Essai
Nouvelle parution
J.-C. Bailly, La Véridiction. Sur Philippe Lacoue-Labarthe

J.-C. Bailly, La Véridiction. Sur Philippe Lacoue-Labarthe

Publié le par Marc Escola

La véridicition. Sur Philippe Lacoue-Labarthe
Par Jean-Christophe Bailly

Paru le: 6 octobre 2011
Editeur: Christian Bourgois
Collection: Détroits
ISBN: 978-2-267-02225-4
EAN: 9782267022254
Nb. de pages: 89 pages


Prix éditeur : 10,00€

    
La possibilité d'un poème qui, anéantissant la pose poétique, donnerait consistance à une phrase dont la diction (l'énonciation, la dictée) serait véridiction et le rapport surtendu de cette phrase à ce qui s'entend dans la musique ou dans l'interruption (rythme ou silence) et la possibilité qu'à travers tout cela ce soit la vie qui remonte et se souvienne d'elle-même comme si elle s'en allait...
Telle fut l'extraordinaire condensation d'expérience à laquelle Philippe Lacoue-Labarthe lia sa vie. Tel est l'espace de réflexion des trois essais composant ce livre qui lui rend hommage.

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Le site nonfiction.fr propose un compte rendu de cet ouvrage:

"La poésie, l'expérience", par T. Coste.

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Dans Le Monde des livres du 2/12/11, on pouvait lire cet article de Y. Haenel:

"Comme des insondables" : ce sont les derniers mots d'un livre que l'écrivain Jean-Christophe Bailly a consacré aux animaux, Le visible est le caché (Le Promeneur, 2009). L'expression convient parfaitement à l'auteur lui-même, ainsi qu'à son ami philosophe Philippe Lacoue-Labarthe, mort en 2007, auquel il rend hommage dans un petit livre dense et passionnant, La Véridiction. La modestie de ce texte, comme toujours chez Bailly, cache une méditation sur l'expérience de la pensée, sur la venue de la voix, sur la possibilité, aujourd'hui, d'une existence poétique. Cet "insondable" est l'essentiel. Ce qui se joue depuis plusieurs décennies sous le nom de Bailly comme sous celui de Lacoue-Labarthe relève à mes yeux de ce qu'il y a de plus décisif : l'existence de la littérature.

Paraît, en même temps que La Véridiction de Bailly, le livre posthume de Lacoue-Labarthe sur Maurice Blanchot (1907-2003), Agonie terminée, agonie interminable, où "Lacoue", comme l'appelle affectueusement son ami, interroge cette expérience paradoxale qu'est la traversée de la mort. Car chacun sait que la mort est précisément ce dont on ne peut faire l'expérience. Agonie terminée, agonie interminable, loin des psalmodies morbides, s'attache à découvrir la généalogie d'une double extase que Blanchot raconte dans L'Instant de ma mort et dans L'Ecriture du désastre, laquelle, rejouant la scène immémoriale de la mort telle qu'on la rencontre chez Montaigne, Rousseau ou Artaud, réinvente cet événement comme ce qui a toujours eu lieu, et fonde non plus un terme, mais une origine. Cette extraordinaire opération que Blanchot accomplit sur la mort est sans doute la plus radicale contestation de celle-ci qui puisse s'effectuer : Blanchot inverse la mort en une impossibilité de mourir, dont il fait l'espace de la littérature, laquelle devient ce lieu étrange, suspendu, où il est possible de faire ce qui est l'impossible même, c'est-à-dire d'expérimenter la mort.

Dans la fidélité à Blanchot, Philippe Lacoue-Labarthe, on le comprend en lisant le livre de Bailly, vivait une expérience austère, inquiète, peut-être déchirante, celle d'un certain nouage entre philosophie et poésie, selon lui le lieu même du tragique, celui où l'histoire occidentale a elle-même expérimenté, de Montaigne à Benjamin, en passant par Rousseau ou Hölderlin, la possibilité de sa parole. Cette expérience, dont Lacoue-Labarthe rappelle le sens étymologique de "traversée d'un péril", est aussi une extase : c'est dans cet intervalle, auquel Bailly et Lacoue-Labarthe donnent le nom de "battement", d'"interruption", de "césure", que peut survenir l'existence poétique, celle où l'on accorde vie à "une parole non plus personnelle, mais immensément donnée".

C'est pourquoi, lisant dans l'éblouissement ces deux ouvrages, j'avais sans cesse en tête les autres livres de Bailly et Lacoue-Labarthe, notamment, de ce dernier, Phrase, son grand livre de poésie, ou plutôt de "prose coupée", dont Bailly évoque ici magnifiquement le royaume de pliures, la résonance mate toute proche de la prière, et auquel, dans un jeu amical dont les oeuvres sont l'écho secret, son propre livre prosodié, Basse continue, semble répondre.

Existe-il plus belle aventure que celle de la littérature ? Quelque chose de fondamental s'incarne ici, à travers cette discrétion insoumise qui lie deux amis à tenir leur existence ouverte au "passage de la vérité", lorsque celle-ci s'éprouve non plus sous la figure de l'autorité, mais dans la nervure d'un chant furtif. Ainsi, sous leur nom, comme sous le nom de chaque écrivain conséquent, se rejoue (se déjoue aussi) ce qu'il y a de plus décisif dans l'expérience de la littérature, et que Lacoue-Labarthe récapitule ainsi : "La révolution et la communauté, l'oeuvre et l'expérience, l'amitié et la mort, la transparence et la douleur."

Aussi faut-il dire l'importance de cette aventure à la fois collective et individuelle, ce "rayonnement secret et ardent" qui passe non seulement par Bailly et Lacoue-Labarthe, mais aussi par Jean-Luc Nancy et Michel Deutsch, aventure qui se déploie depuis la fin des années 1970, à partir d'une méditation des textes du romantisme allemand (en particulier ceux de l'Athenaeum, la revue des frères Schlegel et de Novalis), et qui procède, en traversant tous les genres, et jusqu'au théâtre, d'une lecture attentive, toujours relancée, de Heidegger, de Benjamin et du Lenz de Büchner.

Cette communauté évasive, buissonnière, s'est rassemblée autour de l'expérience d'une parole qui se refuse à trancher entre la prose et la poésie, où ni l'une ni l'autre ne s'excluent comme genre, mais s'aimantent comme désir, et accomplissent leur vérité secrète : "prose" est ainsi le nom, écrit Jean-Christophe Bailly, de l'"accomplissement du poème", ce que manifeste le merveilleux livre qu'il a consacré récemment à la France, Le Dépaysement (Seuil, prix Décembre), véritable provision de nuances, dont l'écriture, par glissements, ondulations, "tuilages", comme il dit, procure à ses phrases une douceur labyrinthique.

La littérature est l'expérience même de la solitude, mais son déploiement passe par l'amitié, c'est-à-dire l'ouvre à une exigence politique qui la met à l'épreuve. Et dans La Véridiction, livre d'amitié où passe en sourdine la figure de Georges Bataille, qui inventa la communauté de ceux qui la contestent, l'amitié de Bailly pour Lacoue-Labarthe tend précisément vers une communauté qu'elle déjoue sans cesse.

On sourit en pensant qu'une telle exigence de pensée est peut-être inaudible aujourd'hui, et qu'elle peut sonner comme un défi - un défi sans protestation - à une époque où la littérature est devenue un marché comme un autre. La société raffole des écrivains : en les réduisant au produit, elle peut facilement les intégrer à son bavardage. Mais quand deux ou trois isolés évoluent ensemble, il est plus difficile pour elle de les contrôler : les amitiés, écrit Bailly, sont des "événements intérieurs à la pensée". Cet appel tournoyant d'un nom vers l'autre, puis vers tous les noms, où se brouillent les identités, je l'appelle la littérature.

LA VÉRIDICTION. SUR PHILIPPE LACOUE-LABARTHE de Jean-Christophe Bailly. Christian Bourgois, 90 p., 10 €.

AGONIE TERMINÉE, AGONIE INTERMINABLE. SUR MAURICE BLANCHOT de Philippe Lacoue-Labarthe. Galilée, "La philosophie en effet", 162 p., 27 €.

Yannick Haenel, écrivain
Article paru dans l'édition du 02.12.11