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Nouvelle parution
Pratiques n° 151/152: Anthropologies de la littérature

Pratiques n° 151/152: Anthropologies de la littérature

Publié le par Alexandre Gefen (Source : André Petitjean)

Pratiques n° 151/152 - Décembre 2011

Anthropologies de la littérature

CRESEF, 2011. Issn: 03382389.

 

Anthropologies de la littérature

Coordonné par Jean-Marie Privat et Marie Scarpa

Ce numéro s’est donné pour objectif principal de clarifier et de comprendre la configuration actuelle du champ des théories critiques qui tentent d'articuler poétiques des textes littéraires et problématiques ou concepts issus des sciences sociales. Si c’est plutôt la sociologie qui a été considérée ces quarante dernières années comme le paradigme englobant (elle a donné des outils aux diverses sociologies de la littérature et sociocritiques voire à certaines approches anthropologiques de la littérature), nous proposons de retourner la proposition. C’est le terme « anthropologie » (au pluriel dans le titre) qui est choisi ici pour son extension : nous avons souhaité définir davantage ce qu’il recouvrait dès lors qu’il était appliqué à la littérature et explorer la manière dont pouvaient s’articuler les diverses lectures qui s’inscrivent dans un tel champ du savoir. Certes, « le rapport de l'anthropologie à la littérature peut s'entendre de deux façons : pour éclairer une conception de l'homme et de ses comportements exprimés dans les textes, et pour analyser le littéraire comme une des composantes de l'anthropologie culturelle. » Mais nous nous sommes moins intéressés dans ce volume aux relations entre littérature et anthropologie (la littérature comme document ou modèle d'écriture, etc.) ou à la littérature comme anthropologie (en tant qu’elle donnerait des vérités sur l'humaine condition) qu'aux lectures anthropologiques – de type interprétatif – de la littérature, dans la mesure où cette dernière est, elle aussi, « un système symbolique ».

C’est ainsi que, dans une première partie intitulée « Situations (inter)-disciplinaires », l’accent a été mis sur la contextualisation et les relations de voisinage (voire de cousinage) théorique de ces diverses approches. Pierre Popovic retrace l’histoire et les ramifications (en France et à l’international) de la sociocritique ; il revient sur ses principaux concepts, ses théoriciens les plus marquants et ses perspectives d’avenir. Il la compare aussi aux sociologies de la littérature puis à des paradigmes plus anthropologiques comme les Cultural Studies ou l’ethnocritique. La mythocritique est abordée, quant à elle, dans l’article de Philippe Walter, de son évolution depuis les travaux de Claude Lévi-Strauss et surtout de Gilbert Durand (autour des fameuses « structures anthropologiques de l’imaginaire ») jusqu’à ce qu’on pourrait nommer son actuel cognitive turn. C’est du côté des lecteurs, pris dans des « communautés d’interprétation » et d’« usage », que Raymond Michel propose, en revisitant en particulier les théories de Stanley Fish, de déporter notre attention et de repenser au fond toute critique littéraire de type herméneutique. « Les textes ne sont que ce qu’ils sont quand on les lit ».

Dans les trois parties qui suivent, la réflexion se fait plus près des oeuvres. La seconde, « Anthropologies de la littérature », établit des liens entre des grandes problématiques (ou des grands modèles) de l’anthropologie et la littérature orale ou écrite, ancienne ou contemporaine. Faisant pendant d’une certaine manière à l’argument de Fish selon lequel « il n’y [aurait] que des contextes », la contribution de Florent Coste s’inscrit aussi dans le cadre d’une anthropologie pragmatique du littéraire. Mais ce sont plutôt les effets de transformation de ces contextes tels qu’opérés par la littérature, considérée depuis les concepts wittgensteiniens de « forme de vie « et de « jeu de langage », qui sont étudiés ici. Daniel Aranda, quant à lui, revient sur la place et la valorisation du protagoniste principal des contes folkloriques : à la croisée de la narratalogie et d’une approche girardienne revisitée (Le Bouc émissaire en particulier), il analyse le passage progressif dans le temps d’un héros monstrueux à un héros-victime (parallèle à celui d’une communauté victorieuse à une communauté hostile). L’anthropologie sociale et historique peut éclairer aussi les pratiques scripturales : N. Elias a ainsi modélisé un processus de civilisation européen (l’intériorisation progressive des contrôles) et il a montré comment la montée en puissance d’un Etat centralisateur au XVIIe siècle a pu, dans le petit royaume des Lettres, se traduire par une forme de « romantisme aristocratique ». C’est principalement de cette affiliation théorique que s’autorise Anne Löcherbach pour analyser le système axiologique des personnages de La Princesse de Clèves et les stratégies narratives de ce roman qui en quelque façon « teste » des modes de sociabilité et d’individuation du sujet moderne. Sophie Albert se réfère à un autre modèle anthropologique (non moins fameux) pour penser quelques textes médiévaux. C’est en effet par la dynamique maussienne du don et du contre-don que s’éclaire parfaitement la logique narrative dans le lai de Lanval par exemple. Dans d’autres cas, il faut réajuster le paradigme interprétatif proposé par Mauss pour rendre compte de l’inscription du récit dans les valeurs médiévales et chrétiennes des échanges entre ciel et terre. Ce travail d’appropriation critique de la formalisation anthropologique (fondée sur d’autres corpus et établie pour d’autres cultures) démontre à quel point le dialogue disciplinaire peut être heuristique pour les études littéraires.

L’ethnocritique de la littérature fait l’objet des deux dernières parties. Dans la troisième, on trouvera des approches, diverses et internationales, qui témoignent de la vitalité scientifique de ce work in progress. L’accent peut être mis sur la pluralité et la belligérance des régimes de communication (les formes et séductions orales dans nos cultures littératiennes) qui s’entrecroisent dans la littérature écrite. Jérôme Meizoz pointe l’ambivalence des écrivains de la Troisième République – Vallès et Céline – pris en tension entre la puissance encyclopédique et progressiste de l’écrit (l’École obligatoire c’est l’acculturation collective à l’ordre graphique) et au coeur même des pouvoirs de l’écrit, la nostalgie productive d’un rapport oral plus authentique au monde, aux autres et à soi. Un autre chantier de l’ethnocritique, travaillé ici par Véronique Cnockaert, est l’homologie structurale entre la logique anthropologique du rite et le logique narrative du récit ; mieux encore l’enchâssement du symbolique et du poétique. Ainsi le rite de la tuée (du cochon) et le rite de la tuerie (des hommes) se motivent réciproquement et confère à la littérature (Maupassant) une sorte de clairvoyance éthique ou même de signifiance anthropologique. Sophie Dumoulin explore quant à elle le champ littéraire et la biographie d’auteur. Son ethnocritique du parcours de Victor Hugo comme « ensauvagement d’un apprenti romancier » analyse une forme de dédoublement ou de redoublement initiatique qui rend compte non seulement de la trajectoire existentielle du jeune écrivain mais encore des épreuves scripturales de l’écrivain moderne quand il se risque sur ces « franges périlleuses » où les normes sociales et esthétiques sont comme suspendues. La contribution de Céline Cerny revient enfin sur la polyphonie culturelle, une des questions centrales de l’ethnocritique. L’ethnologue Yvonne Verdier avait montré en son temps comment à la croisée de la coutume (collective) et du destin (personnel), nombre de héros du roman échappent à l’ordre de la communauté et sont voués à une dramatique marginalisation (contrairement aux règles génériques des mythes ou des contes de fées). L’ethnocriticienne suisse s’applique à observer dans Jean-Luc persécuté (Ramuz) la textualisation des intertextes sacrés (la Bible) et des logiques intraculturelles (les conflits internes aux sociétés alpestres de jadis).

La dernière grande partie propose de réfléchir aux problèmes didactiques que peut poser une lecture ethnocritique. La tentation majeure serait en effet de se référer à la vulgate anthropologique (la nature et la culture, le proche et l’exotique, le rite et le rire, etc.) et de projeter une grille de lecture certes informée mais aussi préformée sur les textes. Cette posture applicationniste n’est jamais à exclure dans le transfert didactique en général, on le sait ; ici, ce serait réduire un récit à un document historique et culturel et s’exposer ainsi à une sorte de « dérive ethnologiste » qui laisserait échapper précisément ce que toute oeuvre littéraire doit à la « réinterprétation » que son auteur fait subir aux « éléments primaires », quand il ne les invente pas de toute pièce... C’est ce que démontre fort clairement, à propos de Flaubert et Ramuz, Françoise Menand Doumazane en construisant le triple prisme d’une intertextualité romanesque, d’une ethnogénétique des textes et d’une micro-poétique de la narration qui ouvre la lecture au systéme sémio-culturel de l’oeuvre. Un autre obstacle épistémologique est lié aux conceptions académiques de la littérature et au modèle transmissif de la quête de significations. Marceline Laparra met en lumière comment la prise en compte chez les élève de certains de leurs savoirs fictionnels (peu orthodoxes parfois) et de leurs expériences directes du monde peut aider à contourner les automatismes de pensée et surtout d’in-pensée pour atteindre à des ébauches de dialogues imaginaires avec les oeuvres (Les Misérables ici) où s’activent la conquête de sens et parfois une forme de complicité avec la culture du texte. Ce travail d’acculturation active et compréhensive à l’univers symbolique du texte littéraire est mené pareillement par Jean-Luc Picard, à partir d’une pièce de théâtre cette fois. Avec Fin de partie de S. Beckett, la partie ne semble pas jouée d’avance... mais c’est justement les problèmes de communication constitutifs de l’oeuvre (didascalies, silences, paroles en archipel, etc.) qui jouent le rôle d’embrayeurs textuels et d’activation de références intertextuelles ou expérientielles. Cette étude, qui a la particularité d’avoir été menée dans deux classes – l’une métropolitaine et l’autre ultramarine –, dessine les horizons interprétatifs ouverts potentiellement par le babil du texte et ses diverses interconnexions signifiantes. Et si l’on peut dire avec l’anthropologue « pas de culture sans cultures », c’est à entendre littéralement et dans tous les sens pour l’ethnocriticien et le didacticien de la littérature. Le dossier iconographique présenté par Jean-Marie Privat et Marie-Christine Vinson met l’accent sur les esthétiques légitimistes de la culture littéraire et ses avatars éditoriaux. On voit comment tel récit de Maupassant (Toine) est rapidement déculturé par les crayons des illustrateurs qui s’autorisent d’une lecture psychologisante et anecdotisante (voire folklorisante) du texte pour en gommer d’un trait plaisant et déplaisant à la fois la polyphonie carnavalesque et quelque peu décivilisée. Le cas est presque d’école, depuis l’illustration princeps assez conforme à la lettre et à un certain esprit (parodique) de la narration jusqu’à la monotonie stylisée des sous-interprétations plastiques dans l’abondante et redondante édition scolaire contemporaine.

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Plus globalement, dans cette livraison, le lecteur pourra suivre une double ligne de force qui traverse l’ensemble des contributions et apprécier ce que l’anthropologie fait à la littérature et à la didactique, mais aussi ce que la littérature fait aux anthropologies des univers symboliques.

Sommaire

I. Situations (inter)-disciplinaires

Pierre Popovic : La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir

Philippe Walter : Les enjeux passés et futurs de l’imaginaire.
Mythème, mythanalyse et mythocritique

Raymond Michel : « Il n'y a jamais que des contextes ».
Les communautés interprétatives de Stanley Fish

II. Anthropologies de la littérature

Florent Coste : Littératures et formes de vie

Daniel Aranda : Anthropologie et narratologie croisées.
A propos des héros de contes folkloriques

Anne Löcherbach : La Princesse de Clèves et le processus de civilisation

Sophie Albert : Mésusages du don et interventions du surnaturel dans quelques textes des XIIe et XIIIe siècles

III. Ethnocritique de la littérature

Jérôme Meizoz : Ambivalences face à l’écrit sous la IIIe République : de Vallès à Céline

Véronique Cnockaert : « Faire le Prussien ».
Lecture ethnocritique de Saint-Antoine de Maupassant

Sophie Dumoulin : Petit écrivain deviendra grand. Rite de passage et ensauvagement dans l'écriture de jeunesse de Victor Hugo

Céline Cerny : Le sacrifice de l’homme sauvage : un regard ethnocritique sur Jean-Luc persécuté de C.F. Ramuz

IV. Ethnocritique et didactique

Françoise Ménand Doumazane : G. Flaubert, C.F. Ramuz : Lectures en spirale.
Ethnogénétique du texte littéraire

Marceline Laparra : Le pays où « les rats mangent les chats » ou l’histoire de Gavroche et de l’éléphant

Jean-Luc Picard : Les vieilles questions... Lire Fin de partie au lycée

Jean-Marie Privat, Marie-Christine Vinson : Les mésaventures éditoriales de Toine ou comment déculturer un récit de Maupassant. Dossier iconographique

Pratiques 151/152, Anthropologies de la littérature,
Coordonné par Jean-Marie Privat et Marie Scarpa
CRESEF éditeur : publications@pratiques-cresef.fr