutandis, à l'humour en général. Les deux formes ont en tout cas en commun le fait qu'elles représentent non seulement des exemples peut-être « purs » d'humour, mais qu'elles en incarnent aussi des cas limites. Pour l'humour noir la frontière se situera plutôt du côté de la sensibilité et du sentiment moral : tout auditeur/lecteur confronté à de l'humour noir ne réagira pas nécessairement de manière bienveillante, pour des raisons relevant à la fois du thème, et de la manière dont il est exploité (matière morbide, traitée avec détachement, gaieté ou indifférence). Nombre de récepteurs désapprouvent l'humour noir, invoquant soit leur sensibilité propre (« je ne supporte pas ») soit une raison éthique (« c'est inacceptable »). L'humour noir navigue donc dans des eaux proches de celles du mauvais goût, du scandale et de l'indécence ; il est en tout cas remarquable qu'il s'agisse d'une forme de rire qui non seulement provoque parfois une réception malveillante, mais semble même s'y complaire. La limite rencontrée dans le nonsense est de nature légèrement différente, mais elle rejoint celle déjà évoquée au sujet de l'humour noir, par le biais de la sensibilité. Si l'humour se rattache étymologiquement au tempérament, il n'est pas étonnant que certaines tempéraments tolèrent mal certaines formes d'humour : tout comme une personne peut ne pas goûter l'humour noir, une autre pourra rester hermétique au nonsense . La limite rencontrée avec le nonsense est plutôt une limite dans l'analyse, la compréhension, ou la tolérance intellectuelle. On peut considérer que cette forme sort du champ du comique, et qu'elle n'est, à strictement parler, que du non-sens : il suffit, pour le constater, de se reporter aux réactions extrêmement contrastées qu'a suscité la diffusion des premiers épisodes de Monty Python's Flying Circus sur la BBC à la fin des années 1960 : humour visionnaire et expérimental pour les uns, pitreries infantiles et bâclées pour les autres. L'apparent manque de structure du nonsense, son recours fréquent aux truismes, à l'absurde et aux aspects les plus ludiques du discours et de la pensée, mettent fréquemment à l'épreuve la tolérance des publics même les plus cultivés .

L'humour noir .

Autant la naissance du nonsense est relativement aisée à repérer, à la fois chronologiquement et géographiquement, autant celle de l'humour noir est incertaine. La langue anglaise, lieu de naissance du concept d'humour ainsi que de celui de nonsense, ne dispose pas de terme pour rendre strictement la notion française d'« humour noir ». Les concepts de black humour, dark humour, black comedy ou dark comedy sont visiblement trop flous pour être maniables, d'autant plus qu'ils n'ont pas la force idiomatique qu'a la locution française. Sick humour est une expression qui met en évidence l'opprobre qu'on peut jeter sur certaines formes de rire (littéralement, « humour malade » ou « malsain »), mais elle ne traduit pas vraiment la notion – elle tend à englober aussi bien les catégories d'humour morbide que les diverses formes de rire scatologique ou sexuel. Une expression plus utile serait peut-être le gallows humour, que l'on devrait traduire strictement par « humour du gibet ». Le gallows humour décrit le rire du condamné à mort, l'homme qui rit plus ou moins jaune, avec plus ou moins de résignation, face à une situation désespérée. C'est aussi, quoique dans une moindre mesure, une forme d'humour nécessairement un peu roublarde. Freud, à propos de l'exemple du condamné à mort employé dans son article de 1927, parle de Galgenhumor, qui est l'équivalent strict en allemand de l'expression anglaise. Le contraste entre gallows humour et humour noir est révélateur : si la seconde locution insiste sur une thématique, la première décrit plutôt la posture énonciative, ou la condition d'existence de cet humour. Il n'est pas nécessaire d'être dans une situation désespérée pour faire de l'humour noir : Thomas de Quincey en fait dans De l'assassinat considéré comme l'un des beaux-arts sans déclencheur psychologique immédiat, par exemple, et il en va de même pour la plupart des écrivains qui manient cette forme d'humour. Le gallows humour, c'est en quelque sorte l'humour noir appliqué à soi. L'humour noir apparaît d'abord chez Huysmans : il utilise l'expression pour commenter À Rebours ; ce sont néanmoins les surréalistes qui lui donnent ses lettres de noblesse. André Breton reprend la formule dans le titre de son Anthologie, et l'érige en pierre de touche de toute l'entreprise surréaliste. Achille Chavée énonce à la même époque la formule dont on sait la fortune postérieure. L'humour noir est perçu à la fois comme l'humour le plus audacieux, le plus scandaleux, en somme l'humour d'avant-garde, qui participe à l'entreprise de destruction et de refondation que mènent les surréalistes : l'humour noir, c'est l'humour anti-social, l'humour contre la société. En même temps, on accorde une prééminence à l'humour noir à cause du lien privilégié qu'il semble entretenir avec la condition humaine elle-même : c'est ce qu'exprime la formule de Chavée. Dans un monde sans Dieu, sans morale, sans haut ni bas, l'humour noir est la « politesse du désespoir », l'outil par lequel l'homme « polit » la conscience de son propre néant. Cette conception de l'humour noir se retrouve, à la fin du siècle, dans l'œuvre de Dominique Noguez : de toutes les couleurs de l'humour qu'il identifie dans L'Arc-en-ciel des humours, le noir semble bien être la couleur primaire, primordiale, dont toutes les autres ne sont que des reflets. Pour Freud, l'humour sert avant tout à déplacer ou rejeter l'affect douloureux ; mais, comme le dit Noguez, « le malheur se venge » : l'humoriste est un être profondément mélancolique, qui ne peut rire sans pleurer, et dont les larmes, en un cercle vicieux mais esthétique, sont à la source de son rire. Peut-on donner une définition satisfaisante de l'humour noir ? Cette notion n'échappe pas au flou sémantique qui menace la catégorie d'humour en général, et bien souvent on emploie les termes « humour noir » pour signifier « comique morbide » – la dark comedy des anglo-saxons. Or l'humour noir ne consiste pas simplement à faire rire avec des sujets sombres, ou bien il faut l'exclure du champ de l'humour, et reconnaître que l'étiquette « humour noir » n'est que l'appellation impropre d'une thématique comique particulière. En réalité, la spécificité de l'humour noir, qui vient nuancer une simple définition par type de sujet abordé, réside dans la posture qu'il suppose chez l'énonciateur. Celui-ci ne doit pas nécessairement se trouver dans la situation du condamné à mort freudien : il s'agit plutôt ici de posture idéologique. En effet, l'humour noir est, de toutes les nuances humoristiques, celle qui se rapproche le plus de la vision éthique et/ou existentielle de l'humour, telle qu'elle se développe à partir du XIXe siècle . Nous avons remarqué auparavant que l'humour, bien qu'il s'intègre parfaitement dans la sphère comique, peut en amont (psychologie de l'humoriste) aussi bien qu'en aval (philosophie implicite) s'éloigner de cette même sphère. C'est probablement dans le cas de l'humour noir que cet éloignement est le plus marqué, et que le recoupement entre humour et comique est le plus tangentiel, en raison de la nature même des thèmes traités. Il n'est dès lors pas surprenant qu'un critique comme Dominique Noguez, qui en vient dans L'Homme de l'humour à couper plus ou moins tous les ponts avec le rire, défende l'idée que l'humour noir est à la source de toutes les autres formes. Dire que l'humour vient de l'humour noir, c'est dire que sa rencontre avec le rire est accidentelle, fortuite, et superflue. Une telle analyse reste néanmoins difficilement satisfaisante, puisqu'elle infirme ce que nous savons de l'apparition historique de la notion d'humour. L'humour noir, dans ses thèmes, dans les formes qu'il adopte et dans l'ethos qu'il implique, est fondamentalement un concept post-romantique – alors que l'humour apparaît déjà aux XVIIe et XVIIIe siècles. L'humour noir entretient des liens ambigus avec la dénonciation. Une définition stricte de l'humour empêche tout parti-pris, tout contenu moral ou dogmatique ; pourtant, comme le fait remarquer L'Arc-en-ciel des humours, l'humour noir jouit d'une grande proximité avec l'humour rouge, celui-ci choisissant pour thème les malheurs infligés par l'homme, tandis que l'humour noir s'intéresse davantage aux malheurs cosmiques que sont la mort et la finitude. Mais l'humour rouge est-il encore de l'humour, alors qu'à travers son message filtre le « tremblement » de l'indignation contenue ? De plus, un texte comme la Modeste proposition de Swift, que Noguez range dans la catégorie de l'humour rouge, est d'habitude considéré par la critique, Genette au premier rang, comme un parfait exemple d'humour noir. Assurément, Swift n'est pas étranger à l'humour : les Instructions aux domestiques en sont la preuve. Pourtant la Modeste proposition rappelle davantage d'autres textes du XVIIIe siècle, produits de l'autre côté de la Manche, et qu'on ne songerait pas raisonnablement à classer dans la famille de l'humour, des textes comme Candide ou les pages de L'Esprit des lois consacrées à l'esclavage. De tels rapprochements montrent la frontière parfois mince entre humour noir et ironie (et entre humour et ironie en général) : mais lorsque la fonction pragmatique d'une page réside dans la dénonciation, l'analyse doit renoncer à l'étiquette humoristique. La Modeste proposition, quoique remarquablement noire par l'alliance de son sujet et du ton détaché de son narrateur, reste en deçà de la sphère spécifique de l'humour noir. On lui préférera, comme exemples plus satisfaisants, des textes comme De l'assassinat considéré comme l'un des beaux-arts de De Quincey, ou « L'appareil pour l'analyse chimique du dernier soupir » de Villiers de l'Isle-Adam . Ce dernier texte a un fonctionnement relativement similaire à celui de la Modeste proposition, puisqu'il s'agit d'une sorte de traité publicitaire parodique, vantant les bienfaits de la dite machine pour habituer les enfants à l'idée de la mort, et finalement éradiquer les désagréments liés au deuil et à la peur du néant dans la société moderne. Mais alors que les pages de Swift aspiraient à avoir une efficace politique immédiate, celles de Villiers de l'Isle-Adam, si elles dépeignent une idéologie peu reluisante, fonctionnent néanmoins de manière plus gratuite et ne visent pas principalement à dénoncer. L'humour noir y trouve une certaine autonomie poétique, qu'il serait peut-être vain de chercher avant le XIXe siècle. Si l'énonciateur d'un propos ironique et celui d'un propos relevant de l'humour noir se ressemblent à bien des égards, c'est à cause de l'apparent détachement qu'ils affichent tous deux face à leur sujet (on songe encore une fois au condamné à mort de Freud, mais aussi au narrateur de Candide). La différence fondamentale, encore une fois, réside dans la visée pragmatique du discours : l'ironie en a une, l'humour peut-être pas. Tout au plus dira-t-on avec Freud que l'attitude « pince-sans-rire », « flegmatique », de l'humoriste, joue un rôle dans un processus de désinvestissement affectif : une personne usant d'humour noir le ferait avant tout pour elle-même. En somme, une définition satisfaisante de l'humour noir devrait se faire à la croisée du thématique et du psychologique. La notion de désinvestissement doit pouvoir être généralisée : Freud en parle uniquement à propos du sujet qui ferait preuve d'humour face à son propre malheur, ce qui semble exclure l'humour noir « gratuit », celui d'un De Quincey par exemple. Mais peut-être peut-on parler dans de tels cas d'effet de désinvestissement dans les textes littéraires : l'humour noir fonctionne parce que le lecteur perçoit ce désinvestissement, non seulement chez le narrateur (comme dans certains récits d'Ambrose Bierce) mais aussi chez l'auteur, ou du moins l'implied author (ce qui exclut du champ un texte comme la Modeste proposition, où le lecteur perçoit clairement, sous le calme au premier degré du narrateur, l'ironie indignée qui perce). C'est encore la thèse de Ducrot qui semble la meilleure ici : alors que l'ironie dissocie le locuteur et l'énonciateur, l'humour les rapproche et les unit, le locuteur assumant pleinement le propos et l'ethos de l'énonciateur. Ainsi seulement peut-on parler véritablement d'humour ; l'ajout subséquent de l'adjectif « noir » ne fait qu'infléchir la thématique et affiner la dimension psychologique, mais ne change rien à l'essentiel.

Patrick Moran, Bernard Gendrel

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Dernière mise à jour de cette page le 24 Mai 2007 à 5h39.