Questions de société

"Investissements d'avenir : comment les consultants ont pris place dans le champ universitaire", dossier Educpros, 25/02/2011

Publié le par Arnaud Welfringer (Source : SLU)

"Investissements d'avenir : comment les consultants ont pris place dans le champ universitaire", dossier Educpros, 25 février 2011


Introduction

Faire appel à des cabinets de conseil est une pratique de plus en plus courante dans le monde de l'enseignement supérieur. Le passage à l'autonomie, l'opération Campus, les réflexions sur d'éventuelles fusions avaient déjà préparé le terrain. Avec leurs 22 milliards d'euros de dotations à la clef pour l'enseignement supérieur et la recherche, les Investissements d'avenir ont définitivement entériné cette nouvelle manière de fonctionner. Non sans difficultés.

Car les établissements ont dû, dans des délais extrêmement courts, exprimer leurs besoins et définir le périmètre d'intervention des consultants. Les stratégies, et les budgets débloqués, varient énormément d'une mission à l'autre. La concurrence est rude, et d'autant plus difficile à gérer que, sur ce marché relativement nouveau, ce sont souvent les mêmes cabinets qui interviennent auprès de candidats rivaux.

Il n'en fallait pas plus pour exacerber les tensions nées de la rencontre de ces deux univers. Sans compter que, face aux enjeux politiques et financiers, les présidents ont eux-mêmes pris les dossiers en main, se voyant parfois accusés d'autoritarisme par les enseignants-chercheurs : ceux-ci ont pu, en effet, se sentir dépossédés de leurs projets scientifiques et avoir le sentiment d'un contournement des instances collégiales traditionnellement convoquées pour définir les priorités stratégiques.

Investissements d'avenir : quelles missions confiées aux consultants ?

Deloitte, Ernst & Young, Capgemini… Tous les grands noms du consulting, mais aussi des cabinets plus spécialisés comme Erdyn ou Ineum, ont répondu aux appels à projets lancés par les établissements, PRES et universités, ayant besoin d'aide pour monter leurs dossiers de candidature aux Investissements d'avenir. Avec une implication de la part des consultants plus ou moins forte.

D'une manière générale, les établissements mettent en avant la nécessité d'avoir un regard extérieur et neutre sur leurs dossiers, ainsi qu'un soutien méthodologique : « Le rôle des cabinets a notamment été de nous rappeler en permanence le cahier des charges et l'agenda », témoigne Bernard Saint-Girons, président du PRES université Paris-Est. Les cabinets sont également considérés comme utiles pour faire le benchmark d'un marché pas toujours bien connu des universitaires, alors que le ministère avait insisté sur l'importance de la valorisation économique des projets et des liens avec des acteurs extérieurs à l'université.

« Nous ne nous mettons pas à la place des scientifiques, insiste Patrice Lefeu, directeur associé chez Ernst & Young, chef de projet sur les Investissements d'avenir : nous aidons les établissements à dépasser le projet scientifique pour l'inscrire dans la logique du commissariat général à l'investissement, à savoir créer de la valeur durable. Pour cela, nous travaillons sur le positionnement marketing, les applications industrielles, le business model, l'ingénierie financière, les indicateurs de performance et notamment leur impact sur l'emploi, la croissance, le développement territorial, l'innovation et la création d'entreprises… Autant de domaines pour lesquels notre action est complémentaire de celles des enseignants-chercheurs. »

Des périmètres à géométrie variable

Cependant, les champs d'action des cabinets de conseil varient beaucoup. « Nous sommes présents sur huit sites, notre intervention est allée de la simple relecture de quelques documents à la réflexion sur la gouvernance, en passant par le management de projet ou l'aide à la formulation d'une ambition en matière académique, scientifique et stratégique, relate Loïc Jouenne, associé chez Deloitte, en charge du secteur éducation. Nous avons même parfois travaillé sur le volet purement scientifique, souligne-t-il. Dans ce cas, nous avons noué un partenariat avec Mapping Consulting Toulouse, un cabinet spécialisé, doté d'une forte coloration scientifique. »

Il faut dire que les établissements ont des compétences internes variables en matière de gestion de projet, mais aussi des visions très différentes de ce qu'il est possible, et acceptable politiquement et stratégiquement, de confier à un cabinet extérieur. Ainsi, pas question pour l'université de Lorraine de sous-traiter l'écriture du dossier : « Une relecture critique, oui, mais pas la rédaction », insiste Hervé Coilland, délégué général du PRES, qui a par ailleurs fait le choix de recourir à un seul cabinet, en l'occurrence Deloitte. « Avoir le même prestataire pour suivre l'ensemble des dossiers nous a semblé plus cohérent pour définir nos projets d'excellence. »

À l'inverse, l'université de Strasbourg s'est surtout fait aider pour la rédaction des dossiers, notamment par les cabinets, Ineum et Dual, : « Les consultants ont travaillé en appui de notre projet, pas en amont, explique Guy-René Perrin, délégué général de l'UdS pour les Investissements d'avenir. On considérait que les idées devaient venir de l'université, et nous avons beaucoup hésité à faire appel à un cabinet. En définitive, nous avons lancé un appel en interne dès la fin 2009, et les consultants ne sont intervenus qu'à l'automne 2010, pour nous aider à mettre en ordre nos idées, et aussi à les tester, en jouant le rôle de contradicteurs. »

La confrontation de deux mondes

À mi-chemin entre ces deux stratégies, l'université Paris-Est a confié le premier jet de la rédaction aux deux cabinets mandatés pour l'IEED (institut d'excellence pour des énergies décarbonées, et l'Idex (Initiative d'excellence). La démarche du PRES, précise son président Bernard Saint-Girons, « a été d'inscrire dans une perspective stratégique le projet scientifique travaillé en interne ». À ses yeux, cette collaboration correspond au « croisement de ces deux expertises : le projet universitaire scientifique et la maîtrise technique des appels d'offres. Cette confrontation a été constructive. » Bernard Saint-Girons met par ailleurs en avant « l'habitude des établissements membres, fondateurs et associés, de travailler ensemble depuis la création du PRES en 2007 ». « C'est pourquoi il ne nous est en revanche pas apparu indispensable de faire appel à un cabinet pour les Equipex, Labex et Cohortes : dans ces cas-là, il s'agit plus d'un changement d'échelle que de nature, alors qu'avec l'IEED et l'Idex, on change vraiment d'exercice. »

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L'université, un marché florissant pour les cabinets de conseil

Le coût des missions de conseil est variable selon le périmètre d'intervention défini par les établissements. Mais une chose est sûre : le recours aux consultants est désormais devenu monnaie courante dans le monde universitaire, et devrait être amené à se développer.

Si le sujet reste tabou chez certains, d'autres en parlent plus ouvertement. Ainsi, l'université de Bordeaux assume avoir versé un total de 250.000 € aux cabinets Ineum, Erdyn et Alcimed, qui ont cumulé 244 jours de travail, pour un accompagnement global de la candidature du PRES, à la fois stratégique et technique. Une charge de travail qui n'est d'ailleurs pas toujours bien évaluée par les cabinets : l'université de Bordeaux a reçu des réponses propositions allant de 90.000 à 347.000 €. « Si certaines nous ont paru trop spécifiques, d'autres étaient vraiment sous-dimensionnées », raconte Hélène Jacquet, chargée de la stratégie et des grands projets du PRES.

En outre, ce budget alloué aux cabinets de conseil ne représente ici « qu'un quart de l'investissement total : si l'on prend en compte le temps d'ingénierie interne avec une équipe renforcée, le temps de montage des dossiers par les enseignants-chercheurs et le travail de l'équipe présidentielle, on n'est pas très loin du million d'euros sur l'année », estime-t-elle.

L'université de Lorraine, pour sa part, se contente de mentionner « 100 jours de travail ». Ce qui permet néanmoins d'estimer le montant à environ 100 000 €, la journée d'un consultant étant généralement facturée autour de 1 000 €. De son côté, le PRES lyonnais déclare, malgré l'important investissement en interne, « 350 000 € jusqu'à présent », les missions des cabinets étant susceptibles de se prolonger. Cependant, souligne Jean-Michel Jolion, délégué général du PRES de Lyon, « avec les appels d'offres que nous avons remportés pour Equipex et Cohortes, nous avons d'ores et déjà largement rentabilisé notre investissement, puisque nous avons dépassé les 50 millions d'euros, dont 10 millions de consommables ».

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Face aux consultants, les enseignants-chercheurs se sont sentis marginalisés

L'appel à des cabinets de conseil pour être candidats aux Investissements d'avenir a suscité de nombreux remous au sein de la communauté universitaire. Outre le principe même de la collaboration, c'est la manière de travailler des consultants et la façon dont les présidents ont géré ces dossiers qui ont été pointées du doigt.

Le bien-fondé de l'aide en cause

Pour certains, c'est le principe même du recours à des consultants qui est remis en cause, à l'image d'Emmanuel Saint-James, de Sauvons la recherche, qui juge «  tout simplement hallucinant de faire appel à l'extérieur. Les chercheurs savent rédiger » ! Le président de l'association, devant la fréquence de ces collaborations, va jusqu'à se « poser la question de savoir s'il n'y a pas eu des directives en ce sens de la part du ministère ».

Par ailleurs, au-delà de la question des compétences, les délais impartis étaient trop courts pour que les établissements puissent mobiliser en interne les ressources nécessaires au montage des dossiers. Un argument inacceptable pour le Snesup : « L'urgence habille l'autorité, ce n'est pas une raison pour gâcher des ressources initialement dévolues au service public de l'enseignement supérieur et de la recherche », dénonce Stéphane Tassel, secrétaire général du syndicat. « Il n'est pas normal que les présidents aient accepté de jouer ce jeu-là, renchérit Emmanuel Saint-James. La CPU aurait pu organiser un boycott des appels d'offres des Investissements d'avenir ! Elle a déjà su tenir une position forte face au ministère, notamment sur le dernier budget. Mais c'est vrai que les instances étaient en plein renouvellement… »

Culture et langage différents

L'intervention des consultants a également été critiquée sur la forme. Les cabinets ont beau s'en défendre, « il est clair que les interlocuteurs que nous avons eus ne parlaient pas tous le langage des universitaires ou des chercheurs », souligne Bernard Saint-Girons, le président de l'université Paris-Est. Ajoutant cependant : « C'est également à nous de trouver les formulations les plus pertinentes. »
D'autres ne se montrent pas aussi conciliants et dénoncent, comme Emmanuel Saint-James, le « verbiage » des dossiers rédigés par les consultants, dans lesquels le secrétaire général du Snesup, Stéphane Tassel, ne voit qu'une «  liste mise en forme des équipes classées A et A+ dans un regroupement d'établissements ». « Il n'y a pas de fond scientifique », déclare-t-il.

« C'est un problème de culture », analyse Jean-Michel Jolion, délégué général de l'Université de Lyon. Le choix des mots et l'interprétation du cahier des charges par les consultants ont pu être quelque peu “extrémistes”. Mais nous avons refusé le diktat du périmètre d'excellence centré sur les A+++. » Cela afin de mettre en place ce qu'il appelle un « projet global, et non une initiative d'excellence focalisée sur une vision élitiste ».

La frustration des enseignants-chercheurs

Du reste, « faire appel à des cabinets pour la stratégie globale comporte un risque, relève Guy-René Perrin, délégué général de l'université de Strasbourg : que les personnels ne s'approprient pas le projet et que celui-ci reste le projet très bien ficelé d'un consultant, sans jamais devenir celui de l'établissement ». Et tel est bien le principal reproche adressé aux présidents, qui ont souvent travaillé pour l'essentiel avec leur garde rapprochée sur ces Investissements d'avenir, même si des réunions d'information ont pu être organisées avec l'ensemble de la communauté.

« Beaucoup de gens au sein des établissements ont été associés aux projets, mais pas tous, naturellement, compte tenu d'un calendrier très contraignant », constate Loïc Jouenne, associé responsable du secteur éducation chez Deloitte. Et d'analyser que « le modèle de gouvernement au sein de l'université est en train de changer. Or, beaucoup vivent encore dans l'illusion d'une gouvernance partagée entre tous, alors qu'aujourd'hui la colonne de direction est nécessairement plus resserrée, comme elle l'est par tradition dans beaucoup d'établissements publics ».

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Des universités en concurrence conseillées par les mêmes consultants

Un marché spécifique et encore émergent, des délais très courts mais des dossiers d'envergure avec des millions d'euros en jeu qui nécessitaient de mobiliser rapidement et simultanément plusieurs consultants : c'est ainsi que, souvent, les mêmes cabinets ont répondu aux appels d'offres et ont été retenus par des établissements en concurrence.

Si travailler pour des concurrents est une pratique courante dans le conseil, elle n'en pose pas moins parfois des questions de déontologie. D'autant que les cabinets n'avancent pas tous les mêmes arguments. Ainsi, Ernest & Young met en avant le fait que les établissements accompagnés étaient éloignés géographiquement et préparaient des projets différents. Mais de toute façon, souligne Patrice Lefeu, leurs « équipes ont l'habitude de ces situations de concurrence et travaillent de façon absolument confidentielle ». Deloitte assure pour sa part avoir clairement séparé les équipes en charge des différents dossiers : « Elles ne communiquaient pas entre elles sur les choix stratégiques », indique Loïc Jouenne, associé responsable du secteur éducation.

« C'est une question d'éthique professionnelle, affirme aussi Olivier Fallou, associé chez Erdyn. Cependant, glisse ce docteur en physique, sans rien divulguer de confidentiel, il est entendu que l'on peut mutualiser notre travail et partager les retours d'expérience. Si ce n'est pas exprimé de manière explicite, cet apport reste important pour les établissements. »

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