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Rétrolecture 1951:

Rétrolecture 1951: "L'homme révolté", par J.-M. Dumay (Le Monde).

Publié le par Marc Escola

Rétrolecture 1951"L'Homme révolté", par Jean-Michel Dumay

LE MONDE | 21.07.08 | 13h49  •  Mis à jour le 21.07.08 | 13h49

"Après avoir exploré les fondements de l'absurde (L'Etranger, Le Mythe de Sisyphe, Le Malentendu),Albert Camus (1913-1960) plonge dès 1943 dans la masse des documentsqui constitueront la matière de son deuxième "cycle", son pendant, saconséquence : la révolte, dont le mouvement est tout entier entraînépar l'absurde. Camus, nourri de son expérience dans la Résistance, s'ylivre d'une seule âme. Quatre ans après La Peste, il achève en 1951 L'Homme révolté, qu'il considérera comme la pierre la plus importante à son oeuvre.

A peine le livre sorti,la critique alimente la houle. L'essai est louangé ou stigmatisé. Nulleindifférence. Des amis ou des ennemis, ou des adversaires parmi sesamis. Il se met à dos Breton et les surréalistes, Sartre et lesexistentialistes. Le Figaro littéraire y lit un grand texte de l'ère contemporaine, Le Monde encense "l'émouvant essai d'histoire et de morale". "Plusque la prise de conscience d'une époque par un esprit lucide etcourageux, on ne tardera pas à y voir une réflexion de l'époque surelle-même", écrit Maurice Nadeau dans Combat.

Quelssont donc cette réflexion, ce tournant, le ferment du désordre ? Unecondamnation des révolutions et des idéologies absolues qui, aprèsavoir tué Dieu et glorifié l'histoire, sous couvert de libérer lacommunauté des hommes, mènent à l'impasse sanglante de la répression etdes violences meurtrières. En pleine guerre froide, à l'ombre deStaline, la portée est d'ampleur. Le sujet électrise la gauche, romptdes amitiés.

Pour sceller cette condamnation, Albert Camus ouvreune longue marche à travers l'histoire de la révolte. Son originalité ?De ne pas séparer la révolte métaphysique de l'homme contre sacondition ("Je me révolte donc nous sommes") du chapelet de révoltes historiques que comptent les siècles, notamment les XIXe et XXe, où échouera "la démesure du temps".Pour armer son propos, l'auteur convoque les figures de Caïn, Sade,Saint-Just, Lautréamont, Rimbaud, Bakounine, Nietzsche et lesterroristes russes de la Volonté du peuple.

Chemin faisant, c'estmoins les causes de la révolte qu'il autopsie que sa métamorphoseodieuse d'un mouvement de libération en force d'oppression. Il revisite1789 et son cortège d'échafauds. Et 1905, avant 1917, quand lenihilisme de jeunes irréductibles s'achève en terrorisme. "Jusqu'àeux, les hommes mourraient au nom de ce qu'ils savaient ou de ce qu'ilscroyaient savoir. A partir d'eux, on prit l'habitude, plus difficile,de se sacrifier pour quelque chose dont on ne savait rien, sinon qu'ilfallait mourir pour qu'elle soit."

Pour Camus, un recullucide impose de considérer que c'est une cause essentiellementhumaine, profonde, qui a engendré pareilles catastrophes. Une infectionqui gangrenait la conscience occidentale. Et qu'il identifie. Lecoupable, c'est le nihilisme - bien au-delà de l'histoire sociale,politique ou économique - présent depuis quelques décennies chez lespoètes, les philosophes et les idéologues. Cette force noire nourrit lavolonté de toute-puissance des totalitarismes et parfume les procèsabstraits. Cela s'appelle, d'une part, le fascisme, qui instaure surl'autel de l'irrationalité le règne d'une poignée d'individus etl'asservissement de tous les autres - mais en 1951, c'est déjà presquede l'histoire ancienne. Cela s'appelle aussi le marxisme, qui, au nomde la raison, pour libérer l'homme de l'avenir, l'asservit au présent.

"C'EST UN HOMME QUI DIT NON"

Camus l'anticommuniste de gauche propose alors, non sans lyrisme, une "troisième voie", qu'il souhaite éclairée, celle de la mesure - "ni victimes ni bourreaux" -, qui réhabilite la révolte expurgée du nihilisme : "Qu'est-cequ'un homme révolté ? C'est un homme qui dit non. Mais s'il refuse, ilne renonce pas : c'est aussi un homme qui dit oui, dès son premiermouvement."

Si les circonstances politiques ont changé - chute du Mur oblige -, il n'est pas certain que les réflexions qu'avait suscitées L'Homme révoltésoient pour autant dépassées. Saisie par le terrorisme du 11-Septembre,la question de l'usage de la violence est toujours d'actualité. Il y aplus d'un demi-siècle, Camus ciblait la violence révolutionnaire, quandSartre voulait, lui, d'abord régler son compte à celle qu'imposentstructurellement des systèmes sociaux fondés sur l'inégalité (soutenezla révolution et vous étiez catalogué adversaire de la Liberté,défendez la Liberté et vous étiez considéré comme rejetant le seulprojet contestant le capitalisme). Aujourd'hui résonneraient d'un côtéla violence suicidaire d'Al-Qaida, de l'autre la domination de l'OncleSam conquérant...

Avec Ronald Aronson, spécialiste américain deSartre (université de Detroit), on peut relever combien une bonnepartie des premières réflexions sur la guerre en Irak "étaient fondées sur des modèles datant de la guerre froide, et que parfois cela ramenait les gens à Camus ou à Sartre" (Cités, janvier 2005). Mais au-delà de la récupération opportune, on pourrait aussi croire que L'Homme révolté,pour avoir baigné dans cette époque révolue des promesses de lendemainsqui chantent, a jauni, qu'il est devenu inutile. Avec Denis Charbit(université de Tel-Aviv, in L'Homme révolté, cinquante ans après, Minard, 2001), on estimera pourtant qu'il n'en est rien : "Ilrestera pour les révoltés d'aujourd'hui et de demain ce que Camus avaitvoulu qu'il soit : des raisons de croire à la dignité de leur élansolidaire." Celles-ci doivent s'adosser à un nécessaire devoir demémoire. Et écarter peut-être aussi désormais tout espoir dansl'action. La révolte - comme l'esprit de résistance - vivraitmaintenant à l'unisson du monde contemporain. Sans chérir l'avenir,incertain, mais dans l'instant présent.


L'HOMME RÉVOLTÉ. Gallimard, 1951, 384 p., 27,50 €.
Jean-Michel Dumay