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Le socratisme de Montaigne

Le socratisme de Montaigne

Publié le par Marielle Macé (Source : S. Mayer)

Le socratisme de Montaigne

La fin de la Renaissance, époque troublée en particulier par les guerres de religion, apparaît à de nombreux égards comme une période de crise. L'esprit critique semble se développer, la méfiance vis-à-vis des autorités s'installer, l'époque est discréditée. Est-ce pour cela que Socrate, figure de l'intempestif et de la mauvaise conscience de la cité, semble revenir sur le devant de la scène ? Comment comprendre en particulier l'importance qu'il prend dans les Essais de Montaigne ?

Un constat s'impose en effet : la figure de philosophe la plus représentée est, de loin, celle de Socrate avec ses 115 occurrences nominatives dans les Essais. Pour comparaison, les autres grandes figures de philosophes, n'ayant, comme Socrate, jamais écrit, les plus fréquemment évoquées sont Caton et Diogène, avec 55 et 22 occurrences respectivement. Pyrrhon, entre parenthèses, n'étant évoqué que 8 fois. Quant au philosophe auteur le plus fréquemment nommé, c'est Platon, cité explicitement 204 fois et auquel Montaigne fait pour le moins 34 emprunts supplémentaires, sans en indiquer la source. Pour comparaison, les autres philosophes fortement représentés pour les références explicites sont Aristote, avec 87 occurrences, Cicéron 69, Épicure 65, Sénèque 32. Mais Cicéron fait l'objet d'un très grand nombre d'emprunts non explicites : 389 environ ! Il n'est pas sûr que cette présence massive d'emprunts dissimulés soit à considérer comme une clef de lecture. Peut-être Montaigne distingue-t-il entre les auteurs qu'il est digne de citer et ceux qu'il vaut mieux piller, ou bien entre philosophes et doxographes : il fait ainsi très peu de références à Diogène Laërce qu'il utilise pourtant beaucoup, et il en va de même pour Plutarque.

En tout cas, Platon apparaît comme le philosophe le plus cité et Socrate comme la figure philosophique la plus présente dans les Essais. Un autre signe de leur importance dans les Essais est le nombre d'entre eux dans lesquels ils apparaissent puisque sur 107 essais, 62 font mention, (et souvent plus qu'une simple mention) de l'un et/ou de l'autre. En ce qui concerne précisément Socrate, dans le livre I, il y a 16 essais sur 57 où il est question de lui, c'est-à-dire un tiers, 9 sur 37 dans le livre II, c'est-à-dire un quart et enfin, 11 sur 13 dans le livre III. Le total est de 36, c'est-à-dire qu'un tiers des essais font une place à Socrate. Pour chercher à caractériser plus précisément cette présence, on pourrait dire qu'elle est de plus en plus insistante selon les livres, et également selon la date d'écriture : c'est en effet dans la couche [C] que Socrate se manifeste le plus ; il est question 16 fois de lui dans les premières éditions de 1578 et 1580, 31 fois dans l'édition de 1588 et 74 fois dans les textes que Montaigne a ajoutés aux Essais après cette date. Cette augmentation de la présence de Socrate va d'ailleurs de pair avec une diminution de celle des autres figures, Caton en particulier, comme si Socrate tendait à exclure toutes les autres références, à en avoir le monopole pour ainsi dire.

Quel sens peut-on donner à cette importance des références faites à Socrate dans les Essais ?

Faut-il y voir l'expression d'un désenchantement vis-à-vis de la collectivité, de ses formes et des ses institutions et une adhésion au modèle de l'individu, normes de ses actes et conscience sans défaillance ? Ou bien peut-on y lire l'accomplissement d'un mouvement de pensée présent dans toute la Renaissance, un intérêt très fort pour la philosophie morale et la philosophie comme art de vivre, dont Socrate apparaît comme l'inventeur, ainsi que pour la perfection et la dignité de l'homme ? Comment, en ce sens, Socrate peut-il incarner le type de l'humaniste, de l'homme accompli ? Sa présence marque-t-elle une rupture ou un accomplissement ? Faut-il enfin lire dans cette présence massive du héros des dialogues de Platon un abandon total de l'aristotélisme au profit du platonisme ? Et si oui, pour quelles raisons ? Enfin, ne peut-on considérer qu'avec l'inscription de la figure socratique dans les Essais, c'est une nouvelle période de l'histoire de la philosophie qui s'ouvre, dont Socrate apparaît comme une sorte de totem et la forme du dialogue comme un modèle ?

La présentation de Socrate et du socratisme par Montaigne

Ce colloque, consacré au socratisme de Montaigne cherchera à frayer plusieurs voies. Tout d'abord, il s'efforcera de caractériser la présentation de Socrate proposée par Montaigne, de donner un sens aux qualités mises en avant par les Essais, dont la bonne humeur, la constance, le courage, la laideur, la modestie sont des exemples, mais aussi aux traits de caractères qui lui sont déniés : la capacité de contemplation, le rapport privilégié au divin, le rôle politique peut-être aussi. Il s'agira plus largement de voir ce que recouvre le socratisme selon Montaigne. En effet cet auteur est si peu porté à l'admiration béate d'une doctrine unique que la philosophie de Socrate, telle qu'elle lui apparaît, semble difficilement résumable en quelques traits. Il ne s'agit en tout cas pas simplement d'un goût pour Socrate, mais plutôt d'un intérêt pour la connaissance de soi et de ses limites, de l'exercice de son esprit critique (y compris et surtout la lucidité vis-à-vis de soi-même ), de l'intérêt pour le domaine des affaires humaines et de la morale, mais peut-être aussi d'une attention portée au fonctionnement de l'esprit qui s'exerce plutôt dans la réfutation que dans l'enseignement, d'un goût pour l'érotique en tant qu'elle forme l'homme, mais dans un sens sans doute différent de celui qu'elle prenait dans le néoplatonisme. Enfin, le socratisme valorise peut-être aussi l'homme dans son unité (corps et âme, théorie et pratique à la fois).

La démarche intellectuelle et le fonctionnement du dialogue

La seconde dimension de ce colloque consistera à approfondir la démarche intellectuelle et en particulier le fonctionnement du dialogue (dont Socrate est l'initiateur). Dans quelle mesure la maïeutique, l'ironie, le dialogue sont-ils repris, thématisés, critiqués, abandonnés? Comment leur rapport à la nature et à l'enseignement de la philosophie est-il problématisé ? De façon plus générale, on pourra se demander si l'intérêt porté à la démarche de Socrate procède d'une réflexion sur la forme du discours philosophique. Montaigne n'est en effet pas sans relever les apparents paradoxes de la démarche de Socrate qui plaisante et est sérieux en même temps, qui pratique l'ironie, qui joint l'approfondissement de la méthode à la pratique de la philosophie morale, en initiant la pratique systématique des définitions et des inductions. Et il réfléchit également au thème du dialogue comme mode d'accès à la vérité. La réflexion sur le dialogue semble, du reste, être particulièrement développée par Montaigne ; il constitue en effet à la fois un test moral, un exercice intellectuel, une activité sociale ; il est antidogmatique, dans la mesure où il oblige à suivre toujours le meilleur argument, d'où qu'il vienne, en dehors de toute référence aux autorités ou aux traditions de pensée, et où il permet de ne pas conclure, et peut-être enfin au sens où le dialogue reflète l'inquiétude de la conscience et les difficultés de l'éducation.

Les points communs entre Socrate et Montaigne

Il s'agira également et peut-être principalement d'établir et d'analyser les points communs entre Socrate et Montaigne, aussi bien du point de vue de leur doctrine que de leur pratique. On pourra ainsi s'interroger sur de nombreuses thématiques communes : l'importance de la justice et le désir de ne pas commettre l'injustice, le rapport ambigu à la politique, qui consiste à s'en tenir à l'écart tout en considérant que l'activité philosophique est proprement politique, la distance vis-à-vis des pratiques religieuses, l'hésitation entre intérêt et admiration pour le peuple et l'élitisme, l'importance de la philosophie morale et la croyance à la possibilité d'être vertueux, la connaissance de soi, l'exercice de la liberté (de parole et de jugement), le décalage vis-à-vis des valeurs de l'époque, la nostalgie d'une organisation sociale autre (Sparte souvent), mais également la réflexion sur l'opposition entre essence et apparences et la difficulté à percer les faux-semblants, l'ignorance ou science de l'inscience. Ces rapprochements thématiques nombreux le sont peut-être moins que les pratiques d'inspiration semblable.

On pourra ainsi s'interroger sur les rapports entre dialogue et essai, ainsi que sur les points communs entre dialogue et conférence, jusqu'à se demander d'ailleurs si les Essais ne reprennent pas dans leur forme une sorte de dialogue socratique. Plus précisément, la revendication par Montaigne de la simplicité, ses exemples populaires assumés, l'effacement de l'auteur, le brouillage du discours par le recours aux suggestions, aux citations, à l'ironie, ce qu'on appelle en général la polyphonie du texte des Essais, ne sont-ils pas à mettre en rapport avec la pratique socratique du discours philosophique ?

Le rôle joué par Socrate dans les Essais

Enfin, on pourrait envisager une dernière piste de réflexion qui consisterait à s'interroger sur le rôle joué par Socrate dans les Essais. Représente-t-il un interlocuteur privilégié, un maître à penser, et en quel sens incarne-t-il l'ambition philosophique de Montaigne ? Est-il un modèle de sagesse ? Et plus généralement, quelle relation à la philosophie est suggérée par cette présence de Socrate ? Dans quelle mesure et pour quelles raisons Montaigne semble-t-il contribuer à une renaissance du platonisme ? Quelle interprétation générale donne-t-il du platonisme en mettant au premier plan le personnage de Socrate ? Le Socrate de Montaigne est-il original? Peut-on dire que Montaigne réinvente le personnage de Socrate contre toute une tradition héritée en particulier du néoplatonisme ? Quelle est sa dépendance vis-à-vis des sources et de l'histoire de la philosophie ? Son Socrate est-il platonicien ? Quel rôle les textes de Xénophon et d'Aristote jouent-ils dans sa compréhension ? Montaigne est-il influencé par des traditions ultérieures ? Son Socrate ressemble tantôt à Épictète, tantôt à Epicure, et pourquoi ? N'est-ce pas précisément l'immense diversité des disciples de Socrate qui l'amène à chérir ce personnage ? Quelle place fait-il à la tradition néoplatonicienne et en particulier à Marsile Ficin, dont il connaît la traduction des dialogues platoniciens ? Enfin, cette constance de la présence de Socrate nous apprend-elle quelque chose du « platonisme »  de Montaigne ? Montaigne joue-t-il Socrate contre Platon ? Ou bien fait-il de lui le porte-parole d'un platonisme incompréhensible autrement ? A moins que Socrate ne dépasse le cadre de la philosophie platonicienne pour venir incarner le doute. Si Montaigne insiste sur l'ignorance de Socrate, cela signifie-t-il qu'il en donne une image biaisée, celle d'un sceptique, que Socrate fait l'objet sinon d'une récupération du moins d'un détournement ou bien faut-il donner un autre sens qu'un sens sceptique à cette ignorance ? Est-il une sorte d'ancêtre du scepticisme ou même son fondateur ? De même, la reprise de l'ambition delphique de connaissance de soi est-elle à comprendre comme une caution intellectuelle apportée à un projet autobiographique, à un désir de rabaissement de l'homme au sein d'une nature créée, par l'affirmation de son imperfection ontologique ? Annonce-t-il le Christ pour Montaigne, comme pour Ficin ou Érasme ? Mais plutôt que de participer à la célébration de « Saint Socrate » (Érasme) à l'entendement « plus qu'humain » (Rabelais) dont les penseurs renaissants ont pratiqué le culte, Montaigne semble insister sur le caractère profondément humain de Socrate : « rien ne m'est à digerer fascheux en la vie de Socrates que ses ecstases et ses demoneries » (III, 13, 1115). Le Socrate de Montaigne serait en quelque sorte débarrassé des scories métaphysiques dont la tradition platonicienne l'avait revêtu pour devenir – ou redevenir – un parangon d'humanité. Montaigne ne réinvente-t-il pas, en réalité, le personnage de Socrate ? Le « type » ou l'« idéal » socratique ? C'est ce nouveau socratisme que nous voulons ici interroger, en mettant l'accent à la fois sur son originalité par rapport aux traditions antérieures et sur son caractère fondateur pour la modernité : le socratisme de Montaigne n'est-il pas aussi, en quelque façon, le nôtre ? Et n'est-ce pas au fond avec Montaigne que Socrate (et non Platon ou Aristote) devient la figure tutélaire de la philosophie ?

Si on peut dégager de nombreux enseignements de la présence insistante de Socrate pour comprendre les Essais, en faire une incarnation de l'esprit critique, de l'honnêteté intellectuelle, une figure de maître non dogmatique, un modèle de perfection humaine, une représentation même de l'activité de penser dans ses méandres et ses difficultés, on peut considérer également, et à l'inverse, que la lecture que Montaigne propose de Socrate réoriente considérablement la tradition d'histoire de la philosophie dont il s'inspire pourtant et que la figure de Socrate se charge avec les Essais d'une signification nouvelle, marquant durablement notre modernité.

 

(colloque organisé à l'université Jean Moulin - Lyon 3 par T. Gontier et S. Mayer, du 6 au 8 novembre 2008)