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Rétrolecture 1972:

Rétrolecture 1972: "L'Anti-Œdipe" par N. Weill (Le Monde).

Publié le par Marc Escola

Rétrolecture 1972"L'Anti-Oedipe", par Nicolas Weill

LE MONDE | 07.08.08 | 14h13  •  Mis à jour le 07.08.08 | 14h13


Aérolithe", "livre événement", "délire intelligent mais gratuit", "pantographe": les hyperboles n'ont pas manqué pour accueillir l'irruption dans lepaysage intellectuel de l'après-Mai 1968 de Capitalisme etschizophrénie. L'Anti-Oedipe, dû à la plume combinée du philosopheGilles Deleuze (1925-1995) et du psychiatre Félix Guattari (1930-1992).Cet ouvrage touffu se gagnera des dizaines de milliers de lecteurs bienau-delà du cercle des thérapeutes et des spécialistes. Au point dereprésenter encore, aux yeux de nombreux éditeurs de sciences humaines,l'exemple type d'une ère où les livres réputés difficiles attiraientencore les foules.

La séduction exercéepar cette somme provient en partie de sa rhétorique incantatoire etsuperbe, à mille lieues des traditions universitaires ; elle naît ausside l'extrême richesse de ses références qui puisent autant chezNietzsche ou Bergson qu'auprès d'Artaud, Beckett, Henry Miller ou duprésident Schreber, le célèbre cas de paranoïa étudié par Freud puisLacan. Pourtant, ni le titre ni le ton ne doivent faire oublierl'essentiel : il s'agit sans doute d'une des plus importantesréflexions du XXe siècle sur le capitalisme moderne. Uneréflexion prémonitoire en dépit d'aspects évidemment datés renvoyant àun contexte où le "freudo-marxisme" régnait encore en maître sur l'intelligence, domination que L'Anti-Oedipe ne contribuera pas peu à entailler.

Carde quoi est-il question dans ce flux jaillissant d'images et deconcepts qu'il convient d'aborder sur le mode de l'immersion, commepour d'autres méditations poético-philosophiques tel Ainsi parlaitZarathoustra ? L'idée centrale consiste à faire servir les notions etles outils de la psychiatrie à la compréhension du monde (et non plusdes seuls délirants) tout en s'efforçant de rendre compte du systèmecapitaliste. Mais on se trouve aussi face à une véritable encyclopédiequi a digéré toutes les sciences sociales en effervescence à cetteépoque (en particulier l'anthropologie). Cette coulée de lave érudite atoutefois un fil conducteur : la notion de désir.

Les auteursrefusent la définition classique du désir comme l'idée d'une chosemanquante. Loin d'être une représentation créée par un vide, le désirdoit se concevoir comme une réalité pleine, une "machine" à produire. D'où la célèbre "machine désirante"estampillant le livre, qui, en dépit de la formulation provocante,trouve ses soubassements dans la philosophie de Spinoza familière àDeleuze.

FREUD CONTESTÉ

Une telleconception heurtait de front un freudisme qui s'entêtait à voir dans lemanque, la frustration et en particulier le refoulement du complexed'Oedipe (l'envie prêtée au petit enfant d'épouser sa mère et de tuerson père) le noyau même de la formation de la personnalité et de lacivilisation. Lacan d'ailleurs prendra fort mal cette charge inattendue.

La "psychiatrie matérialiste"que Deleuze et Guattari entendaient substituer à la psychanalysepartait du principe que l'oedipe, loin d'être la cause universellerendant compte en dernière analyse du cours de la civilisation, n'étaitau contraire qu'un produit du développement du capitalisme. "Cen'est pas par un flux de merde ou un flot d'inceste qu'oedipe arrive,affirment-ils, mais par les flux décodés du capital-argent (...) toutse retrouve dans l'oedipe qui est bien le résultat de l'histoireuniverselle, mais au sens singulier où l'est déjà le capitalisme." Le social (qu'ils nomment le "socius") est premier par rapport à "papa-maman"(l'oedipe) et ne saurait s'y réduire. De même que la psychanalyses'efforce de se donner les atours d'une démarche scientifique, lecapitalisme n'a de cesse de revêtir l'apparence d'une nécessitéprétendument mathématisable ("axiomatique"). C'est cela qu'il revient à la "schizo-analyse" de dénoncer et non de se livrer à un futile éloge de la folie ou de nier les souffrances des malades.

Reprenantles intuitions des marginaux et des exclus du mouvement psychanalytiqueque furent Erich Fromm ou Wilhelm Reich pionniers, à la grande fureurdes freudiens orthodoxes, de l'étude des connexions entre organisationsociale et inconscient, Deleuze et Guattari s'attellent joyeusement àfaire exploser le "tout- psychanalytique" qui fait alorsfureur. Avec la parution, sous le pseudonyme d'André Stéphane, d'uneviolente diatribe anti-Mai 68 due à deux psychanalystes, BélaGrunberger et Janine Chasseguet-Smirgel (L'Univers contestationnaire,Payot, 1969), une part de la psychanalyse avait paru se ranger dans lesrangs du parti de l'ordre. Quoi qu'il en soit, il s'agit du premiergrand coup de boutoir porté au freudisme avant même que l'ouvertureparcimonieuse des archives n'en permette enfin une histoire dégrisée.

Plustard, L'Anti-Oedipe sera considéré dans sa valorisation du nomadismecomme une sorte de justification philosophique précoce et involontairedu futur capitalisme mondialisé. Pourtant, dans leurs analyses, Deleuzeet Guattari insistent plutôt sur le caractère industriel et productifdu capitalisme que sur son pan financier ou immatériel et leur étude seveut critique. Il est donc injuste d'y voir un simple bréviaire "anarcho-désirant"du futur reclassement des élites soixant-huitardes dans les rangs d'unebourgeoisie bourgeoise-bohème passée du gauchisme à l'entreprise, lapolitique, la communication ou à la publicité, bref au pouvoir.

Les anticipations n'en sont pas moins nombreuses. Ce qu'on appelle les "gender studies"aux Etats-Unis (étude de la différence sexuelle) ont d'autant plusvolontiers pris pour référence cette mise à bas du caractèreindépassable de l'oedipe et de la cellule familiale, que les féministesavaient compté parmi les premiers contestataires de la psychanalyse àgauche. Par ailleurs, la sensibilité radicale de Deleuze et Guattariles ont rendus précocement attentifs aux questions appelées à un grandavenir comme celle de l'impact de la colonisation sur nos modes depensée, ainsi qu'en témoignent leurs protestations devantl'"oedipianisation" à marche forcée de l'Afrique. La fascination pourOedipe a-t-elle reculé, au moins dans les esprits, depuis les années1970 ? Sûrement pas en tout cas la pertinence d'un livre qui est loind'avoir épuisé sa force subversive.

"L'Anti-Oedipe" de Gilles Deleuze et Félix Guattari
Editions de Minuit, 1972 (réédition),
494 p., 25 €

Nicolas Weill