Essai
Nouvelle parution
Proust, Albertine disparue, deuxième partie de Sodome et Gomorrhe III (éd. J. Milly).

Proust, Albertine disparue, deuxième partie de Sodome et Gomorrhe III (éd. J. Milly).

Publié le par Marc Escola (Source : Livre reçu)

Proust, Albertine disparue, deuxième partie de Sodome et Gomorrhe III, édition intégrale établie, présentée et annotée par J. Milly, GF-Flammarion, 2003.433 p.

Extrait du texte de présentation :

POURQUOI CETTE EDITION ?

"Depuis longtemps, Albertine disparue intrigue les lecteurs de Proust, partie au titre variable selon les éditions, aux limites discutées, et dont le contenu, la construction et même la place dans l'ensemble romanesque dÀ la recherche du temps perdu viennent d'être remis en question par la publication de la dernière dactylographie revue par l'auteur quelques jours avant sa mort.

Partie schématique, négligée ou bâclée pour une partie de la critique, admirable pour d'autres, à commencer par Proust lui-même. Partie en tout cas romanesque, avec les aventures d'Albertine, découvertes après sa mort, partie exotique, qui nous conduit à Venise, frontière de l'Orient, partie nodale, où l'on voit se regrouper des fils thématiques importants que l'on aurait pu croire abandonnés: la réapparition de Gilberte, la publication de la page sur les clochers de Martinville, la présence quotidienne de la mère; partie initiatique, où le héros va jusqu'à l'extrême de l'échec, et voit s'inverser tous les caractères et les situations sociales, en attendant que, dans la dernière partie, il découvre ce temps retrouvé qui doit être son salut. Toutes les éditions existantes ont été rendues plus ou moins caduques par la publication en 1987 de l'Albertine disparue de Grasset. Mais si cette dernière invalide les autres, elle ne peut les remplacer, en raison de son caractère fragmentaire. Elle ne fait, et c'est déjà beaucoup, qu'ouvrir une série de problèmes génétiques et éditoriaux. Déjà, la comparaison des documents accessibles a donné des résultats, condamné certaines voies, fait entrevoir pour les parties posthumes du roman une autre organisation que celle que nous connaissons. Nous n'avons pas, et n'aurons probablement jamais, d'état définitif de la question. Mais nous disposons d'assez d'éléments textuels et de pistes de réflexion pour donner une édition qui soit à la fois authentique et critique.

Ce problème d'édition est crucial pour l'ensemble de la Recherche. Car pour certains, après les bouleversements apportés par la dactylographie retrouvée, la fin jusqu'ici connue du roman n'est plus possible, il n'en existe aucune autre, et le mieux sera de présenter aux lecteurs, présumés savants, une masse d'avant-textes parmi lesquels chacun fera son choix D'autres considèrent la dactylographie corrigée comme échappée accidentellement à Proust, comme nulle et non avenue, et reprendront telle édition ancienne. Ou d'autres encore, en reconnaissant une pleine existence à ce document, envisagent, à la place de l'auteur, diverses fins possibles.

Cependant Albertine disparue, sous certaines conditions de présentation, peut devenir tout cela à la fois, sans cesser d'être un manuscrit destiné à l'édition, interrompu dans un état très proche de la publication (Proust le considérait comme quasi achevé), et que l'on peut livrer à tous les lecteurs sous une forme directement accessible.

La présentation du texte est donc intégrale, lisible de bout en bout comme l'étaient les éditions anciennes, mais avec quelques artifices très simples qui font apparaître, sans effort de lecture nouveau, les différentes couches chronologiques. Pour permettre une lecture plus génétique et plus critique, l'introduction, les notes et les annexes apportent tout ce qui est utile aux lecteurs plus curieux et aux spécialistes.

LA GENÈSE DALBERTINE DISPARUE

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QUELLE ALBERTINE DISPARUE PUBLIER ?

Quel texte, enfin, faut-il éditer pour Albertine? Il était, bien sûr, capital de publier tel quel, comme cela a été fait, celui de la dactylographie Mauriac. Mais ce dernier ne peut se présenter comme le texte unique, ni comme la seule version possible à retenir dans une édition générale de la Recherche. Linachèvement de l'uvre laisse ouverte diverses possibilités, qui vont, selon Nathalie Mauriac-Dyer, d'une reconstitution, nécessairement hypothétique, de Sodome et Gomorrhe III (formé de La Prisonnière et de la version courte d'Albertine disparue), suivi de l'édition, nécessairement assez informe, des parties coupées par Proust, puis des cahiers manuscrits du Temps retrouvé, à une présentation dite plus traditionnelle, faisant suivre le même Sodome et Gomorrhe III de la version non corrigée d'Albertine disparue, puis du Temps retrouvé, au risque d'imposer au lecteur des retours en arrière.

Il faut explorer d'autres possibilités, car nous nous trouvons devant une nécessité: au point de connaissance où nous sommes parvenus, nous constatons que toutes les éditions existantes ont été soit abusives (comme l'originale), soit involontairement erronées. Quant à celle de Grasset en 1987, elle est fragmentaire et c'est celle d'un avant-texte. D'ailleurs, si nous supprimons toutes les éditions contestées, nous ne possédons plus pour Albertine disparue qu'un ensemble d'avant-textes : le manuscrit des cahiers et la dactylographie corrigée, et un article, "A Venise", qui appartient au péritexte. Le texte (ou plutôt l'avant-texte) publié par Grasset est peu satisfaisant pour le lecteur parce qu'il est tronqué, incohérent et formé de deux chapitres incompatibles. Il ne permet pas, d'autre part, d'embrayer sur Le Temps retrouvé.

On est donc tenté de se substituer à Proust et d'achever son uvre à sa place, comme l'avaient fait déjà, à partir des documents alors disponibles, les artisans de l'édition originale. Ou bien l'on part de l'Albertine disparue de Grasset, considérée comme sa directive ultime, et l'on reconstruit hypothétiquement une fin possible, comme une de celles que suggère N. Mauriac-Dyer. Mais ces types de fins sont assez confus. Ou bien nous nous référons à la certitude que Proust avait d'avoir fini grosso modo son uvre et qu'il ne restait, à peu de chose près, qu'à suivre ses cahiers; nous achevons son Sodome et Gomorrhe III par une Albertine disparue réduite au seul premier chapitre de la dactylographie Mauriac, et nous rétablissons "Venise" à sa place du manuscrit, dans le cadre d'un Sodome et Gomorrhe IV correspondant à toute la suite du manuscrit au net. C'est encore une solution hypothétique, mais qui rétablit une possibilité d'achèvement cohérent de l'uvre. Mais, et c'est grave, cela contrevient à l'ultime découpage de la dactylographie de Proust.

Il reste encore une voie, tenant compte de l'ensemble de la réalité actuellement connue, et que nous allons suivre. C'est une édition intégrale de tout ce que nous possédons: le manuscrit "au net", la dactylographie retrouvée et "A Venise", dans un ordre tel (celui des cahiers du manuscrit) que le texte publié soit, du point de vue narratif, facilement accessible aux lecteurs et leur permette de percevoir à leur place les bouleversements apportés à l'automne 1922. Il fournira donc :

l'ensemble des éléments textuels du dossier ( à l'exclusion des ébauches).

la possibilité d'une lecture progressive et cohérente, et un passage non problématique vers le Temps retrouvé.

la connaissance localisée du démantèlement de novembre 1922.

en annexe, des fragments du manuscrit abandonnés (le dîner Villeparisis des cahiers), ou des textes parallèles récupérés en vue de la version finale ("A Venise").

La présentation prend pour base le texte du manuscrit "au net" dans les cahiers XII à XV, sauf dans le cas particulier du dîner Villeparisis à Venise.

Les parties supprimées en 1922 (y compris les suppressions opérées dans "A Venise", article intégré dans la dactylographie à ce moment), sont, d'une part, encadrées de crochets droits, gras pour les suppressions supérieures ou égales à une phrase, maigres pour les suppression de moins d'une phrase; et d'autre part, signalées dans la marge gauche par un trait vertical correspondant à toute leur dimension.

Les parties ajoutées, soit dans "A Venise", soit dans la dactylographie Mauriac, sont encadrées de grands guillemets, gras pour les additions égales ou supérieures à une phrase, maigres lorsqu'elles sont inférieures à une phrase. Lorsque l'addition dépasse la page où elle a commencé, un guillemet ouvrant est répété en haut de la marge gauche, et un guillemet fermant en marge gauche en face de la fin de l'addition.

Les modifications plus complexes (substitutions) ou peu faciles à faire apparaître visuellement sont présentées en notes.

Nous avons ainsi un texte entièrement authentique, quoique artificiellement reconstitué, et qui permet aisément :

la lecture du manuscrit au net, si l'on néglige toutes les additions, et remplace le dîner Villeparisis par la version de l'annexe I.

celle de la version de la dactylographie Mauriac, si l'on omet toutes les parties supprimées et rétablit les modifications ponctuelles au moyen des notes. Mais il est évidemment encore plus facile de lire directement l'Albertine disparue de Grasset.

Il contient tous les éléments narratifs et thématiques de tous les états d'Albertine disparue, à leur place dans le récit et avec l'indication visualisée de leur chronologie génétique. Il porte des traces assez évidentes d'inachèvement, tout en conservant une forme générale "bouclée" et orientée vers le Temps retrouvé. Il se présente à la fois comme le vivier du matériau proustien, avec ses mises en forme et ses orientations (ou désorientations) successives, et comme un texte qui peut être sans gêne lu de bout en bout. Bref, il reflète l'ambiguïté de la situation à la mort de Proust.

Les éditions précédentes, à lexception de celle de GF-Flammarion en 1986, plus vigilante sur ce point, n'ont pas toujours tenu compte de la dense continuité graphique du texte proustien. Pourtant, de même qu'il se refusait à découper ses longues phrases parce qu'elles lui paraissaient nécessaires ainsi, Proust craignait de trop fragmenter son récit, et n'usait pas fréquemment des alinéas dans ses manuscrits ; il le faisait surtout aux changements d'épisodes, ces derniers étant parfois très longs. On connaît, par sa correspondance, son exigence de faire supprimer les blancs de tous ses dialogues, pour "faire entrer davantage les propos dans la continuité du texte", et ses discussions avec Jacques Rivière pour faire réduire les blancs dans les extraits donnés à la NRF. Nous savons aussi qu'il compose son récit par entrelacement de motifs, avec des transitions souvent progressives n'introduisant que par étapes les éléments nouveaux.

Pour les parties, les plus nombreuses, transcrites directement des cahiers, et pour les additions autographes à la dactylographie, je conserve les alinéas de Proust, et donc le mouvement général de sa prose.

A l'intérieur des phrases, il ponctue beaucoup moins que ne le font ponctuer ses éditeurs. Parfois par rapidité d'écriture, négligeant, par exemple, l'une des deux virgules encadrant une incise, une apposition, un complément circonstanciel déplacé. Mais le plus souvent parce qu'il a une ponctuation de type oral. Lusage oral se sert plus fréquemment des variations de l'intonation que des pauses comme procédés démarcatifs. Aussi Proust n'éprouve-t-il le besoin de placer des virgules qu'aux moments où un orateur reprendrait sa respiration, au sommet intonatif de la phrase. Il lui arrive même de faire des digressions, des apartés, des citations sans utiliser de signes graphiques. Lévolution de sa phrase se fait en général par grandes masses syntaxiques, englobant avec le minimum de coupures de nombreux éléments étrangers à la structure de base. Le résultat, ce composé à la fois luxuriant et homogène, donne sa physionomie particulière à son style.

Je respecte au maximum l'originalité de cette écriture, ce qui fait apparente, par la même occasion, son caractère très moderne. Je ne rétablis donc les signes de ponctuation selon l'usage scolaire que dans les cas où ils sont strictement nécessaires à l'intelligibilité. La présentation ainsi obtenue est conforme aux intentions déclarées et à la visée esthétique de Proust: celles d'une écriture d'aspect homogène, intégrant dans une seule coulée les éléments les plus divers, faits, paroles rapportées, pensées, niveaux différents de temps et de lieu, dans une sorte d'immense monologue où doivent être nécessairement rétablies par l'imagination du lecteur les inflexions de la voix.

[Complément pour la présente édition]

Plusieurs ouvrages nouveaux ont récemment pris en compte la découverte de la "dactylographie Mauriac". Cette prise en compte est minimale dans l'édition d'Albertine disparue en Folio par Anne Chevalier (1992), fondée sur le texte de la Pléiade de 1989, et dans la traduction italienne par Giovanni Raboni (1993) reposant sur sa version corrigée en préparation pour 1994. La thèse de Giovanni Macchia dans L'Ange de la nuit (chapitre "Le roman d'Albertine", 1993) affirme dans le même sens que la dactylographie Mauriac est un extrait destiné aux uvres libres et devant former avec d'autres fragments envoyés à la même revue un "roman d'Albertine" autonome. Dans ses notes à la traduction de Raboni, Alberto Beretta Anguissola soutient l'hypothèse de Macchia, et rejette celle de N. Mauriac Dyer ainsi que l'édition qu'elle vient de faire parente.

En effet, le Livre de poche classique publie également en 1993, établis par N. Mauriac Dyer, un Sodome et Gomorrhe III, La Prisonnière, suivi de Albertine disparue (dernière version revue par l'auteur) et La Fugitive (Cahiers d'Albertine disparue). Le premier se compose d'un tome unique conclu par l'Albertine courte. Les dernières volontés connues de l'écrivain vont dans ce sens. Mais que faire de l'énorme reliquat des pages qu'il a ôtées? Le volume La Fugitive' les reprend avec tout le texte des cahiers, mais a l'inconvénient de faire lire deux fois presque à l'identique certains passages, et surtout de faire lire après ce qui fut écrit avant. Dans un passage très révélateur du commentaire, l'éditrice s'interroge sur les motivations secrètes de Robert Proust, qui seraient un désir de s'identifier à son frère, de gagner le statut d'écrivain et d'achever l'uvre à sa place. Après ces deux volumes, le Livre de poche classique revient à la présentation traditionnelle avec Le Temps retrouvé, établi et présenté par Eugène Nicole (1993).

En 1996, j'expose l'ensemble de mes positions dans "Problèmes génétiques et éditoriaux à propos d'Albertine disparue", chapitre de l'ouvrage collectif Marcel Proust, écrire sans fin. En 1999 paraît Robert Proust et la NRF Les Années perdues de la Recherche 1922-1931, dans lequel N. Mauriac-Dyer présente les lettres du frère de Marcel et des éditeurs relativement à la publication des parties posthumes. Une annexe retrace les principales interventions de R. Proust sur Albertine disparue." 5J. Milly).