Questions de société
Pour une autre université (Institut de sociologie et d'anthropologie de l'Université de Lille 1 en grève)

Pour une autre université (Institut de sociologie et d'anthropologie de l'Université de Lille 1 en grève)

Sur le wiki de l'Université de Lille 1 en grève (http://agp.univ-lille1.fr/)

Pour une autre université

Par Rémi De Villeneuve, Fabien Eloire, Bernard Eme, Judith Hayem, Jacques Lemière (Institut de sociologie et d'anthropologie. Faculté de Sciences économiques et sociales. Université de Lille 1).

8 mars 2009

L'université Lille 1 – une partie de celle-ci – est en grève depuisle début février et le 2 mars 2009 les diverses AG ont décidé de lapoursuite de celle-ci. A l'heure où l'on s'interroge sur le devenir dumouvement, instant crucial et incertain, nous pensons indispensable denous prononcer sur l'ambition de celui-ci et son esprit, tout autantque sur les conditions d'une Université autre en nous situant dans lecadre ordinaire de notre métier, celui de l'Institut de Sociologie etd'Anthropologie.


Subjectivités et refus des destructions

Ouverture sur l'avenir, ce texte provient de paroles de grève –séminaire de grève active du 16 février et ateliers. Nous voulonsécrire en nos noms, particuliers, sans nous masquer derrière leparavent d'un cénacle. Nous ne sommes pas un groupe, nous ne formonsrien et nous sommes mobilisés dans des subjectivités singulières,celles de la résistance à la destruction, d'une part et celles de laproduction de quelques principes et valeurs, pour une vision autre del'Université que celle que veut nous imposer le gouvernement et sesémules, de l'autre.

Il s'agit d'abord de s'opposer à la destruction programmée :

  • des métiers des personnels des universités où lerelationnel – être tuteur de pensée – n'est pas que performancequantifiable enseignante et chercheuse ;
  • de l'idée d'un service public universel, en particulierd'un enseignement supérieur accessible à tous les étudiants qui lesouhaitent selon les critères en vigueur et qui se nourrisse de larecherche – une recherche qui, en retour, s'alimente de la relationproductive de savoirs entre enseignant/enseigné ;
  • des subjectivités qu'on voudrait enrégimenter dans unevision gestionnaire, individualisante, concurrentielle, comptable etinstrumentale de l'enseignement et de la recherche, mises enconcurrence par un pouvoir qui, dans sa dureté, se glorifie d'uneattention à peu près nulle pour les subtilités des savoirs et de lapensée de ces savoirs. La récession ou la dépression actuelle est aussicelle de la « pensée » au plus haut niveau de l'Etat.


Subjectivités et refus d'un Etat néolibéral autoritaire

Au moment où le capitalisme financiarisé exhibe l'effondrement de salégitimité et celui de ses modèles mathématiques, où ses anciensthuriféraires mangent leur chapeau avec un appétit féroce, il s'agit derefuser plus globalement et frontalement une vision politiquequi s'applique à marche forcée dans de nombreux domaines (santé,travail social et justice protectrice, enseignement supérieur etrecherche…). Cette vision politique a pris les habits d'un Etat néolibéral autoritaire :

  • une instrumentalisation utilitariste des savoirs – desproducteurs de savoir et des institutions – dont la seule légitimitérepose sur leur efficacité et leur rendement au regard d'intérêtsdécidés par le pouvoir politique dans ses relations à l'économiecapitaliste mondialisée ; la disqualification méprisante de toutepensée critique des savoirs, de tout processus autonome et aventureuxde la recherche, de toute déconstruction scientifique exigeante desproductions sociales, de l'indépendance des enseignements et desrecherches, de l'exigence démocratique de leur façonnementinstitutionnel et de leur distribution. De ce point de vue, lessciences humaines et sociales sont au coeur de la cible du fusil quetient le pouvoir : il méprise les savoirs de ceux qui pensent l'Etat,les institutions, la vie ordinaire, le système capitaliste et iln'aime, suprême paradoxe, que la créativité contrôlée, convertie en« servitude volontaire » quand chacun se réfugie derrière un rôlesocial qui serait contraint par des règles, des normes, des principesinstitutionnels de réalité – l'anémie intellectuelle ou pensanteguette ;
  • la mise en compétition individualisante de tous contre tousselon une technique du résultat chiffré où « il suffit de se donner desobjectifs chiffrés et d'appeler efficacité le fait de les tenir » (cf.FEHER M. (2009), « Les quotas sont là pour prouver l'efficacité duchef », Libération, 25 février) : les personnes ne sont plusque des exécutants aveugles dont on délégitime à l'avance touteinventivité dont on sait pourtant qu'elle est le nerf de la réalitéquotidienne scientifique ; l'évaluation – et l'auto-évaluationintériorisée – des êtres sociaux selon des calculs d'intérêt etd'utilité participe de cette mise en concurrence : a-critique, elleévacue et disqualifie toute considération morale ou éthique, tout débatsur les valeurs, sur le bien commun, toute pensée créative dont chacunsait la déviance ;
  • la mise en concurrence des individus dans le traitement depopulations spécifiques dont il s'agit de désamorcer le dangerpotentiel, inscrit dans leurs patrimoines génétiques ou leurirresponsabilité : dans une suspicion généralisée, se met enoeuvre le grand nettoyage au Karcher du corps social qu'il s'agirait dedébarrasser de « ses classes dangereuses », nettoyage euphémisé dansdes mots technocratiques qui disent l'expulsion, l'enfermement, la misesous tutelle, la délation ou la désignation sociales, selon cette mêmetechnique du résultat quantifié et d'une rationalité en termes de coûtset bénéfices ;
  • mais, en réalité, cette autorité n'est-elle pas faible dansses apparences au regard d'une tradition étatique française – quoiqu'on en pense, par ailleurs ? Sans désormais plus d'apparats nicérémoniels, sans prestance ni élévation rituelle, sans rien qui luidonne une symbolique de respectabilité, cette autorité se désacralisedans le dévoilement de la brutalité nue de ses bras régaliens ou dansun spectacle digne de « Gala » ou de « Paris Match » qui ne cadre niavec la représentation toujours dominante de l'autorité étatique, niavec la sourde résistance à la figure de l'Etat néolibéral autoritaire.Elément stratégique indispensable à ne pas perdre de vue.


C'est non !

Outre le retrait de la « réforme » du statut desenseignants-chercheurs, celui de la réforme dite du « contrat doctoralunique » (un « mini-décret enseignants-chercheurs » pour les étudiantsinscrits en thèse) et celui de la « réforme » de la formation desprofesseurs du primaire et du secondaire (« mastérisation » de lapréparation aux concours), outre l'abrogation du pacte pour larecherche, de la loi LRU (« Liberté et responsabilité desUniversités »), que Sarkozy et Pécresse ont fait passer à toute forceet sans débat en plein mois d'août 2007, ce sont le statut desétablissements publics de recherche et de leurs personnels, la créationd'emplois dans les universités, les moyens alloués à la recherche et àl'enseignement supérieur, fer de lance de la compétitivité comme ilsdisent – l'Union européenne, l'OCDE –, qui ne méritent aucunenégociation.

Formant cohérence, tous ces éléments qu'il ne faut passous-estimer renvoient aux grandes lignes de cet Etat néolibéralautoritaire.

Nous sommes ailleurs et depuis cet ailleurs, nous nousappliquons à n'être pas là où le politique nous demande d'être encourbant la tête.


Pour une autre Université

Si nous résistons de toutes nos forces, sensibles etintellectuelles, aux réformes, imposées sans concertation, nous nesommes pourtant pas dupes de la vie universitaire et de recherche, deson fonctionnement, de ses rites, de ses hiérarchies, de sa« collégialité », de ses violences symboliques et affectives. Maispersonne ne nous enfermera dans une « alternative infernale », larésistance aveugle ou l'approbation extatique.

Au-delà de l'attitude de résistance contre la casse desmétiers et des subjectivités – enseignantes et enseignées –, nousvisons la mise en oeuvre d'une Université autre qui, soit effectivement un lieu intellectuel collectif, un lieu de pensée critiqueoù il fait bon penser et réfléchir avec les étudiants dans la patiencedes concepts et de leurs aventures, parfois erratiques, qui n'ont rienà voir avec l'efficacité instrumentale, la rationalité gestionnaire etun utilitarisme généralisé.

Nous nous disons à nous-mêmes, nous disons aux autres que cette Université devrait :

  • conjuguer de manière radicalement différente enseignements etrecherches en puisant dans ces dernières un regard toujours incisif surla réalité sociale ;
  • conduire à d'autres rapports sociaux plus soucieux de ladémocratie entre enseignants, entre ceux-ci et les autres personnelsainsi qu'avec les étudiants ;
  • produire des « enseignés » libérés d'une pression trop souventpédagogiste et a-critique dans des schémas du secondaire trop longtempsreproduits en licence,
  • susciter enfin des étudiants qui interpellent les enseignants,prennent la parole et réfléchissent leur devenir réflexif et lessavoirs enseignés.
    • S'étonner, de manière souvent ironique, d'un « manquede participation des étudiants » est fallacieux quand toutes lesconditions pédagogiques d'enseignement, les rapports entre enseignantset enseignés, les procédures ont produit les conditions sociales,statutaires et culturelles de cette situation. Interpeller lepédagogisme secondarisé et paternant ou maternant – c'est selon dansdes imaginaires qui finalement se rejoignent – n'est pas une minceaffaire quand il tient de rempart et évite de s'exposer dans sonidentité singulière. De rempart, il devient impasse.
    • Le spectacle pédagogiste, antipode d'une université depensée critique, vivante mais aussi exigeante, occulte la prise derisque où enseignements et recherches s'alimentent, où enseignants etenseignés s'interpellent sur la pensée des savoirs, leur fragilité etleur interconnection.
  • construire l'espace d'une prise de risque intellectuelle desenseignants-chercheurs dans l'avancée de leurs problématisations, leursthéories, leurs remises en question, leurs doutes, leurs impasses, maisaussi leurs sorties des impasses.


Des personnels, acteurs de l'Université

Toute mise en oeuvre d'une autre vision de l'Université, toute miseen place concrète d'une autre conception de celle-ci sont liées à unecondition qui ne suppose aucune condition : la participation effective, pleine et entière des acteursde l'enseignement supérieur et de la recherche à ces processus, sanshiérarchie de statut ou de fonction, selon des argumentationscollectives entre pairs et avec les institutions.

Ainsi, au niveau national, il faut substituer aux comitésd'experts – qui se réunissent dans des coulisses a-démocratiques etbrumeuses – des concertations et délibérations où sont représentés nonseulement les syndicats représentatifs des personnels, mais aussi lescollectifs représentatifs des mouvements (SLR, SLU, coordinationnationale). L'« alternative infernale », syndicats représentatifs oucoordinations, nous la tenons pour nulle et contraire à la pensée. Nisyndicale, ni celle des coordinations, la pensée est débat entre cesmultiples composantes, mais aussi dans des ailleurs qui lesinterpellent.

Il est des réformes réactionnaires ou conservatrices. Il estdes mauvaises réformes au nom de valeurs que justement ellesdisqualifient et qui n'ont pourtant pas démérité. La délibérationdémocratique dans des lieux concrets n'est pas un vain mot, sauf àco-produire l'autoritarisme et son miroir, la « servitude volontaire ».

Parlons des procédures d'évaluation desenseignements-chercheurs, des départements, des facultés, deslaboratoires de recherche. Qu'est-ce que l'évaluation ? Un actepolitique et démocratique qui se sous-tend de valeurs référentiellesqui énoncent la société désirée et fondent ainsi le jugement de valeurselon une perspective souhaitable pour les acteurs. Ce sont ces valeursréférentielles, fondamentales, qui doivent d'abord être débattues, etpas seulement dans une sphère politico-administrative qui échapperait àl'emprise de la communauté scientifique en en faisant un outil du« gouvernement néolibéral autoritaire ». Tâche urgente : remettre àplat toutes les évaluations, leurs fondements axiologiques – quellesvaleurs sont en jeu ? – et leurs modalités d'exercice, en particulierl'articulation entre le CNU et le niveau local des universités, l'usagesociométrique du classement actuel des revues scientifiques par l'AERESqui ne peut conduire qu'à un aplatissement vers le bas de la productionscientifique.

Tâche complémentaire : au regard d'une secondarisationrampante et pédagogiste de la licence, ne faut-il pas créer un espacede débats sur l'évaluation des étudiants, ses fondements et sesformes ? Il ne fait guère de doute que les étudiants sont sur-évaluésselon des perspectives différenciées. Que faisons-nous de ce sac denoeuds de l'évaluation des étudiants ?

Autre tâche complémentaire : qu'en est-il des pédagogiesdéclarées ou implicites, des rapports aux étudiants, de l'usage dessavoirs et de la pensée critique de ces savoirs, du rapport des savoirsaux réalités sociales et aux expériences vécues ? Quelle(s)orientation(s) pédagogique(s) parcourt(ent) l'Institut de Sociologie etd'Anthropologie ? Qu'en est-il de pédagogies qui sortent del'Université ? Qu'en est-il de l'articulation entre l'intra muros etl'extra muros ? Qu'en est-il des instances de régulation, descommissions paritaires ?

De manière plus conjoncturelle, que faisons-nous del'évaluation des étudiants – plus particulièrement, nous pensons àcertains étudiants de L2 toujours sur la brèche – en cette période ?Ceux qui, même s'ils furent minoritaires, se sont mobilisés et ontsuivi tous les ateliers, séminaires de grève active et les AG depersonnels, ont mis en oeuvre des « piquets de grève »/« comitésd'accueil » et développé une pensée de la mobilisation ?


Et demain, pour nous ?

Paradoxalement, ce moment de nos engagements devient le support pournous repenser nous-mêmes, nos enseignements, nos pédagogies, nosarticulations enseignements-recherches, nos rapports aux étudiants, lesrapports entre nous-mêmes, notre collégialité et, sans doute, unecertaine tradition de l'Institut de Sociologie et d'Anthropologie.

Nous savons déjà que nous ne voulons pas être des « petites mains » de l'Etat néolibéral et autoritaire.

On a dans la tête un autre monde qui n'est pas tout à fait celuide nos existences ordinaires dans l'Université et, plusparticulièrement, dans l'Institut. Quant à ce que l'on veut, on n'a pasde modèle, seulement l'apprentissage et l'expérience de ce que nousfaisons ensemble, comme dans la grève active.

On ne nous fera pas le reproche de la naïveté. Nous savons quereprendre collectivement un pouvoir sur l'exercice quotidien de notremétier est somme toute chose aisée. Que les contraintesinstitutionnelles sont celles que nous intériorisons.


Rémi De Villeneuve, Fabien Eloire, Bernard Eme, Judith Hayem, Jacques Lemière
Institut de sociologie et d'anthropologie
Faculté de Sciences économiques et sociales
Université de Lille 1
8 mars 2009