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Françoise Frazier, In memoriam

Françoise Frazier, In memoriam

Publié le par Marc Escola (Source : Olivier Guerrier)

"Françoise Frazier s’en est allée le 14 décembre 2016, des suites d’une longue maladie, et elle laisse son entourage, tous les plutarquisants, et plus largement la communauté des hellénistes dans une très grande solitude.

En 1978, elle intègre brillamment l’École Normale Supérieure de Jeunes Filles (ENSJF) du Boulevard Jourdan – ou « ENS Sèvres ». Première à l'agrégation de Lettres Classiques (1981), elle soutient, trois ans plus tard, sa thèse de doctorat (Plutarque et la narration biographique : composition et signification des « grandes scènes » dans les Vies), sous la direction de celui qui restera, toute sa vie, son « patron » : Jean Sirinelli. Après avoir assuré des cours pour les pré-agrégatifs de l’ENSJF (1982-1987), et avoir été pensionnaire de la Fondation Thiers (1984-1987), puis avoir été nommée Maître de Conférences à l'Université Stendhal-Grenoble III (1989), elle soutient en 1991 son Habilitation à Diriger les Recherches, sur un dossier portant sur les Vies, avec un travail original Morale et Histoire dans les Vies Parallèles. En 1997, elle est élue Professeur à l'Université Paul Valéry-Montpellier III, puis en 2006 à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense.

Françoise Frazier est l’auteur d’une œuvre philologique et scientifique de première importance. Elle est d’abord une des meilleures spécialistes de Plutarque, qu’elle n’a cessé, tout au long de sa vie, de pratiquer. On lui doit en particulier, outre des dizaines d’articles, de nombreuses éditions et traductions de Plutarque (Collection des Universités de France, Classiques en poche, Garnier Flammarion), et surtout Histoire et Morale dans les Vies Parallèles de Plutarque, dont elle avait souhaité, en 2016, proposer une seconde édition, revue et augmentée. Sa bibliographie, ses séminaires et ses cours montrent également qu’elle s’est préoccupée de toute la tradition et de tous les genres, d’Homère à Plutarque, et au-delà : la poésie (épique, tragique, comique, bucolique), l’histoire (Thucydide, Polybe), les orateurs, la philosophie (Platon, Aristote, Philon d’Alexandrie, Epictète et Plotin), le roman (Achille Tatius), la littérature grecque chrétienne. En témoigne notamment son livre Poétique et création littéraire en Grèce ancienne (Presses Universitaires de Franche-Comté, 2010).

Elle avait la passion de la transmission, dans cette exigence mêlée d’humilité qui caractérise les plus grands professeurs. Elle incarnait ce que l’école des hellénistes français a produit de meilleur, et fournit une œuvre qui doit servir de base à ceux qui s’inscriront dans ce champ d’étude.

Son élection comme membre senior à l’Institut Universitaire de France (IUF) en 2012, avec un dossier portant, sur un premier versant, sur le Plutarque grec (avec le projet d’édition de tous les traités de l’auteur encore manquant dans la Collection des Universités de France), sur un second, sur la réception « moderne » de ce dernier, devait consacrer définitivement la présence de Plutarque dans les études littéraires en France et en Europe. A cet égard, Françoise Frazier était déjà très engagée dans le Réseau européen Plutarque (RED) et l’International Plutarch Society (IPS), mais également le fer de lance et la co-responsable de l’entreprise d’édition des Œuvres morales et meslées d’Amyot (1572), commencée en 2003 sous la conduite de l’un des auteurs des présentes lignes. Ce travail entre hellénistes et seiziémistes autour d’un texte majeur, socle de journées et de colloques, manifesta une autre qualité qui caractérise les très grands savants : la capacité, sans démagogie, à sortir de ses études premières pour s’ouvrir à des domaines nouveaux, au point que Françoise Frazier était également devenue une spécialiste de la Renaissance à part entière.

On gardera d’elle avant tout l’expression d’une éthique, au meilleur sens du terme, nourrie de ses chers Grecs autant que d’une foi profonde, par laquelle tout instant avec elle était lesté de plénitude et de grandeur, d’une gravité qui allait de pair avec la gaité, dans une conciliation sans cesse harmonieuse du passé et du présent. Chaque rencontre mêlait le travail le plus intense à des conversations, ensuite, sur l’art, la musique, les voyages, le tout autour de mets choisis et de champagne, dans la droite ligne des Propos de table. Et cela toujours avec une exceptionnelle attention aux autres, une façon de se mettre à la place, si rare ; Françoise Frazier possédait deux des plus belles vertus humaines : la délicatesse et l’élégance.

En ses derniers mois, ses proches assistèrent à une fin où elle confortait ceux qui allaient rester, et qui fut ponctuée par un dernier livre, Quelques aspects du platonisme de Plutarque. Philosopher en commun. Tourner sa pensée vers Dieu (à paraître chez Brill), tout ceci constituant sa mort, et donc tout ce qui l’avait précédée, en exemple absolu, à l’antique. Dans le texte d’hommage qu’elle écrivit lors de la disparition de Jean Sirinelli, le 14 septembre 2004 (texte paru dans Fabula), elle mentionnait le titre du dernier chapitre de Plutarque de Chéronée – Un philosophe dans le siècle « La Paix du Soir ». Françoise s’est éteinte une nuit, prématurément, mais sans doute en paix. Ceux qui l’aimaient et qu’elle aimait sont aujourd’hui veufs et orphelins ; mais ils sont également responsables, face à son immense héritage." — Olivier Guerrier & Olivier Munnich