Essai
Nouvelle parution
P. Maniglier, La perspective du diable. Figurations de l'espace et philosophie de la Renaissance à Rosemary's Baby

P. Maniglier, La perspective du diable. Figurations de l'espace et philosophie de la Renaissance à Rosemary's Baby

Publié le par Marc Escola

La perspective du diable

Figurations de l'espace et philosophie de la Renaissance à Rosemary's Baby
Patrice Maniglier


Paru le : 14/04/2010
Editeur : Actes Sud
Collection : Constructions
ISBN : 978-2-7427-8953-5
EAN : 9782742789535
Nb. de pages : 156 pages

Prix éditeur : 19,00€

Que peut-on demander à l'art ? décorer nos appartements, comme Picasso s'indignait qu'on veuille le faire avec ses peintures ? Nous évader ? Eprouver un plaisir désintéressé ? Peut-être...

Mais il peut aussi servir, tout simplement, à nous faire penser. L'histoire de la perspective a montré qu'une invention réalisée par des artistes et des architectes dans leurs ateliers a pu révolutionner jusqu'aux mathématiques et permis aux philosophes de reconsidérer ce que veut dire penser et vivre dans un monde. Le travail sur les apparences n'est pas indifférent à l'effort pour concevoir la réalité.

Mais alors une question toute naturelle se pose : les nouvelles techniques figuratives dont nous disposons, le cinéma, les images digitales et les mondes virtuels, ne nous confrontent-elles pas à leur tour à une transformation du même genre ? Ce livre propose d'expérimenter ces questions philosophiques à partir d'une installation réalisée par un duo d'artistes-architectes, DN (Laetitia Delafontaine et Grégory Niel), qui, en 2007, reconstituait en trois dimensions l'appartement du film de Roman Polanski, Rosemary s Baby, alors même que cet appartement a été filmé de telle sorte qu'il se présente comme un espace incohérent, littéralement inconstructible et pour tout dire diabolique.

Traitant cette oeuvre comme l'occasion d'une expérience conceptuelle sur les nouveaux liens entre vérité et figuration, puisant autant dans l'histoire de l'art, du cinéma et de l'architecture, que dans la philosophie contemporaine (Deleuze, Badiou, Latour...), cet ouvrage entend montrer qu'on peut traiter les oeuvres d'art non pas seulement comme des objets à contempler, mais comme des outils pour penser.

Sommaire:

METHODE : PENSER AVEC LES ARTS
PROTOCOLE : LE DISPOSITIF PERSPECTIF
EXPERIENCE : ROSEMARY'S PLACE
LA PERSPECTIVE SOUS CONDITIONS : ARCHITECTURE, CINEMATOGRAPHIE, REALITE VIRTUELLE
GEOMETRIE DIABOLIQUE : ROSEMARY'S BABY EN PERSPECTIVE
LE TOUT EN PLUS
LE TEMPS DES IMAGES


L'auteur:

Patrice Maniglien docteur et agrégé de philosophie, ancien élève de l'Ecole normale supérieure (Ulm), enseigne la philosophie au département de philosophie de l'université d'Essex (Royaume-Uni).
Il est notamment l'auteur de La Vie énigmatique des signes. Saussure et la naissance du structuralisme (Léo Scheer ; 2006), Antimanuel d'éducation sexuelle (Bréal, 2005, en collaboration avec Murcela Iacuh). Il codirige la collection "MétaphysiqueS" aux PUF (avec Elie During, Quentin Meillassoux et David Rabauin), et la collection "Constructions" chez Actes Sud (avec Joseph Mouton). 

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Dans Le Monde des livres du 18/6/2010, on pouvait lire cet article:

Critique "La Perspective du Diable", de Patrice Maniglier et "Faux raccords", d'Elie During : quand la philosophie s'installe ailleurs LE MONDE DES LIVRES | 17.06.10 | 10h56  •  Mis à jour le 17.06.10 | 10h56
"Où sont les jeunes philosophes ?", demande-t-on parfois. Viennent de paraître deux ouvrages qui, loin de nous tourner vers les grandes scènes de la parole publique et médiatique, nous orientent vers une réponse plus confidentielle : les jeunes philosophes sont peut-être au cinéma, ou dans une salle d'exposition.

35326566343963613461326136336430?&_RM_EMPTY_ Avec La Perspective du Diable, de Patrice Maniglier, et Faux raccords, d'Elie During, on tient non seulement des indices sur l'évolution de la philosophie, mais encore quelques pages d'un manuel à venir au sujet de nouvelles manières de pratiquer la discipline de Socrate. En 1977, lorsque les "nouveaux philosophes" commençaient à faire parler d'eux, nos deux auteurs allaient atteindre l'âge de raison. Mais les événements qui devaient marquer leur destin intellectuel étaient ailleurs : le début de la saga Star Wars, l'invention du code-barres ou l'inauguration du Centre Georges-Pompidou. Autrement dit, certains mouvements dans l'espace, des effets d'image, une mutation technologique des signes et du langage et, pour interroger ces expériences, le cadre de l'art contemporain.

Tous deux normaliens et agrégés de philosophie, During et Maniglier se sont illustrés, il y a quelques années, en compagnie notamment d'Alain Badiou, dans un exercice qui consistait à faire du film d'anticipation Matrix une "machine philosophique" à même de questionner le virtuel. On a pu alors songer à l'établissement d'une "pop philosophie" dont la spécificité reposerait sur des objets iconoclastes tirés de la culture populaire et médiatique.

Perspectives impossibles

Les deux ouvrages publiés aujourd'hui, qui inaugurent une collection consacrée aux "constructions" de nouveaux rapports entre l'art et la pensée, corrigent cette vision d'une démarche centrée sur les objets, au profit d'un accent mis sur une alternative de méthode. Ni commentaire (des oeuvres) ni illustration (des théories), il s'agit de conduire des opérations philosophiques novatrices au contact des oeuvres, de leur forme singulière qui est aussi une forme de pensée.

"L'oeuvre n'est pas ce qu'il y a à penser mais ce qui permet de penser", écrit Patrice Maniglier qui, tout comme Elie During, a enseigné en école d'art. Non pas objet mais outil : c'est ainsi que le spécialiste de Saussure et du structuralisme propose d'envisager l'art. En l'occurrence, à travers un certain "exercice de philosophie expérimentale" touchant à la perspective, qui prend sa source au coeur d'une "installation", type d'oeuvre contemporaine dans laquelle le spectateur se trouve à l'intérieur et active le dispositif.

Maniglier se trouve donc dans l'installation du duo d'artistes DN, intitulée Rosemary's Place. L'installation reconstitue l'architecture de l'appartement de l'héroïne du film de Roman Polanski, Rosemary's Baby. Elle matérialise un plan architectural à partir de plans cinématographiques contradictoires, faits de champs contrechamps incompatibles, qui donnent à voir l'espace délirant de Rosemary, un espace aux perspectives impossibles, proprement diabolique. "Diabole" qui divise et non "symbole" qui unifie, Rosemary's Place "empêche les perspectives de converger dans un monde harmonieux". Du film à l'installation jusqu'au texte de Maniglier, il apparaît qu'un espace virtuel est avant tout un espace fictif dans lequel des perspectives contradictoires coexistent. S'ouvre ainsi un "terrain d'expérimentation pour la métaphysique", autrement dit pour "la spéculation pure au sujet de ce qui est". Métaphysique comme question très locale : que veut dire ""habiter un espace" et se le représenter ?", demande le professeur à l'université d'Essex en Angleterre.

Espace-temps relatif

Pendant ce temps, Elie During regarde Vertigo, et plus particulièrement le générique du film avec ses mouvements de spirales. Faux raccords débute par une spéculation provoquée par le film d'Hitchcock, qui a valeur de manifeste méthodologique. Le travail "cinéphilosophique" prôné par l'auteur ne relève "ni de la critique ni de l'interprétation philosophique" : il s'agit de "rejouer le film, d'en proposer une transposition conceptuelle en se contentant de donner forme, littéralement, à un sentiment obscur, à une impression encore mal définie, comme suspendue en deçà de toute interprétation". L'intuition traque "le motif" : la spirale, le ruban de Moebius, qui capte à son tour le mouvement d'une idée, à savoir le problème du double dans "l'espace-temps de la hantise". Dans cette histoire d'un homme hanté par le souvenir d'une femme, Kim Novak interprète au fond "un double qui ne double que lui-même, qui n'est qu'une torsion sur soi". Avec la figure du double, c'est la simultanéité qui intéresse During. Auteur d'éditions critiques de Bergson et spécialiste d'Einstein, il situe les problèmes dans un espace-temps relatif. Mais il ne s'en tient pas au constat presque banal de l'hétérogénéité des durées vécues. "Cet éclatement n'est pas le problème, le problème est celui de la coexistence dans la déconnexion, et de la manière de pratiquer des connexions, localement", écrit-il.

C'est pourquoi, chez le jeune maître de conférences à Nanterre, ce qui est donné se livre toujours "de loin en loin", quand ce qui est construit opère nécessairement "de proche en proche". Dans tous les cas : "au coup par coup" et "de point en point", sans vision totalisatrice a priori, ni raccord immédiat. "Doublure", "fausse reconnaissance", "ellipses", "temps dilaté" (on s'arrêtera nécessairement sur l'analyse du bullet-time, ralenti halluciné d'une balle de revolver dans Matrix), les textes réunis ici traquent les figurations artistiques des disjonctions spatio-temporelles, qu'il s'agisse de la quatrième dimension chez Marcel Duchamp, des écrans multiples de la série "24 heures chrono" ou d'une installation de Dan Graham.

Visée métaphysique décomplexée et plastique, objets esthétiques déhiérarchisés et méthode pragmatique toujours installée in situ : ces constructeurs ne procèdent pas par "gros concepts", comme disait Deleuze, qui raillait par ce terme les "nouveaux philosophes" et la vitesse suspecte avec laquelle ils prenaient le monde en charge. Ceux-là cartographient, établissent des topologies, relient les points sans projeter par avance le dessin. La coexistence n'est pas seulement celle des perspectives ou des images, c'est aussi la nôtre. S'y joue notre manière d'être contemporains.

LA PERSPECTIVE DU DIABLE. FIGURATIONS DE L'ESPACE ET PHILOSOPHIE DE LA RENAISSANCE À "ROSEMARY'S BABY" de Patrice Maniglier. Actes Sud-Villa Arson, "Constructions", 160 p., 19 €.

FAUX RACCORDS. LA COEXISTENCE DES IMAGES d'Elie During. Actes Sud-Villa Arson, "Constructions", 208 p., 19 €.


David ZerbibExtraits

Elie During

"Quant aux effets qu'on peut légitimement attendre d'une telle démarche, ils pourront être intéressants pour eux-mêmes, mais il faut surtout espérer qu'ils seront susceptibles d'intensifier en retour l'expérience des oeuvres, de les rendre réellement plus intéressantes que les idées que nous aurions pu avoir sans elles. Tel est donc le projet qui se formule au moment où l'on s'apprête à proposer la performance conceptuelle d'un film : il ne s'agit pas d'être plus intelligent la prochaine fois qu'on verra Vertigo, ni d'y trouver l'occasion de réviser ses classiques, mais d'en faire autre chose, et autrement."

("Faux raccords", p. 44.)

Patrice Maniglier

"La philosophie commence avec l'effort pour prendre au sérieux la question : qu'est-ce que ? (...) A cela Deleuze opposait la question de Nietzsche : non pas quoi ? mais qui ? (...) Qui sont les philosophes ? Telle était la question qui permettait de "renverser le platonisme". On est tenté aujourd'hui de rajouter un troisième pronom :  ? Où en sommes-nous ? A partir d'où parlons-nous ? Comment, pour reprendre le titre d'un célèbre opuscule de Kant, nous orientons-nous dans la pensée ? Même la pensée est affaire d'orientation. Penser, c'est se situer. Et peut-être que nos formes de pensée diffèrent par le genre d'espace qu'elles mettent en jeu, qu'elles supposent ou qu'elles construisent."

("La Perspective du Diable", p. 17.)



Article paru dans l'édition du 18.06.10