Essai
Nouvelle parution
Queer: repenser les identités

Queer: repenser les identités

Publié le par Marielle Macé (Source : Robert Harvey)


Rue Descartes

Revue du Collège International de Philosophie

éditée par les Presses Universitaires de France

"Queer : repenser les identités" (No. 40)

sous la direction de Robert Harvey & Pascal Le Brun-Cordier

Pour lire le sommaire détaillé et un extrait de l'éditorial => http://www.puf.com/picts/visuels/info/RueDescartes.html

 

Voici un extrait de l'ouvrage, signé Robert Harvey & Pascal Le Brun-Cordier, et disponible sur le site:

" Comment le dire, ce curieux vocable ? Cou-iiiiir ?
À peu près.
Et comment louïr ? Comme un cri de guerre, ou deffroi, comme un crissement, comme un glissement ?
Lenquête étymologique révèle quici ou là queer et ses proches (twerkw, quer, torquere) signifient « travers ». Un « travers » qui, en anglais depuis le début du XXe siècle, répond au « straight » [droit] désignant les « hétérosexuel-le-s ». Queer, donc : une injure anglo-saxonne cousine de lhexagonal pédé. Quelque chose du « travers » queer résonne, dailleurs, sans doute dans « folle tordue ». Linjure fut réappropriée et resignifiée par les gays anglophones, un peu comme « nigger » par les Noirs états-uniens. Mais queer peut aussi se traduire par : bizarre, insolite, étrange, excentrique, louche, singulier, drôle, loufoque
Un discours queer prend forme aux États-Unis au début des années 1990, à partir dune critique acerbe de certains effets du communautarisme gay des années 1980 : production dune identité gay parfois essentialiste et souvent normalisante (blanche et bourgeoise), relégation consécutive dans les marges de celles et ceux qui sont trop éloignés des modèles promus par les médias et le business communautaire : transgenres, transsexuel-les, gays et lesbiennes handicapé-e-s, folles, prostitué-e-s La pandémie du sida exacerbe la critique queer elle impose de repenser les identités dès lors, par exemple, que la prévention sadresse à des hommes ayant des relations homosexuelles mais ne se définissent pas comme « homosexuels ». Au-delà de la lutte contre le sida, les militants du mouvement Queer Nation, né dans le sillage dAct Up à New York en 1990, tentent de déranger « lordre des genres », en intervenant au cri de « Were here ! Were queer ! Get used to it ! » dans lespace public pour en troubler et révéler lhétéronormativité constitutive.
Dans le même temps se développent dans quelques universités une queer theory et des queer studies à partir de la publication des livres séminaux de Eve Kosofsky Sedgwick (1990), Judith Butler (1990), Monique Wittig (1992) notamment. Leurs recherches sinscrivent dans le sillage des études féministes, des gay & lesbian studies, et de ce que les étatsuniens nomment French Theory, à savoir la pensée de Foucault, de Derrida, de Deleuze et Guattari entre autres.
Entre action militante et recherche théorique, entre création artistique et philosophie, micro-sociologie, histoire et anthropologie, et avec le souci affirmé de contester ces découpages académiques, ce que lon pourrait nommer une « pensée » queer paraît assez disparate. Sil fallait toutefois identifier quelques-unes de ses idées-forces, nous pourrions avancer : une critique déconstructive de tous les essentialismes, des assignations identitaires normalisantes, des binarismes réducteurs (homo/hétéro, masculin/féminin) et de lalignement génétique rigide sexe/genre/sexualité/identité ; une théorisation renouvelée des processus de subjectivation ; un intérêt pour toutes les dissidences et distorsions identitaires et pour linvention de nouvelles configurations érotiques, sexuelles, relationnelles, de filiation, de savoir, de pouvoir... ; une volonté de queeriser les modes de pensée déterminés par un paradigme andro et hétéro-centré ; une relecture soupçonneuse de lhistoire littéraire, du cinéma, de la culture populaire
() Avec ce numéro, nous souhaitons présenter un état des lieux de cette pensée queer qui doivent tant à la French theory et demeure, pourtant, méconnue ici. Les deux premiers articles sefforcent de retracer sa généalogie, de reconstruire linfrastructure intellectuelle qui en a précédé et permis lémergence. François Cusset identifie ainsi les enjeux théoriques et politiques de la pensée queer en décrivant le double mouvement quelle opère par rapport aux gay & lesbian studies : « élargissement de langle et réduction du spectre », « dilation et rétractation ». Il sinterroge aussi sur la place quy occupent aujourdhui plaisir et politique. Lawrence R. Schehr axe son étude sur lhistoire institutionnelle de la queer theory au sein de luniversité étatsunienne. Sa réflexion porte notamment sur le rôle des modèles littéraires et sur les « américanismes » qui la spécifient. Lenquête se poursuit avec nos contributions : celle de Robert Harvey, sous langle lexicographique, tente non pas tant de traduire mais de faire sentir la force critique que recèle le mot queer dans les strates de son histoire ; celle de Pascal Le Brun-Cordier, approche « en extension », ouvre les portes d« un cabinet de queeriosités » où se croisent plasticiens, cinéastes, drag queens ou kings et autres personnages singuliers qui donnent corps à lidée queer depuis déjà quelques décennies.
La deuxième partie de notre enquête est constituée dun entretien avec Eve Kosofsky Sedgwick, considérée comme lune des principales théoriciennes des queer studies. Nous publions aussi en ligne (www.ci-philo.asso.fr) la traduction dun de ses textes récents qui renverse lopprobre jeté sur une certaine attitude paranoïaque pouvant être, de fait, fortifiante.
Enfin, nous avons voulu recueillir les analyses dune centaine dauteurs, en France et en Amérique, à qui nous avons adressé un questionnaire. Vingt ont accepté de nous répondre. Ils sont philosophes, écrivains, sociologue, historiens, psychanalystes, littéraires, militants, plasticiens, cinéastes La diversité de leurs statuts témoigne avec éloquence de la transversalité de la notion. Certains dentre eux sinterrogent sur les conditions de la réception de la queer theory en France (Arnaud Lerch, Ira Livingston, Beatriz Preciado, Marie-Hélène Bourcier) ; dautres affinent sa définition (Lee Edelman, Bruce LaBruce, Daniel Welzer-Lang & Sylvie Tomolillo, Jean Allouch, Patrick Mauriès, Michel Maffesoli, Xavier Lemoine, Estelle Artus) ou la resituent dans un contexte plus large (François de Singly) ; dautres encore évoquent lusage quils en font (Florence Tamagne, Katerina Thomadaki & Maria Klonaris) ; certains auteurs enfin émettent de sévères critiques (Camille Paglia, Danielle Charest, Didier Lestrade). ()
Deleuze et Foucault parlaient volontiers de la théorie comme dune « boîte à outils » « Il faut que ça serve, il faut que ça fonctionne... » disaient-ils. Alors, ouvrons la boîte queer, voyons quels outils sy trouvent, et à quoi ils peuvent nous servir.