Collectif
Nouvelle parution
Habiter le trouble avec Donna Haraway

Habiter le trouble avec Donna Haraway

Publié le par Marc Escola

Habiter le trouble avec Donna Haraway

Texte réunis et présentés par Florence Caeymaex, Vinciane Despret et Julien Pieron


éd. Dehors

Nombre de pages : 384
Prix : 22 euros
ISBN : 978-2-36751-019-4
Date de sortie 16 mai 2019



Habiter le trouble, dit Donna Haraway, est une invitation à penser, à ouvrir de nouvelles possibilités de cohabitation et de continuation, dans des temps de bouleversements écologiques et de violences natureculturelles sans précédent. Accompagnés de deux entretiens («Le rire de Méduse» et «La tentation de l’innocence»), les essais ici réunis se présentent comme autant d’enquêtes avec et à partir de Haraway – dans les domaines de l’anthropologie, de la philosophie, des sciences sociales et de la création artistique. Se proposant d’habiter le trouble sur des terrains divers, ces textes portent, chacun à leur façon, le témoignage d’une rencontre située avec l’oeuvre de Donna Haraway. Croisant les figures des cyborgs et des espèces compagnes, auxquelles s’ajoutent aujourd’hui les créatures du Chthulucène, ils proposent de reprendre et de prolonger quelques-uns des motifs majeurs de son travail : le jeu de l’écriture et des tropes, la fabrication des temps et des histoires, l’importance de vivre en mortels, la puissance des politiques féministes.

Les auteurs
Donna Haraway ; Florence Caeymaex ; Vinciane Despret ; Julien Pieron ; Isabelle Stengers ; Jessica Borotto ; Jérémy Damian ; Kim Hendrickx ; Ariane d’Hoop ; Amandine Guilbert & Rémi Eliçabe ; Elsa Maury ; Lucienne Strivay ; Fabrizio Terranova ; Benedikte Zitouni.

On peut lire sur nonfiction.fr deux articles sur cet ouvrage :

"La vie dans les ruines", par H.-S. Afeissa.

Voir aussi sur nonfiction.fr :

"Donna Haraway : se connecter avec les autres en retissant notre temps", par Christian Ruby.


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Extrait : p. 70-74
Le rire de Méduse. Entretien avec Donna Haraway
par Florence Caeymaex, Vinciane Despret et Julien Pieron

« Staying with the trouble » (habiter le trouble), est une proposition qui nous intéresse. Dans quel genre de politique nous engage-t-elle ?

En un certain sens la notion de politique est trop étroite. « Politique » est un de ces mots qui a été tellement capturé et enfermé dans des catégories – comme quand on se demande si untel adopte une politique correcte, ou quelle sorte de politique il adopte. Staying with the trouble est, dans votre sens ou dans celui d’Isabelle Stengers, une proposition, une invitation, une affirmation forte qui ouvre une possibilité de cohabitation . C’est une « proposition » au sens qu’Isabelle prête à cette notion dans son commentaire de Whitehead, ce qui implique des appâts (lures). En tant que proposition, staying with the trouble tient pour acquis que les modes d’ordre établis se sont effondrés ou sont en voie d’effondrement, et qu’il devient à la fois urgent et possible d’envisager autre chose. Staying with the trouble insiste aussi sur le fait que nous sommes engagés dans une espèce de construction collective, dans des façons plus florissantes, plus robustes, moins meurtrières de vivre les uns avec les autres. Cela part du fait qu’on ne peut jamais reprendre les choses à zéro. L’un des grands dégâts causés par les discours dont nous avons hérité, c’est qu’ils supposent qu’on efface tout et qu’on recommence, comme si la seule possibilité de continuer c’était d’effacer le passé, parce que le passé serait trop horrible pour être encore porté et hérité, comme s’il devait y avoir une terre brûlée avant que la cité de Dieu puisse s’établir. Dans leurs formes séculières, je pense que ces discours ont fortement marqué la conception de ce qui compte comme politique.

Et avec Méduse, la seule Gorgone mortelle, j’hérite et nous héritons d’un monde dans lequel recommencer à zéro n’est jamais, au grand jamais, la règle du jeu. La Terre n’a jamais connu cette création ex nihilo, cette origine à partir de rien. En effet l’origine même, ou la venue à l’être complexe qui recommence sans cesse sur Terre, ont été selon moi mieux figurées par des biologistes comme Lynn Margulis et ses collègues, quand ils parlent de sym-bio-­genèse, de sym-poïèse. J’ai emprunté la sympoïèse à cette figure des Environmental Studies canadiennes qu’est Mary Beth Dempster. Sympoïèse : le monde a toujours été pris dans un processus d’entre-­dévoration et d’indigestion, comme si nous étions conviés à un dîner où il s’avère que nous nous mangeons les uns les autres, mais où nous nous assimilons et nous digérons toujours seulement partiellement, vivant-avec et nous sépa­rant les uns des autres de façon toujours partielle et partiale – des connexions partielles-partiales, selon les termes de Marylin Strathern.

La basse continue, le continuo du genre de politique dans laquelle je me sens engagée, et par laquelle je me sens façonnée, c’est celle d’une espèce de banquet où nous sommes tous au menu les uns pour les autres, et où nous finissons avec une indigestion. Nous n’arrivons pas à nous assimiler les uns les autres. Nous apprenons à persévérer dans le plaisir de goûter, et dans le malaise de l’indigestion, mais ce que nous ne faisons jamais, c’est recommencer à zéro. Nous sommes engagés dans le grand festin des terriens : être un terrien, un rejeton ou une créature de la terre. Le problème avec le terme anglais creature est évidemment qu’il dérive d’une théologie de la création. La beauté du mot critter c’est que c’est vraiment un terme familier de biologiste, qui peut bien désigner les rejetons de la Terre, les créatures engagées dans cette persévérance, cette poursuite ou cette danse perpétuelle de la venue à l’être les unes avec les autres, encore et encore, et sans jamais, au grand jamais, de recommencement à zéro. Alors les politiques qui s’imaginent résoudre les problèmes pour ensuite repartir de zéro, ces politiques n’ont aucun sens – et d’ailleurs elles ne marchent pas.

Le genre de politique qui pourrait correspondre à ce dont parle Isabelle Stengers quand elle relit Whitehead et qu’elle en tire des propositions, soulève les questions suivantes : qui peut habiter ces façons de continuer les uns avec les autres, et qui dit « désolé, pas pour moi, je ne joue pas, je n’entre pas dans vos négociations, je ne parle pas votre idiome, je n’accepte pas votre invitation » ? Cela ne crée pas pour autant des ennemis, cela crée un problème : qu’est-ce qu’on fait alors ? Comment continuer, là où l’on en vient à se demander comment composer un monde où les créatures ne mourront pas de soif dans la grande chaleur de notre planète ? Mais tous ne sont pas sur un même pied d’égalité pour travailler le problème. Je vais changer d’exemple. L’Union européenne, en ce moment précis, est dans une situation où nombre de ses États refusent les quotas de réfugiés, refusent d’accepter des réfugiés qui seraient intégrés au corps des citoyens. Alors allez-y, faites des camps ! Mais faire de nouveaux citoyens, c’est une tout autre affaire. L’Union européenne est un instrument très imparfait, et cependant très intéressant – certains voudraient simplement le jeter aux orties, mais je ne suis pas de ceux-là, et je pense que ce que l’Europe essaie d’inventer est à la fois extrêmement imparfait, très précieux et souvent vraiment horrible. Ceci dit, le projet d’incorporer un grand nombre de réfugiés au titre de citoyens, d’une façon qui reste à apprendre, et alors que de nombreuses parties refusent ce projet, me paraît paradigmatique du genre de politique à travers laquelle et avec laquelle nous devons apprendre à vivre. Nous devons apprendre à composer et à vivre avec ceux qui refusent, sans en faire des ennemis alors même que nous nous opposons à eux.

Ainsi staying with the trouble est pour moi une formule qui affirme cette évidence : nous héritons de tellement d’histoires que nous avons à apprendre à vivre avec, nous sommes façonnés par elles. Je suis profondément façonnée par le fait d’être une fille blanche de l’ouest des Rocheuses, issue d’une histoire qui est celle des colonies de peuplement. Je suis façonnée par le fait que mon fantasme d’enfant était d’être kidnappée par des Indiens, par mon rêve de devenir Indienne. Comment pourrais-je seulement envisager le vol d’identité que subissent encore aujourd’hui les Amérindiens autour des conflits territoriaux et autres ? Comment pourrais-je seulement devenir une partenaire responsable dans ces mondes, qui sont des mondes très importants, si je ne garde pas en mémoire mon profond désir d’être Indienne, de ne pas appartenir au peuple des colons blancs ? Il s’agit de savoir hériter de ses propres fantasmes, de comprendre d’où ils viennent, de se mettre dans l’embarras de les partager. Je partage ce fantasme avec mon amie et alliée Kim TallBear. Toutes deux nous essayons de problématiser ce que signifie avoir à faire avec les Grandes Plaines aux États-Unis et au Canada, y compris avec les compagnies pétrolières dans l’Alberta du Nord. Comment héritons-nous les uns avec les autres de toutes ces histoires qui ne sont pas les mêmes ? Comment vivre les uns avec les autres dans les luttes que nous tous affrontons – dans le cas que je viens d’évoquer, la fracturation hydraulique et la construction de pipelines dans les Grandes Plaines du Nord, qui impliquent de nombreux acteurs qui n’ont décidément pas les mêmes histoires ?

Staying with the trouble, c’est tout ça. Mais il y a un sous-titre ! Le reste du titre du livre est : Making Kin in the Chthulucene (fabriquer de la parenté dans le Chthulucène) – où sont les chthoniens, les créatures de la terre. J’utilise un mot grec – reconnaissons-le, j’ai grandi avec le grec et le latin, je connais les mots grecs – mais parler des chthoniens, c’est une proposition à ceux qui ne sont pas chthoniens au sens grec, à d’autres sortes de terriens, à d’autres sortes de créatures serpentines. Il s’agit de se faire parents [les uns avec les autres, et sans nécessairement faire des enfants] au temps des chthoniens, qui est un temps passé, présent et à venir. Le mot grec kainos, d’où vient le suffixe « cène » de Chthulu-cène, connote un maintenant épais, une épaisseur. C’est le nom d’une temporalité qui ne se réduit pas à la notion d’un maintenant instantané. Elle ne va pas du passé vers le présent et le futur, mais elle ouvre sur une épaisseur. Ainsi le Chthulucène est un temps épais pour les chthoniens, où il est possible de se faire parents les uns avec les autres, et où la seule chose qu’on ne peut pas faire est recommencer à zéro en toute innocence, ou bien recommencer après avoir anéanti l’ennemi. La seule chose qui nous est interdite, c’est d’imaginer qu’on peut recommencer à partir de rien. Ce qui, je pense, est fondamentalement le fantasme de l’immortalité."

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