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Le dégoût. Histoire, langage, politique et esthétique d’une émotion plurielle 

Le dégoût. Histoire, langage, politique et esthétique d’une émotion plurielle

Publié le par Natalie Maroun (Source : Université de Liège/CIPA)

Appel à communications

Le dégoût

Histoire, langage, politique et esthétique d’une émotion plurielle 

Université de Liège

23-24 Mai 2013

 

Pourritures, cadavres en décomposition, corruptions organiques, insectes ou bêtes fourmillantes révélant une vie sourde des profondeurs, ordures, secrétions et déchets corporels (sang, sueur, excréments, salive, plaies purulentes ou autres signes visibles de maladie)… Nombreux sont les objets qui suscitent le dégoût et agressent chacun des sens : odeurs putrides, horreurs visuelles, matières repoussantes, saveurs dégoûtantes… Le dégoût est l’une des affections les plus violentes du système perceptif (W. Menninghaus). Les sens sont touchés avec une immédiateté qui les entraîne irrésistiblement à l’écart de cet objet qui dégoûte, à détourner le regard, se boucher les narines, s’éloigner physiquement afin éviter la mise en contact ou en contiguïté (A. Kolnai) avec le dégoûtant. Et pourtant, malgré la répulsion, quelque chose dans le dégoût fascine. Les artistes s’en emparent qui, dans la littérature, la peinture, l’art performatif ou le cinéma, s’efforcent de faire naître une émotion esthétique de ce qui au départ révulse, véritable « énigme du dégoût » (C. Korsmeyer). Y-a-t-il, dès lors, une esthétique possible du dégoût, ou faut-il au contraire décider, avec les premiers théoriciens de l’esthétique du XVIIIe siècle, d’exclure le dégoût du cadre des émotions esthétiques possibles ? Comment comprendre ce sentiment pluriel, dans son ambivalence ? Comment définir le dégoût, malgré la multiplicité de ses objets ? Qu’en est-il de son histoire, tant du mot « dégoût » que du sentiment lui-même ? Quelles sont les relations qui unissent goût et dégoût ? Qu’en est-il du dégoût de soi ? Quels est/sont le(s) sens privilégié(s) pour le dégoût ? S’agit-il de l’odorat, de la vue, du goût, du toucher ? Existe-t-il, de même, un dégoût sonore? Que dire, enfin, de la dimension éthique, politique et sociale d’une émotion qui pèse inévitablement dans les interactions humaines ?

L’étude du dégoût est difficile, dans la mesure où il existe peu de traces de cette sensation, dotée d’une connotation très négative et souvent considérée comme ne méritant pas d’être notée. Longtemps laissé aux marges du savoir, le dégoût fait toutefois depuis quelques décennies l’objet de l’attention de chercheurs provenant des disciplines les plus variées (W. Menninghaus, W. I. Miller, C. Korsmeyer, A. Corbin, P. Camporesi…). Les psychologues contemporains, comme Paul Rozin, suggèrent que le dégoût a évolué principalement comme protection contre la nourriture malsaine. La question se pose alors de savoir si on peut réduire le trouble engendré par le dégoût à une émotion, dès lors qu’il prendrait son origine dans un réflexe de survie. La plupart des spécialistes tendent cependant à voir dans le dégoût bien plus qu’une simple réponse émotionnelle ou physique. La récente vague d’intérêt pour le dégoût en tant que catégorie philosophique et psychologique l’envisage désormais comme un mécanisme de défense (« gatekeeper emotion » ; S. B. Miller), comme l’expression d’une « expérience de proximité non désirée » (W. Menninghaus) ou encore comme la subversion de « l’exigence minimale de tolérance » responsable du déclenchement d’une « force puissante anti-démocratique » (W. I. Miller), réponse à l’insupportable ou l’incontrôlé, la grouillante et fourmillante vie organique, un phénomène décrit dès 1929 dans l’essai fondateur d’Aurel Kolnai, « Der Ekel ». Le pouvoir de nivellement et la pure intouchabilité de l’excrément, la peur de la contamination par la saleté et par les germes, le physiquement ou psychologiquement monstrueux, l’abject et, plus généralement, la conscience que ce que nous voyons ou sentons nous appartenir en propre échappe à notre contrôle et à notre compréhension, ce qui menace notre identité, voire parfois notre santé mentale. L’excès, la satiété, le luxe, la satisfaction de tous les appétits peuvent également créer une autre forme spéciale de répulsion relative à l’expérience de l’ennui, éventuellement ressentie par le sujet pour le mode d’existence qu’il est forcé d’accepter. Le dégoût renvoie par ailleurs souvent à la mort, ou plus précisément au passage de la vie à la mort, et au processus de décomposition qui l’accompagne. Le dégoût est enfin, aussi, le lieu où le corps et le politique se rencontrent, exprimant une anxiété fondamentale relative à la nature éthique de la répulsion. Comme le suggère William Miller, lorsqu’il plaide pour une reconsidération du dégoût comme force anti-démocratique, « the gatekeeper emotion » peut subir de nombreuses transformations politiques et sociales, à la fois au niveau macro-social et au niveau des relations humaines. Ce ne sont ici que quelques unes des possibles variations conceptuelles de ce que nous appelons communément le dégoût. L’un des objectifs principaux de ce colloque international est de discuter non seulement des effets physiologiques et psychologiques associés à cette émotion protectrice, mais aussi et surtout des valeurs culturelles, sociales, historiques et morales véhiculées ou combattues par le dégoût, qui se situent au croisement du métaphorique et du physique.

L’histoire du dégoût peut nous aider à appréhender cette problématique complexe. Kant, Nietzsche, Freud, Kristeva, Sartre, Bataille figurent parmi les témoins fréquemment repris par les spécialistes du sujet. Mais qu'en est-il de l’appropriation historique et littéraire du dégoût avant cette période, durant l’Antiquité, le Moyen Age ou les Temps modernes ? Par exemple, les mystiques mangeant des reliques de saints, touchant les plaies purulentes des lépreux, le médecin goutant l'urine des malades afin d’établir un diagnostic, la vieille sorcière repoussante par son aspect, composant une potion diabolique faite notamment de corps de bébés morts non-baptisés ou d'urine de crapaud, les cannibales qui peupleraient les terres inconnues du Nouveau Monde, les miasmes de toutes sortes (A. Corbin), sont quelques figures possibles, qui éveillent en nous, lecteurs contemporains, un sentiment de dégoût. On trouve également plusieurs représentations artistiques de cette période inspirées par ce thème, comme certaines natures mortes ou vanités classiques, dévoilant la corruption ou la pourriture inévitables des corps et du monde. Quel était alors l'enjeu de ces récits singuliers, figures culturelles et représentations picturales qui paraissent célébrer le dégoûtant ?

Le dégoût est un objet d’étude qui gagne à être appréhendé dans une perspective interdisciplinaire. Nombreux sont les champs de la connaissance qui se penchent sur ce sujet et apportent leurs éclairages spécifiques : histoire, histoire de l’art, études littéraires, anthropologie, philosophie, sociologie, psychologie… Seront privilégiées les contributions qui interrogent, à partir d’une étude de cas, le dégoût dans son acception plus générale et théorique, favorisant le croisement et le dialogue entre les disciplines, en interrogeant les dimensions multiples du dégoût. Les études portant sur des manifestations non-occidentales de la répulsion sont également les bienvenues. Le colloque s’organisera autour de quatre thématiques principales : 1. Apports théoriques et langages du dégoût ; 2. Histoire et cultures sensibles du dégoût ; 3. Esthétique ou érotique du dégoût ; 4. Politique et éthique du dégoût.

Les propositions de communications (en français ou en anglais, environ 300 mots) et un bref CV peuvent être envoyés jusqu’au 15 novembre 2012 à Michel Delville (mdelville@ulg.ac.be), Viktoria von Hoffmann (V.VonHoffmann@ulg.ac.be) et Andrew Norris (andrew.norris@fulladsl.be). Le comité d’organisation annoncera les propositions retenues pour le 15 décembre 2012. Une version écrite des contributions retenues est attendue pour le 15 mars 2013. La durée des interventions n’excédera pas 20 minutes, afin de permettre une discussion d’une dizaine de minutes. La publication des actes est envisagée.