Essai
Nouvelle parution
J.-L. Comolli, Cinéma contre spectacle

J.-L. Comolli, Cinéma contre spectacle

Publié le par Laure Depretto

Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle

Lagrasse: Verdier, 2009, 256 pages

  • ISBN:  978-2-86432-587-1
  • 18,50 euros

Présentation de l'éditeur:

La sainte alliance du spectacle et de la marchandise s'est réalisée.D'un pôle, d'un tropique à l'autre, le capital a trouvé l'arme absoluede sa domination : les images et les sons mêlés. Jamais dans l'histoireautant de machines n'avaient donné à autant d'hommes autant d'images etde sons à voir et à entendre. L'aliénation dévoilée par Marx n'est plusseulement ce qui dore la pilule amère de la misère, l'opium du peuple ;elle va au-delà du service rendu au capital.
Elle se sertelle-même. Les spectacles, les images et les sons nous occupent dans lebut de nous faire aimer l'aliénation en tant que telle. Le spectacle nese contente pas de servir la marchandise. Il en est devenu la formesuprême.
Se battre contre cette domination, c'est mener un combatvital pour sauver et tenir quelque chose de la dimension humaine del'homme. Cette lutte doit se faire contre les formes mêmes que lespectacle met en oeuvre pour dominer. Il nous revient, spectateurs,cinéastes, de défaire maille à maille cette domination, de la trouer dehors-champ, l'ébrécher d'intervalles. Cinéma contre spectacle ? Maisc'est le cinéma qui, dans son histoire, a construit un spectateurcapable de voir et d'entendre les limites du voir et de l'entendre ! Unspectateur critique.
Cette dimension critique était en jeu dans les six articles parus sous le titre « Technique et idéologie » dans les Cahiers du cinéma (1971-1972). Ils sont repris ici, pour la première fois depuis ces années cruciales, dans la deuxième partie de l'ouvrage.


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"Cinéma contre spectacle", de Jean-Louis Comolli : quand le spectateur construit son regard et sa liberté, par Jacques Mandelbaum

LE MONDE DES LIVRES | 01.10.09 | Article paru dans l'édition du 02.10.09

http://www.lemonde.fr/livres/article/2009/10/01/cinema-contre-spectacle-de-jean-louis-comolli_1247675_3260.html 

Amateur de jazz, critique et théoricien de cinéma, enseignant etformateur, auteur d'une fiction méconnue et grand documentariste : letalent éclectique de Jean-Louis Comollin'est plus à démontrer. En 2004, la compilation en ouvrage d'une sériede textes sur le cinéma écrits entre 1988 et 2004 et glanés dansdiverses revues (Voir et pouvoir, Ed. Verdier) avait enfinpermis de prendre la mesure d'une des pensées les plus cohérentes,subtiles et stimulantes en la matière. De ce riche corpus, Cinéma contre spectacle tire un fil que son titre explicite.

L'ouvrage est cependant plus complexe qu'il n'y paraît, pour deuxraisons. La première est qu'il substitue au pamphlet attendu un texteérudit et argumenté, mais non moins vigoureux, sur la nature et lesenjeux du cinéma. La seconde tient dans son agencement déconcertant,composé d'une première partie inédite, puis de la réédition d'une séried'articles parus initialement du printemps 1971 à l'automne 1972 dansles Cahiers du cinéma, revue de référence de la cinéphilie française, sous le titre "Technique et idéologie".

Auprogramme du premier texte, on retrouve des motifs, une rage d'endécoudre et une élégance d'écriture chers à l'auteur. Il s'agit dedémontrer en quoi le cinéma, partie prenante désormais minoritaire dela profusion des médias et des images, offre, aujourd'hui plus quejamais, à ses spectateurs l'opportunité de construire leur propreregard, contre la logique dominante du flux continu. "La sainte alliance du spectacle et de la marchandise annoncée et analysée par Guy Debord dès 1967 s'est aujourd'hui réalisée, prévient l'auteur en introduction. Elle gouverne notre monde (...). Ilnous revient de changer ces manières. De les remplacer par d'autres.Dans son histoire, il est arrivé plus d'une fois au cinéma de supposeret de construire un spectateur digne de ce nom, capable non seulementde voir et d'entendre (ce qui ne va déjà pas de soi) mais de voir etd'entendre les limites du voir et de l'entendre. Un spectateurcritique. Celui que le spectacle veut faire disparaître." Tout estdit, et l'argumentation serrée qui suit, précisément parce qu'elleporte sur les rapports indissolubles entre technique et vision dumonde, s'emploie à le prouver de manière très convaincante.

Le contexte de l'"après-68"

Acet égard, il était logique de ramener à la lumière "Technique etidéologie". Texte qui n'avait d'autre but que de prendre d'assaut ledernier sanctuaire résistant au "tout-politique" de l'époque : celuid'une histoire technique du cinéma, prônant la neutralité de soninvention comme de ses développements. Texte lui-même tributaire de lapassion théorique du moment, pour cette raison ardu et néanmoinspassionnant à lire aujourd'hui. Il faut en évoquer le contexte. Dans lereflux de l'après-Mai-68, les Cahiers du cinéma se radicalisentà gauche. La critique y aspire à devenir une science matérialiste.L'impératif de l'engagement idéologique y crée tout à la fois unextraordinaire appel d'air intellectuel (de Marx à Derrida en passantpar Foucault, Lacan et Althusser) et, à terme, une tentationdogmatique, la revue finissant de fait par passer avec armes et bagagesdans la mouvance maoïste.

"Technique et idéologie" se situe aucoeur de ce foisonnement général et de cette transition particulière.On y trouve donc deux choses à la fois. Une stratégie polémique quivise à ne pas se laisser doubler sur la gauche par des revuesconcurrentes (Cinéthique en l'occurrence) tout en ferraillant avec l'approche "idéaliste" des figures tutélaires de la théorie du cinéma (André Bazin, Jean Mitry).Mais aussi bien une acuité d'analyse qui tient bon sur l'essentiel, àsavoir le rapport critique au cinéma, et qui range ce texte parmi lesquelques monuments de l'histoire de la revue. Sur les raisons du retardde l'invention du 7e art, sur la disparition de laprofondeur de champ au moment où naît le cinéma parlant, ou sur la"transparence" de la mise en scène hollywoodienne, Comolli livre icides hypothèses pénétrantes, qui en révèlent la détermination proprementidéologique : la recherche d'une illusion toujours plus parfaite.

Laclé du livre réside donc dans la conjonction de ces deux textes, dansla réflexion qu'inspire leur articulation, dans la continuité qu'ellemanifeste. Car, par-delà les mutations et les désillusions qui ontaffecté et le cinéma et l'auteur en l'espace de trente ans, ce livrelucide et roboratif témoigne d'une espérance intacte. Au désarroi quiaccompagne aujourd'hui la disqualification des utopies artistiques etsociales, il oppose la fidélité à une pensée du cinéma qui réaffirme lapossible et nécessaire résistance du spectateur, et partant du sujet, àsa propre aliénation. Il n'échappera à personne - c'est d'ailleursl'intérêt général de l'ouvrage - que ce credo sinon insurrectionnel, dumoins émancipateur, intéresse un cercle beaucoup plus large que celuide la cinéphilie.