Édition
Nouvelle parution
J. Martorell, Tirant le Blanc (1490)

J. Martorell, Tirant le Blanc (1490)

Publié le par Bérenger Boulay

Joanot Martorelll, Tirant le Blanc, Marseille/Toulouse, Anacharsis, novembre 2008 (première édition 2003), 992 p.

Traduit du catalan par Jean-Marie Barberà, préface de Mario Vargas Llosa

ISBN 13 (ean) : 978-2-914777-09-4
30€

Lire la préface de Tirant le Blanc par Mario Vargas Llosa

Téléchargez la fiche de cet ouvrage

Téléchargez le Dossier de Presse

Bon de souscription

www.editions-anacharsis.com

Présentation de l'éditeur:

« En vérité, celui-ci est le plus beau livre du monde. »
Miguel de Cervantès Saavedra, Don Quichotte

C'est en 1490 que paraissait, à Valence, le roman du chevalier valencien Jonaot Martorell, Tirant le Blanc. Étrange naissance d'un livre que son auteur, mort en 1465, n'a jamais vu publié, et qu'il avait dû mettre en gage pour cent réaux auprès d'un certain Marti Joan de Galba. Ce dernier, vingt-cinq ans après, fit apposer par l'imprimeur son nom sur l'ouvrage, aux côtés de celui de Matorell. On en déduisit que Galba était intervenu sur le manuscrit mais l'hypothèse, qu'elle soit vrai ou fausse, n'a que peu d'incidence sur le fond de la question.

Tirant le Blanc est non seulement le chef-d'oeuvre incontesté du Siècle d'or de la littérature catalane, mais encore une création romanesque capitale dans l'histoire de la littérature universelle. Cervantès le premier l'a qualifié de « meilleur livre du monde » et c'est Mario Vargas Llosa qui, dans trois essais réunis sous le titre de En selle avec Tirant le Blanc (éd. Gallimard, 1996), en a magistralement révélé toute l'envergure ; Italo Calvino n'a pas manqué de lui consacrer quelques pages dans Pourquoi faut-il lire les classiques ?.

Défis, batailles et cavalcades y alternent avec les joutes amoureuses et érotiques, les combats, physiques ou allégoriques, se faisant toujours au nom de l'honneur et de la vertu. Dans un univers entièrement orienté par l'éthique chevaleresque, peuplé d'arrogants infidèles, de félons, de belliqueux guerriers, de tendres jouvencelles et de subtiles donzelles, Tirant le Blanc, chevalier breton, parcours le monde pour clamer les mérites de sa dame, la princesse Carmésine. Les jeux de l'amour et de la guerre se révèlent du pareil au même, cruels et ennivrants, et vont, d'un rebondissement à l'autre, à un rythme effréné, se déployer dans tous les horizons. Les pays, de l'Angleterre à la Terre Sainte, et de Constantinople à l'Afrique du Nord sont transformés en une immense lice de tournois où les affrontement naissent dans et par les mots. La prose de Martorell fait alterner les styles, joue sur les sous-entendus et les non-dits, plante les décors chatoyants d'un roman de chevalerie tel qu'il n'en fût jamais. Nulle place ici pour le merveilleux, mais le déploiement d'une réalité sensible, la méticuleuse élaboration par la phrase d'un monde plein, résonnant de la musique des dialogues, des chocs des armes, des plaintes des personnages brisés, blessés, déçus ou triomphants. Il est remarquable de voir comment l'épaisseur psychologiques des protagonistes - sous des noms de fantaisie : Diaphébus, Plaisirdemavie, Veuve Éplorée -, au long des pages et des péripéties, parvient à établir une profonde connivence entre le lecteur et le roman. Et c'est ce par quoi Tirant le Blanc achève de surprendre : son extraordinaire modernité.


Le traducteur

Notre traduction est basée sur le fac-similé de l'edicio princeps de 1490. J.-M. Barberà avait déjà dirigé l'édition du texte de Caylus chez Gallimard, et organisé, en 1994, le premier colloque international sur Tirant le Blanc, qui réunissait une vingtaine de spécialistes. Il a traduit aux éditions Anacharsis Les Almogavres, dont le héros malheureux, Roger de Flor, est une des principales figures dont s'est inspiré Martorell pour inventer son Tirant.

L'auteur

Pour le peu que l'on en sache, la vie de Joanot Martorell (1413-1468) constitue, en elle-même un roman. Né à Gandie près de Valence, il appartenait à une famille de petite noblesse féodale. Nanti de sept frères et soeurs, poussé aussi bien par une conception sourcilleuse de l'honneur familial que par la nécessité économique, il se révéla d'un caractère fort belliqueux. On lui connaît ainsi de nombreux défis et duels, jalonnant une vie mouvementée qui le conduisit jusqu'en Angleterre, via le Portugal, pour demander au roi Henri VI en personne l'arbitrage de son différent avec un sien cousin, Joan de Monpalau. Celui-ci, accusé d'avoir abusé la soeur de Martorell, Damiata, versa un dédommagement et le duel n'eut finalement pas lieu. Mais on dispose des Lettres de Bataille que Joanot Martorell lui fit parvenir (publiées aux éditions Corti en 1998), lesquelles révèlent déjà en lui l'homme de plume. Avec la rédaction de Tirant le Blanc, il participa à son tour à l'éclat des lettres de son temps.
C'est que, bouillant chevalier, Martorell fréquenta aussi à Valence les plus grands noms du Siècle d'or de la littérature catalane - du reste encore forts méconnus en France : Jordi de Sant Jordi, Ausiàs March, Joan Rois de Corella (qui écrivit sans doute certains passages du Tirant), Jaume Roig ou Isabel Villena.
Mais, toute brillante qu'elle fut, la chevalerie valencienne connut de grandes difficultés pour survivre, comme ailleurs en ce milieu de XVe siècle, et dut avoir recours à de peu reluisants expédients. C'est ainsi que Joanot se retrouve, en 1449, à la tête d'une bande de brigands maures, activité qui le conduisit un temps en prison. Et c'est toujours cette désastreuse situation financière qui le poussa à mettre en gage son Tirant pour cent réaux auprès d'un certain Marti de Galba. Mais ni celui-ci ni Martorell ne verront l'ouvrage terminé, qui sort des presses de Spindeler, imprimeur allemand de Valence, en 715 exemplaires, au cours de l'année 1490.

Extraits

Le duel contre le chevalier des Bourgdéserts.

(Pour honorer la belle Agnès, Tirant lui a demandé de bien vouloir lui confier une broche. La dame a accepté, mais son soupirant a défié Tirant en duel. Ils porteront des boucliers de papier et des habits de soie pour toute protection. Ils sont maintenant face-à-face sur le champ de bataille. C'est Diaphébus, cousin de Tirant, qui raconte la scène.)

« - Si toi, Tirant, tu veux avoir paix, amour et bienveillance de moi, si tu veux que je pardonne à ta jeunesse, je le ferai, à la condition expresse que tu me donnes la broche de cette dame illustre et noble, Agnès de Berry, en même temps que le glaive que tu tiens dans ta main et la targe de papier, afin que je le puisse montrer aux gentes dames. Tu sais bien que tu n'es pas digne et ne mérites point de posséder quoi que ce soit qui vienne d'une dame de si grande qualité : ton état, ton lignage et ta condition ne sont pas assez élevés que tu lui puisses déchausser l'escarpin gauche. Tu ne peux non plus t'égaler à moi, même si, dans ma grande bonté, j'ai bien voulu te hisser à ma hauteur et accepter de me battre contre toi.

« - Chevalier, répondit Tirant, je n'ignore ni ta noblesse, ni qui tu es, ni ce que tu vaux, ni ce que tu peux faire. Toutefois, ce n'est là ni le temps ni le lieu de comparer les mérites de nos lignages. Mais moi je suis Tirant le Blanc ; mon épée à la main, il n'est roi, duc, comte ni marquis qui me puisse refuser. Cela, chacun le sait. Alors que chez toi on pourrait trouver sans effort les sept péchés capitaux. Pense qu'avec des paroles viles et offensantes tu crois m'effrayer et me vilipender, moi et ma condition ! Je t'affirme que par un chevalier aussi désinvolte que toi je ne m'estime point injurié, de même que je ne me tiendrais pas pour loué si tu disais du bien de moi : il est bien connu que tant nous vaut d'être applaudis par les scélérats que d'avoir des éloges pour nos mauvaisetés. Venons-en au combat et faisons ce pour quoi nous y sommes ; ne perdons plus notre temps en paroles superflues et vaines ; quand bien même un seul de mes cheveux fût tombé par terre, je ne voudrais pas te l'avoir donné, et je consentirais encore moins que tu le prisses.

« - Puisque vous ne voulez pas vous réconcilier, trancha le juge, voulez-vous vie ou mort ?

« Le seigneur des Bourgsdéserts déclara :

« - La mort de ce jeune présomptueux m'afflige vraiment. Venons-en à la bataille et que chacun retourne à sa place.

« Le juge monta sur son estrade de branchages et cria à pleine voix :

« - Sus, mes seigneurs ; que chacun de vous se conduise en vaillant chevalier.

« Ils foncèrent l'un sur l'autre, comme des hommes enragés. Dans les premiers échanges, le Français brandissait le glaive au-dessus de sa tête ; Tirant le tenait à hauteur de poitrine. Quand ils furent près l'un de l'autre, le chevalier français déchargea un grand coup à Tirant, visant la tête ; celui-ci rabattit la lame, détourna le coup, et de revers lui en asséna un sur l'oreille, faisant tomber sur son épaule tout ce qu'il en enleva ; on pouvait presque voir la cervelle. L'autre frappa Tirant au beau milieu de la cuisse, si fort que l'estafilade qu'il lui infligea béait d'un bon empan. Il lui porta tout aussitôt un autre coup sur le bras gauche, l'atteignant à l'os. Tous deux ferraillaient avec tant de violence que c'en était effroyable. Les adversaires étaient si près l'un de l'autre, qu'à chaque coup qu'ils se donnaient, ils faisaient gicler le sang : c'était vraiment grande pitié que de voir leurs cruelles blessures. Leurs chemises étaient devenues rouges tant ils perdaient de sang. Pauvres mères qui les avez mis au monde ! Jérusalem demandait fort souvent au juge s'il voulait qu'il les fît cesser le combat, mais le cruel juge répondait :

« - Laissez-les toucher la fin désirée de leurs tristes jours.

« Je crois bien qu'au point où ils en étaient, tous deux auraient préféré la paix à la guerre. Cependant, comme de très vaillants chevaliers débordants de courage, ils se combattaient toujours sans se faire de quartier. À la fin, se voyant aux portes de la mort tellement il perdait de sang, Tirant serra tant qu'il put son adversaire et l'attaqua d'estoc, lui fichant la pointe dans le sein droit, à hauteur du coeur. Dans ce temps, l'autre lui asséna un si grand coup d'épée sur la tête qu'il lui en fit perdre la vue et que Tirant tomba à terre le premier. Si le Français avait pu se soutenir lorsque Tirant s'écroula, il l'aurait bien pu tuer s'il l'avait voulu. Mais il n'eut pas assez de vigueur qu'il ne s'effondrât soudain sur le sol.

« Voyant que les deux chevaliers étaient si paisibles, le juge descendit de l'estrade, s'approcha d'eux et leur déclara :

« - Sur ma foi, vous en avez usé comme de bons chevaliers, dignes de tous les honneurs ; il n'est personne qui vous puisse faire de grief.

« Il signa deux fois chaque combattant, prit deux morceaux de bois, en fit des croix qu'il posa sur les corps, et remarqua :

« - Je vois que Tirant a encore les yeux un peu ouverts, mais s'il n'est pas mort, il n'en est guère loin. À présent, Jérusalem, je vous demande de rester ici pour garder ces dépouilles, pendant que j'irai à la cour informer de l'affaire le Roi et les juges de camp.

« Car c'est ainsi que cela devait se faire suivant le droit.

« Il trouva le Roi à la sortie de la messe. Devant tout le monde, il lui lui adressa ces mots :

« - Sire, il est certain que deux très vaillants chevaliers, de nom et d'armes, qui étaient ce matin à la cour de Votre Majesté, sont à cette heure si mal en point qu'ils ne peuvent échapper à la mort.

« - Qui sont ces chevaliers ? s'enquit le Roi.

« - Sire, répondit Clérot de Clarence, l'un est le seigneur des Bourgsdéserts et l'autre Tirant le Blanc.

« - J'ai grand déplaisir d'une telle nouvelle, gronda le Roi. Il sera bon qu'avant de déjeuner nous nous rendions là-bas et que nous voyions si nous pouvons les aider en rien.

« - Sur ma foi, précisa Clérot, l'un est passé de vie à trépas et je pense aussi que l'autre voudra lui tenir compagnie, tant ils sont méchamment blessés ! »

Le rêve de Plaisirdemavie.

(Dans le palais de Constantinople, se nouent des intrigues amoureuses. Une nuit, Tirant et Diaphébus, devenu Connétable, vont rejoindre Stéphanie et Carmésine dans leur chambre. La malicieuse Plaisirdemavie, qui a tout orchestré, raconte ce qu'elle a vu à Carmésine le lendemain, sous couvert de l'avoir rêvé.)

« Je vais dire à Votre Majesté ce à quoi j'ai rêvé :

« Alors que je dormais dans une chambre d'apparat en compagnie de quatre demoiselles, j'ai vu arriver Stéphanie, une fine bougie allumée à la main, pour ne pas répandre trop de lumière ; elle s'est approchée de notre lit pour vérifier si nous dormions, et elle a constaté que nous étions assoupies. Mais j'avais l'esprit confus, et je ne sais plus si je dormais ou si j'étais éveillée. Et j'ai vu en rêve que Stéphanie a ouvert la porte de la chambre tout doucement, pour ne pas être entendue, et que derrière il y avait mon seigneur Tirant et le Connétable, qui manifestement l'attendaient. Ils étaient vêtus de pourpoints et portaient des capes et des épées. Ils avaient aux pieds des chaussons de laine, pour ne pas faire de bruit en marchant. Quand ils sont entrés, elle a éteint la lumière et s'est mise devant eux, prenant le Connétable par la main. Tirant les suivait. Pour l'occasion, elle semblait tenir le rôle de guide d'aveugle. Elle les a introduits dans votre chambre. Et Votre Altesse était bien parfumée et fleurait la civette. Vous étiez plutôt élégante, habillée et non pas dévêtue. Tirant vous avait prise dans ses bras et se déplaçait dans la chambre en vous couvrant de baisers. Et vous ne cessiez de lui dire : “ Laisse-moi, Tirant, laisse-moi ! ”. Et lui vous déposait sur le lit de repos. Plaisirdemavie s'approcha alors du lit, et poursuivit :

« -Ah, doux lit ! Tu n'es plus que l'ombre de toi-même à présent, seul, abandonné, inutile ! Où se trouve celui qui t'occupait quand je rêvais ?

« Il m'a semblé m'être levée de mon lit en chemise, et je suis venue placer l'oeil sur le trou de la serrure, d'où je pouvais voir tout ce que vous faisiez. » La Princesse lui demanda :

« -As-tu rêvé davantage ?

Et, ravie de plaisir, elle lui faisait cette question dans des éclats de rire.

« -Oh oui ! sainte Marie ! répondit Plaisirdemavie. Je vais tout vous raconter :

« Vous, madame, vous preniez un livre d'heures et vous disiez :

« - Tirant, je t'ai permis de venir ici pour te donner un peu de repos, pour le grand amour que j'ai pour toi.

« Mais Tirant hésitait à faire ce que Votre Altesse lui disait. Et vous poursuiviez :

« - Si tu m'aimes, tu ne dois pour rien au monde refuser de me garantir des périls à venir ! Ce risque condamnable que j'ai pris par amour pour toi, n'est pas digne d'une jeune fille de ma qualité. Ne rejette pas ma demande, car la chasteté dans laquelle j'ai vécu jusqu'à présent, sans commettre nulle entorse coupable, est méritoire. C'est sous les prières de Stéphanie que tu as obtenu cette grâce amoureuse ; je me suis laissé brûler d'un amour respectable. Et donc, je te prie de bien vouloir te contenter de la grâce que tu as obtenue, dont seule Stéphanie est responsable et pour laquelle elle seule mérite d'être blâmée.

« Et Tirant répondait :

« - Par la faute de la souffrance extrême et exagérée qui, je le vois, tourmente et blesse Votre Majesté qui prend les armes contre elle-même, vous serez condamnée par tous ceux qui savent d'expérience ce qu'est l'amour. Toutefois, je ne veux pas que vous doutiez de moi et que vous pensiez que j'agis faussement. Je croyais très sincèrement que vous vous accorderiez à mon désir, sans craindre les périls à venir. Mais puisque vous vous y refusez et que vous voulez me tourmenter, j'accepte de faire tout ce qu'il vous plaira.

« Et Votre Altesse répondait :

« - Tais-toi, Tirant, et ne sois pas inquiet, car ma noblesse est soumise à ton amour.

« Et vous lui faisiez promettre de ne point vous faire violence, si votre volonté n'épousait pas la sienne. Vous ajoutiez :

« -Si par hasard tu voulais me contraindre, tu m'infligerais une blessure et une mortification sans nom. Ce serait si grave que je n'aurais pas assez d'une vie pour me plaindre de toi, car la virginité perdue l'est à jamais.

« J'ai rêvé que vous vous disiez tout cela.

« Ensuite, mes visions ont continué. Il vous embrassait sans arrêt. Il a défait le bandeau qui entoure votre poitrine et s'est mis à embrasser vos seins sous le coup d'une impatience fébrile. Quand il a été rassasié, il a fait mine de glisser sa main sous vos jupons pour vous chercher les puces. Et vous, madame, vous vouliez l'en empêcher, car je me doute que si vous l'aviez laissé faire, sa promesse aurait couru un grand danger. Et Votre Altesse lui disait :

« - Sois patient, le jour viendra où ce que tu désires tant sera à ta discrétion et où ma virginité épargnée sera pour toi.

« Alors il a posé son visage sur le vôtre, et vous passant les bras autour du cou -comme vous faisiez avec lui, vous enlaçant comme la treille et l'arbre-, il échangeait avec vous des baisers amoureux.

« Puis j'ai vu en rêve Stéphanie sur ce lit. Ses jambes me semblaient s'amollir, et elle ne cessait de répéter :

« - Ah, monsieur, que vous me faites mal ! Ayez donc pitié de moi et ne me tuez pas tout à fait, je vous en prie !

« Et Tirant lui disait :

« - Stéphanie, ma soeur, pourquoi voulez-vous compromettre votre honneur avec de si grands cris ? Ignorez-vous que souvent les murs ont des oreilles ?

« Alors elle prenait le drap, le mettait dans sa bouche et le serrait fortement avec les dents pour ne pas crier. Mais elle n'a pu s'empêcher, au bout d'un moment, de pousser un cri :

« - Hélas, pauvre de moi, que puis-je faire ? La douleur m'oblige à crier. Et d'après ce que je vois, vous avez décidé de me tuer.

« À ce moment, le Connétable lui a fermé la bouche. En entendant cette délicieuse plainte, je souffrais dans l'âme de mon malheur de ne pas être la troisième avec mon Hippolyte. Même si je suis pataude en amour, j'ai compris que c'était là son accomplissement. Mon coeur a ressenti un frémissement d'amour qu'il ignorait, et ma passion pour Hippolyte a redoublé : pourquoi n'avait-il pas droit à mes baisers, comme Tirant à ceux de la Princesse et le Connétable à ceux de Stéphanie ? Et plus j'y pensais, plus grande était ma douleur, et il m'a semblé que j'ai bu un peu d'eau et que je me suis lavé le coeur, la poitrine et le ventre pour calmer ma souffrance.

« Mon ombre a continué de regarder par le trou de la serrure. Au bout d'un moment, Stéphanie a écarté les bras, s'abandonnant et déposant les armes. Mais elle a dit :

« - Va-t'en, homme cruel et froid, qui n'éprouve ni pitié ni miséricorde pour les jeunes filles, allant jusqu'à prendre de force leur virginité. Oh, homme sans foi ! À quelle peine seras-tu condamné si je te refuse mon pardon ? Et tout en me plaignant de toi, je t'en aime davantage. Où est la foi que tu m'avais jurée et que tu as méprisée ? Où est ta main droite unie à la mienne ? Où sont les saints que ta bouche félonne a cités hier et qui peuvent témoigner de ta promesse de ne pas me faire de mal et de ne pas me tromper ? Tu as eu l'audace inouïe de songer sérieusement à voler ma virginité, en abusant de ta force supérieure. Et pour que chacun entende clairement ma plainte...

« Elle a appelé la Princesse et Tirant et leur a montré sa chemise en leur disant :

« - Ce sang est le mien, mais la force de l'amour peut me guérir de cette blessure.

« Elle disait tout cela, les larmes aux yeux. Puis elle a poursuivi :

« - Qui voudra de moi ? Qui m'accordera sa confiance, alors que je n'ai pas su me garder moi-même ? Comment pourrais-je garder une jeune fille que l'on me confierait ? Ma seule consolation est de penser que je n'ai rien fait qui porte tort à l'honneur de mon mari ; je n'ai fait qu'obéir à sa volonté, contre mon gré. Les gens de la cour ne sont pas venus à mes noces, et aucun prêtre n'a revêtu ses habits pour célébrer la messe de mariage. Ma mère n'est pas venue, non plus que mes parentes. Elles n'ont pas eu à me dévêtir pour me revêtir de la robe nuptiale. Elles ne m'ont pas mise de force dans le lit ; j'ai su en effet m'y étendre toute seule. Les musiciens n'ont pas eu à jouer ni à chanter, ni les chevaliers de la cour à danser, car le mariage a été secret. Mais tout ce que j'ai fait c'est pour complaire à mon mari.

« Et Stéphanie disait beaucoup d'autres choses de ce style.

« Après tout cela, alors que le jour approchait, votre Majesté et Tirant la consoliez du mieux que vous pouviez. Plus tard, au deuxième chant du coq, Votre Altesse priait humblement Tirant de bien vouloir se retirer avec son cousin, pour que personne dans le château ne les vît. Tirant vous suppliait de le libérer de son serment afin de pouvoir obtenir le triomphe victorieux qu'il désirait, à l'exemple de son cousin. Mais vous n'avez pas cédé, car vous vouliez remporter la victoire. Lorsqu'ils furent partis, je me suis réveillée et je n'ai plus rien vu, ni Hippolyte ni personne d'autre. Mais j'ai été plongée dans une grande perplexité, parce que ma poitrine et mon ventre étaient mouillés comme dans mon rêve, et je n'étais pas loin de croire que tout ce que je venais de voir devait être vrai. Ma douleur est devenue si vive que je me retournais dans mon lit, comme un malade à l'orée de la mort qui ne trouve pas son chemin. J'ai donc décidé d'aimer Hippolyte d'un coeur sincère. Et je suis prête à avoir une vie aussi douloureuse que celle de Stéphanie. Personne ne viendra-t-il porter remède à mon état pendant que je garderai les yeux fermés ? L'amour a troublé tous mes sens, et je suis morte si Hippolyte ne vient pas à mon secours, à moins de passer ma vie à dormir. Car, c'est sûr, celui qui se réveille d'un rêve merveilleux souffre mille morts. »