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In memoriam Francesco Orlando

In memoriam Francesco Orlando

Publié le par Marielle Macé (Source : André Guyaux)

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In memoriam Francesco Orlando

Francesco Orlando est mort à Pise dans la nuit du 21 juin. Il était né enSicile. Il y avait passé son enfance et sa première jeunesse. Je me suistoujours imaginé que son étrange et élégante silhouette, ses cheveux chassésvers l'arrière comme une crinière, l'ample gestuelle de ses bras, ses grandsyeux atteints d'un léger strabisme, son sourire marquant l'écoute et sa paroleà la fois lente et volubile reflétaient l'âme des peuples qui s'étaientaffrontés et mélangés sur le caillou détaché de la botte, les Grecs, lesArabes, les Normands. Sa carrière académique lui a fait traverser l'Italie, dePalerme à Venise, de Venise à Naples, de Naples à Pise, mais son éveilintellectuel s'était fait à Palerme. Il y étudiait le droit et rêvait delittérature quand l'un de ses premiers essais tomba entre les mains de GiuseppeTomasi di Lampedusa, le futur auteur du Guépard. Ils se rencontrèrent en juillet 1953, et le modeste étudiant dedix-neuf ans devint l'ami du prince, qui lui apprit l'anglais pour lui faire mieuxlire Edgar Poe. Son itinéraire de critique et de théoricien de la littératurel'éloignera – il aimait rappeler cette divergence – du message beuvien, fondésur la conviction d'une consanguinité entre « l'homme et l'oeuvre »,que délivrait Lampedusa dans les leçons qu'il réservait à un happyfew d'étudiants palermitains (voir ses« Leçons sur Stendhal », dans Sciascia et Lampedusa, Stendhalet le Siècle, Maurice Nadeau, 1984).Orlando souriait affectueusement devant cette illusion d'optique. Il seréclamait de Proust et lisait les oeuvres dans un rapport intime et exclusif avecelles. Son but était de transposer intellectuellement le plaisir du texte. Jusqu'àla fin de sa vie, il conservait cette faculté de l'étonnement, dont Baudelairedit qu'elle conditionne le plaisir. Et son charisme venait de l'idée qu'ilavait que son interlocuteur, ou ses auditeurs – car il était un conférencieréblouissant –, pouvaient partager cet étonnement et ce plaisir. Même si cheminfaisant, il a sollicité le point de vue freudien ou marxiste, il était avanttout un immense lecteur, un lecteur universel. Il avait la curiosité de toutesles littératures. Il se tournait vers elles ou vers la musique, son autre« primitive passion », comme vers un paysage intérieur et sansfrontières.

Francesco Orlando laisse un brillant héritage. Ses disciples sontaujourd'hui, en Italie, les figures de référence de la francesistica. Il avait donné aux colloques de littératurecomparée de la Fondation Malatesta, qui se tiennent chaque année, à la fin dumois de mai, à Sant'Arcangelo, un magnifique essor. L'université et la presseitaliennes ont salué le grand maître qu'il était. Un émouvant hommage lui a étérendu dans la cour d'honneur de l'université de Pise. Considérable en Italie,son rayonnement n'a pas encore atteint la France. Il en va de son oeuvre commede celles de Contini, de Praz ou de Macchia : elles traversent un longpurgatoire avant de parvenir aux portes de Paris. À ce jour, seuls deux livresd'Orlando ont été traduits en français : Lecture freudienne de« Phèdre » (Les Belles Lettres,1986) et Un souvenir de Lampedusa (L'Inventaire, 1996). Il est mort au moment où quelques promessesapparaissaient d'une meilleure reconnaissance. Il corrigeait, depuis quelquesmois, les épreuves de la version française de son grand livre sur l'objet désuetdans la littérature (Gli oggetti desueti nelle immagini dellaletteratura, Einaudi, 1993 ; nouv. éd.1994 ; trad. anglaise : Obsolete Objects in the LiteraryImagination, Yale University Press, 2006).Il faut remercier ceux qui ont porté ce beau projet : Luc Fraisse, relayépar François Roudaud, puis par Paolo Tortonese ; Didier Alexandre, qui aaccueilli le volume dans sa collection d'essais aux Éditions Classiques Garnier ;et les deux traducteurs, Aurélie et Paul-André Claudel, en qui FrancescoOrlando plaçait toute sa confiance et qui ont travaillé en liaison étroite aveclui. Le dernier numéro de L'Année Baudelaire (n° 11-12, 2007-2008) contient la versionfrançaise de son essai sur « Baudelaire et le soir », établie par lesdeux mêmes traducteurs. Il faut espérer d'autres initiatives, comme celle, parexemple de traduire son roman, La doppia seduzione (1956 ; Einaudi, 2010).

 André Guyaux