Essai
Nouvelle parution
P. Boucheron, Léonard et Machiavel

P. Boucheron, Léonard et Machiavel

Publié le par Matthieu Vernet

Léonard et Machiavel

Patrick Boucheron

Lagrasse : Verdier, 2008.

160 p.

Prix 12 EUR

EAN 978-2-86432-547-5
Présentation de l'éditeur :

La scène se passe à Urbino, au palais ducal, à la fin du mois de juin1502. Dans l'effet de souffle des guerres d'Italie, les petits Étatstremblent sur leur base ; ils seront à qui s'en emparera hardiment.Insolent et véloce comme la fortune, César Borgia est de ceux-là.
Lefils du pape donne audience à deux visiteurs. Le premier est un vieuxmaître que l'on nomme Léonard de Vinci, le second un jeune secrétairede la Chancellerie florentine du nom de Nicolas Machiavel.
De 1502 à1504, ils ont parcouru les chemins de Romagne, inspecté des forteressesen Toscane, projeté d'endiguer le cours de l'Arno. Un même sentimentd'urgence les fit contemporains. Il ne s'agissait pas seulement del'Italie : c'est le monde qui, pour eux, était sorti de ses gonds.
Commentraconter cette histoire, éparpillée en quelques bribes ? Léonard ne ditrien de Machiavel et Machiavel tait jusqu'au nom de Léonard. Entre euxdeux coule un fleuve. Indifférent aux efforts des hommes pour encontraindre le cours, il va comme la fortune.
Alors il faut le traverser à gué, prenant appui sur ces mots rares et secs jetés dans les archives comme des cailloux sonores.

Extrait :

Léonardet Machiavel n'étaient pas de ces éclaireurs à l'avant-garde, mais aucoeur de la bataille, dans la mêlée confuse, où rien ne se discernenettement sinon la vérité du combat. Ils n'ont pas fait leur temps ;parce qu'ils furent si intensément du leur, ils sont toujours du nôtre.Il y eut entre eux un temps commun, qui les fit contemporains. Non pascontinûment, et d'une manière si sourde et si souple, sans doute,qu'ils ne trouvèrent guère de mots pour le dire. Mais la même urgenced'agir et une semblable écoute aux rythmes du monde ; l'évidentecertitude que sa cadence hésite, et qu'il appartient aux hommes d'enressentir la pulsation pour doucement l'amener à reprendre son coursréglé ; le courage de grimper la montagne pour contempler la plaine, etde descendre dans la plaine pour regarder la montagne, afin de toujoursrester en éveil, brusquer les points de vue, et maintenir vibrantel'indétermination du moment ; pour cette raison la volonté têtue de nejamais s'attarder en compagnie des mêmes ; et surtout, surtout,s'arracher à la splendeur des mots, à leur entêtante séduction, pourfouiller toujours plus loin, plus douloureusement aussi, la vérité deschoses.
Et puisque tout se dit en si peu de temps, ne pluss'attarder désormais. Raconter la fin de César Borgia est superflu unefois accompli le drame de Senigallia : il disparaît dans les coulisses,comme un acteur exténué qui a subjugué le public de son morceau debravoure. Détourner le fleuve est impossible quand sa puissance reprendson cours : regardez-le sauter les digues pour aller se perdre dans lamer. Et comment décrire la fuite des blessés milanais, quittant par lagauche le champ de bataille d'Anghiari ? Ils s'estompent dans lapoussière soulevée par les combattants acharnés et sauvages qui luttentpour l'étendard. Finir n'est rien, car seul compte ce moment si lent etsi brutal, suspendu comme un souffle coupé, où tout éternellementcommence.

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P. Assouline consacre un billet à ce livre sur son blog Larepubliquedeslivres:

"Une conversation dans la nuit d'Urbino".

"Qu'on sele dise : l'une des plus belles surprises littéraires de la rentréen'est pas un roman. Moins encore un roman historique ou un livre àcostumes. Ni un document. Plutôt un genre hybride qui relèverait d'uncroisement entre l'essai et le récit historiques. […]

Lire la suite…

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Dans Libération daté du 19/9/8, on pouvait lire un article sur cet ouvrage:

"Ils turbinaient à Urbino Recueilli par éric Aeschimann QUOTIDIEN : jeudi 18 septembre 2008 PATRICK BOUCHERON Léonard et Machiavel Verdier, 152 pp., 12 euros.

L'historien Patrick Boucheron explore les points de recoupements dedeux figures essentielles : Léonard de Vinci, l'artiste universel parexcellence, et Nicolas Machiavel, l'inventeur de la raison politique.Ni fiction, ni biographie, Léonard et Machiavel est plutôt uneméditation sur l'esprit de la Renaissance.

«Nous savons que les deux hommes se sont croisés, probablement àplusieurs reprises, entre 1502 et 1505. Leur rencontre n'a laissé qued'infimes traces dans leurs oeuvres respectives. Elle a pourtant bien eulieu, et à un moment essentiel de l'histoire européenne. Les guerresd'Italie répandent dans les esprits le sentiment que le monde est entrain de changer de base et, s'il y a une actualité à cette histoire,c'est peut-être l'idée que, quand tout nous désoriente et nous déçoit,le devoir de l'intellectuel est d'abord de nommer les choses avecexactitude. Ce que Léonard et Machiavel feront l'un et l'autre, à leurmanière - en maîtres du réalisme.

«Cette histoire commence dans les Marches, aux confins de la Toscaneet des Etats de l'Eglise. Là, des hommes nouveaux tentent de profiterde l'instabilité des temps pour se tailler un destin. Parmi eux, il y aCésar Borgia, fils du pape Alexandre VI, dont le nom incarne lapromesse, ou la menace, du prince des temps nouveaux. En juin 1502, ils'empare du petit duché d'Urbino et s'installe dans le palais ducal,construit trente ans auparavant et considéré comme le plus beau palaisdu monde. Depuis cette base, il veut fonder un Etat à la mesure de sonambition. Inquiète, Florence dépêche son jeune secrétaire à lachancellerie, Nicolas Machiavel.

«L'auteur du Prince n'a encore rien écrit, sinon des dépêchesdiplomatiques. Il est dans l'action et défend la République deFlorence, le combat de sa vie. Confronté à la violence politique, il vasuivre, fasciné, les étapes de l'aventure de Borgia, jusqu'au désastrefinal, en 1504. Il y forgera l'idée maîtresse du Prince : la politique est l'art du rythme, du moment de la décision. Quand Borgia est dans le tempo,il gagne ; dès qu'il lâche la cadence, il perd. «Léonard de Vinciarrive au même moment à Urbino, à la recherche d'un nouveau mécène.Depuis la chute du duché de Milan, en 1500, il est sur la route,ballotté par les incertitudes politiques. Inventeur et mathématicienautant que peintre - même s'il commence la Joconde en 1503 -,sa renommée est d'abord celle d'un maître des machines - de guerre oude théâtre. C'est sans aucun doute l'ingénieur que Borgia prend à sescôtés. Mais Léonard veut surtout comprendre la grande machinerie dumonde, ce que Machiavel appelle la "vérité effective de la chose". Onen prend la mesure dans le carnet qu'il tient durant son année auprèsde Borgia, et que j'ai pu consulter à l'Institut de France. Là, au gréde sa vie errante, il note ses observations sur le vol des oiseaux, sesprojets de fortifications, ses rêveries mathématiques et, de manière deplus en plus obsédante, ses relevés sur les forces hydrauliques.

«C'est d'ailleurs à propos de l'aménagement d'un fleuve que les deuxhommes se recroisent, à l'été 1503, à Florence cette fois. Il s'agit dedétourner les eaux de l'Arno pour noyer les défenses de la cité rivalede Pise. Machiavel soutient ardemment le projet conçu par Léonard et,si les pluies de l'automne 1504 auront raison du chantier, cette"pensée du fleuve" est peut-être ce qui les aura le plus rapprochés.Pour le théoricien politique, gouverner, c'est dompter la fortune qu'ilvoit comme des eaux toujours promptes à déborder - on retrouve lamétaphore dans le Prince, longuement développée. Et pour lepeintre, celui qui saura, par son art, canaliser la puissancehydraulique se rendra maître des forces déchaînées de la nature. C'est,porté à sa quintessence, le rêve de la Renaissance.»"