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Nouvelle parution
Europe n°964-965, août-septembre 2009: Jean-Pierre Vernant

Europe n°964-965, août-septembre 2009: Jean-Pierre Vernant

Publié le par Bérenger Boulay

Europe n°964-965, août-septembre 2009: Jean-Pierre Vernant

  • 380 p.
  • 87e année
  • Isbn 13 (ean):  9782351500262
  • 18,50 €

Anthropologue du monde grec, Jean-Pierre Vernant (1914-2007) est l'un des grands esprits de notre temps. Renommé pour la rigueur de ses analyses à la clarté quasi géométrique, il était également doté d'un extraordinaire talent de conteur qui lui a permis de transmettre sa passion pour les cultures classiques bien au-delà du cercle des antiquisants.
Ce numéro d'Europe s'ouvre sur un grand entretien inédit avec Jean-Pierre Vernant. Ce document constitue sans nul doute une voie royale pour découvrir le paysage intellectuel dans lequel le chercheur a évolué, plusieurs décennies durant. On y perçoit en effet les étapes d'un parcours scientifique et humain, les influences qui l'ont formé, les inflexions d'une pensée sensible aux critiques et aux apports nouveaux, jamais figée, et néanmoins profondément fidèle à elle-même.
Au témoignage direct de l'entretien s'ajoutent des contributions internationales qui illustrent l'impact de l'oeuvre de Vernant dans différents domaines et abordent des thématiques fondamentales : la tragédie, le politique, le mythe, le féminin, l'image, les représentations de l'altérité… Nous allons ainsi à la rencontre l'homme et du savant, du chercheur et du militant, du résistant et de l'helléniste — sans que ces facettes, reliées entre elles par un dense réseau de correspondances, puissent jamais être dissociées les unes des autres. On pourra également lire dans cette livraison d'Europe un ensemble d'études sur le travail dans l'Antiquité. Cette section montre en acte comment la pensée de Vernant demeure vivante et efficace : en autorisant des questionnements nouveaux et en permettant de formuler des hypothèses inouïes. Où l'on voit que l'oeuvre de Jean-Pierre Vernant est une oeuvre vivante, et qu'au-delà de la disparition de son auteur, elle continue à travailler et à faire travailler.

ÉTUDES ET TEXTES DE

Bernard Mezzadri, Jesper Svenbro, Jean-Pierre Vernant, Riccardo Di Donato, Diego Lanza, Pietro Pucci, Claude Mossé, Pauline Schmitt Pantel, Froma Zeitlin, Françoise Frontisi-Ducroux, François Lissarrague, John Scheid, Raymond Descat, Yan Thomas, Charles Malamoud, Gabriella Pironti.

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Sommaire:

JEAN-PIERRE VERNANT

Bernard MEZZADRI : Vernant au travail. [texte reproduit ci-dessous]
Jean-Pierre VERNANT : Itinéraire.
Riccardo DI DONATO : De l'importance d'avoir eu un maître.
Diego LANZA : Vernant et l'Italie.
Pietro PUCCI : Mythe et tragédie.
Claude MOSSÉ : La place du politique.
Pauline SCHMITT PANTEL : Figures féminines.
Froma ZEITLIN : Retour au pays du soleil.
Françoise FRONTISI-DUCROUX
et François LISSARRAGUE : « Écoute voir ». Vernant et les problèmes de l'image.


Le Travail dans l'Antiquité

Jesper SVENBRO : Les divinités du métier et l'impensable travail d'Aristote.
Raymond DESCAT : Idéologie antique du travail et pratiques économiques.
Yan THOMAS : Le travail comme marchandise.
John SCHEID : Théologie romaine et représentation de l'action.
Charles MALAMOUD : En Inde ancienne : le sacrifice au travail.

Dires & Débats

Gabriella PIRONTI : Les dieux grecs entre polyvalence et spécificité.


CAHIERS DE CREATION

Giuseppe CONTE : Le chant irlandais
Moon CHUNG-HEE : Quand je vois un homme grand.
Yves LECLAIR : Autres belles vues.

CHRONIQUES

La machine à écrire
Jacques LÈBRE : La tâche contradictoire de la traduction.
Le théâtre
Karim HAOUADEG : L'école de la démesure
Le cinéma
Raphaël BASSAN : Explorateurs de frontières.
La musique
Béatrice DIDIER : Redécouvertes.

NOTES DE LECTURE

Poésie

César VALLEJO : Poésie complète 1919-1937, par Charles Dobzynski.
Paul CLAUDEL : Psaumes, par Claude Minière.
Robert BROWNING : L'Anneau et le Livre, par Anne Mounic.
Maurice BENHAMOU : Prose des morts, par Françoise Hàn.
Joël-Claude MEFFRE : Entre vents, racines et rocs, par Marie-Claire Bancquart.
Charles-Mézence BRISEUL : La dernière épopée, par Pascal Boulanger.
Bernard MAZO : La cendre des jours, par Max Alhau.

Romans, Récits, Correspondances

Pierre LARTIGUE : Des fous de qualité, par François Souvay.
Pierre MICHON : Les Onze ; Agnès CASTIGLIONE : Pierre Michon, par Thierry Romagné.
Claude LANZMANN : Le Lièvre de Patagonie, par Charles Dobzynski.
Patrick LAUPIN : L'homme imprononçable, par Alain Freixe.
Didier BLONDE : Un amour sans paroles, par François Souvay.
Nathalie PRINCE (dir.) : Petit musée des horreurs, par Roger Bozzetto.
Philippe JACCOTTET / Giuseppe UNGARETTI : Jaccottet traducteur d'Ungaretti. Correspondance 1946-1970, par Isabelle Kalinowski
Jean PAULHAN, Georges PERROS : Correspondance 1953-1967, par Tristan Hordé.
Stéphane DUDOIGNON : Voyage au pays des Baloutches, par Aurélie Julia.

Essais, Divers

Sophie OLLIVIER : Paoustovski, l'homme du dégel, par Natalia Gamalova.
Christiane RANCÉ : Simone Weil, le courage de l'Impossible, par Stéphane Barsacq.
Max RAPHAEL : Questions d'art, par Pierre Rusch.
Florence de MÈREDIEU : L'Affaire Artaud. « Journal ethnographique », par Alain Virmaux.
Laura DETHIVILLE : Donald W. Winnicott. Une nouvelle approche. W.R. BION : Séminaires cliniques, par Agnès Verlet.
Lya TOURN : La psychanalyse dans les règles de l'art, par Patrick Avrane.
Jean-Richard BLOCH : Un théâtre engagé, par Sylvie Jedynak.
COLETTE : Billets de théâtre, par Karim Haouadeg.
Odette ASLAN : Paris, capitale mondiale du théâtre. Le Théâtre des Nations, par François Regnault.

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Vernant au travail


Ce cahier d'Europe consacré à l'oeuvre de Jean-Pierre Vernant fut mis en chantier voici bientôt un lustre, quand l'anthropologue du monde grec, déjà octogénaire et bien qu'officiellement à la retraite du Collège de France et n'exerçant plus la direction du Centre Louis Gernet (qu'il avait fondé dans les années soixante), intervenait encore avec vigueur et acribie dans le débat intellectuel ou politique et transmettait sa passion pour les cultures classiques, guidée par une insatiable « volonté de comprendre  », bien au-delà du cercle des antiquisants. À preuve les conférences offertes au « grand public » et aux lycéens qui, dans la foulée de son ouvrage d'introduction à la mythologie L'univers, les dieux, les hommes, ont fait découvrir à de nouvelles générations d'auditeurs et de lecteurs enthousiastes l'extraordinaire talent de conteur que possédait ce savant, renommé par ailleurs pour la rigueur de ses analyses à la clarté quasi géométrique.
Ce Vernant plein d'allant, à la fois précis et chaleureux, exigeant et tolérant, modeste mais ferme dans ses convictions, nous avons eu la chance et le plaisir de le rencontrer longuement en 2005, Jesper Svenbro et moi, et il a bien voulu répondre, avec sa bienveillance et sa bonhommie coutumières, aux questions que nous avions préparées pour l'occasion. Cet entretien constitue la pièce maîtresse de notre recueil et nous l'avons placé en son début, convaincus qu'il conserve, malgré la transcription, le charme de la parole vive et qu'il fraye une voie royale pour découvrir le paysage intellectuel dans lequel le chercheur a évolué, plusieurs décennies durant. On y perçoit en effet les étapes d'un parcours scientifique et humain, les influences qui l'ont formé (au premier rang desquelles le psychologue Ignace Meyerson et l'helléniste Louis Gernet : sur l'importance de ces deux maîtres, l'étude de Riccardo di Donato apporte de précieuses indications et des documents inédits), les inflexions d'une pensée sensible aux critiques et aux apports nouveaux, jamais figée, et néanmoins profondément fidèle à elle-même — à l'instar d'Ulysse, le héros aux mille tours qui, au travers de ses multiples pérégrinations et tribulations, reste obstinément attaché à son identité, indissociable d'Ithaque, sa patrie, et de son épouse Pénélope.
Bref, grâce au regard rétrospectif jeté sur un itinéraire, c'est une méthode qui se révèle progressivement à nous, selon la belle définition qu'en donnait Marcel Granet et que Vernant (comme Dumézil) avait faite sienne  : « le chemin, après qu'on l'a parcouru ».
Les relations de proximité et de distance entretenues par Jean-Pierre Vernant avec deux grands courants théoriques, le marxisme et le structuralisme, peuvent témoigner de sa liberté d'allure. La pensée de Marx est au fondement des premières études publiées, sur le travail, la fonction technique ou la société grecque, et reste présente comme un courant sous-jacent à toute son oeuvre. Mais d'emblée, Vernant s'affranchit de tout dogmatisme et se démarque de la vision mécaniste, reposant sur un déterminisme univoque, qui prévalait alors. Pour lui, le marxisme n'est pas une interprétation ne varietur des phénomènes humains, qu'il suffirait d'appliquer comme une grille de lecture toute faite à la société des Anciens. C'est une pensée vivante qu'il convient de confronter aux faits et d'aménager au fil du parcours ; attitude scientifique qui n'est pas sans rapport, bien sûr, avec celle du militant communiste que son sens critique toujours en éveil et son incessante remise en cause des dogmes avaient pu faire qualifier de « termite » par les tenants de la ligne officielle. À en croire la leçon de Meyerson, l'homme et les oeuvres entretiennent des relations dialectiques : si les ouvrages sont le produit de leurs auteurs, ils configurent et transforment ceux-ci en retour, de sorte que les hommes en leur diversité se définissent et se fabriquent eux-mêmes en agissant et en produisant. Le processus vaut, mutatis mutandis, pour le chercheur et ses théories, pour le militant et sa cause  : une ligne théorique peut bien guider le cheminement, comme une batterie d'hypothèses à tester, mais les rencontres et découvertes entraîneront le réaménagement des prémisses et la transformation du savant lui-même.
Valable pour le marxisme, la remarque l'est a fortiori pour le structuralisme ; il est notable que, en 2005, à un moment où il est de bon ton de porter un regard condescendant sur les errements de cette « mode intellectuelle », Vernant ne renie en rien l'inspiration structurale de ses travaux et réaffirme l'importance des outils forgés alors dans les laboratoires des linguistes puis des anthropologues. Non moins significatif est au rebours son refus d'être catalogué comme le représentant d'un courant de pensée où l'on a regroupé artificiellement des savants fort différents les uns des autres, ou comme le sectateur d'une doctrine philosophique improbable. Une adhésion critique donc, sensible à la puissance heuristique de la notion de système appliquée aux faits religieux, mais rétive à s'enfermer dans un cadre théorique contraignant ou dans une école.
Ce n'est pas un hasard s'il refuse de qualifier ainsi son Centre de Recherches, pourtant volontiers désigné à l'étranger comme « l'École de Paris  » ; il veut bien y reconnaître un style, une orientation intellectuelle voire une coloration politique, mais n'accepte ni la clôture et l'homogénéité, ni a fortiori la hiérarchisation que tend à suggérer le terme. L'indépendance qu'il avait toujours dû (et su) préserver et défendre le dissuade de se poser à son tour en chef d'école, d'imposer un discours d'autorité, préférant considérer comme des pairs ceux en qui il aurait pu voir des disciples (et cela dès ses débuts de professeur de lycée, quand il faisait fi de la chaire, au grand dam de son proviseur).

Au témoignage direct de l'entretien, nous avons adjoint une collection d'articles illustrant l'impact de l'oeuvre de Vernant dans différents domaines et différents pays. L'entreprise pourrait paraître superfétatoire si l'on songe que, depuis qu'il nous a quittés, les hommages et rétrospectives se sont multipliés pour évoquer l'homme et le savant, le chercheur et le militant, le résistant et l'helléniste — sans que ces facettes, reliées entre elles par un dense réseau de correspondances, puissent jamais être dissociées les unes des autres. Tout est-il dit, et vient-on trop tard ? Nous ne le croyons pas, et s'il fallait donner une seule raison pour justifier notre publication, elle tiendrait en cela que l'oeuvre de Vernant est une oeuvre vivante, qu'au-delà de la disparition de son auteur, elle continue à travailler et à faire travailler. La réluctance qu'il a toujours manifestée à la voir se transformer en monument (corrélative de sa méfiance à l'égard des théories toutes faites et des écoles), son entêtement à la toujours remettre sur le métier ont fait qu'il a transmis aux historiens de la religion grecque, aux sociologues et anthropologues de l'Antiquité et au-delà une démarche plus qu'un répertoire de thèses ; un élan et un mouvement — certes raisonnés — plus qu'une collection de résultats ; un chantier balisé plus qu'un édifice achevé. Là encore, nous retrouvons un esprit analogue à celui qui animait Georges Dumézil quand il dénonçait les périls de la « manuelisation  » qui menaçaient ses découvertes indo-européennes, arguant qu'elles ne valaient que dans le contexte de leur élaboration, que les procédures qui y conduisaient comptaient autant et plus que les résultats bruts.
Quand Jesper Svenbro veut exprimer cette caractéristique de l'héritage vernantien, il aime à rappeler la fable du laboureur et ses enfants. Au moment de les quitter pour toujours, le vieux paysan fait croire à ses fils qu'un trésor est caché dans le champ qu'il leur lègue, de sorte que ces derniers, pressés de le découvrir et de s'en emparer, retournent la terre à qui mieux mieux ; rendue plus fertile par ce chamboulement, elle en produit bien davantage ; et le fabuliste de conclure : le vrai trésor, c'est le travail. Pour sûr, la parabole est congrue : telle analyse ponctuelle pourra bien être dépassée, telle interprétation contestée, reste une volonté de comprendre, une manière d'aborder les textes et les documents sans pareille qui n'ont pas fini de porter leurs fruits et — révérence parler — de faire école. Un excellent exemple en est fourni dans l'étude de Françoise Frontisi et François Lissarrague : une partie des données archéologiques sur lesquelles reposait l'article fondateur sur le colossos est désormais obsolète ; pour autant, la réflexion que Vernant inaugure là sur le statut de l'image en Grèce ancienne — entre présentification de l'invisible et imitation de l'apparence — reste pertinente et féconde, actuelle.
Ce n'est dès lors peut-être pas un hasard si notre dossier comporte une longue section consacrée au travail, bien à même d'illustrer les deux formes de l'héritage qui nous est transmis. Il y a d'une part des thèses qui ont été formulées dans les années cinquante du siècle dernier, largement inspirées du questionnement marxiste de l'époque ; il y a, de l'autre, l'aptitude à mettre en perspective un objet ou une notion pour faire ressortir la singularité de conceptions qui nous paraissent aller de soi. De ce point de vue, la conclusion négative à laquelle aboutit, après Marx, l'anthropologue (il n'existait pas en Grèce ancienne de représentation unifiée du travail, de travail « abstrait ») est symptomatique ; elle pourrait aussi bien se réclamer, d'ailleurs, des études de psychologie historique meyersonienne où les catégories (la mémoire, la volonté…) n'apparaissent plus comme des données éternelles et immuables mais comme des constructions progressives, entées sur des structures sociales et des idéologies spécifiques qui leur confèrent leur allure singulière en chaque lieu. On pourra certes s'interroger sur la validité en soi d'un tel constat négatif (qui pourrait conduire à penser l'absence de notre notion de travail comme un manque sinon un défaut — Raymond Descat y insiste) ; on pourra relever aussi comme le pointe Jesper Svenbro que certains documents, tels les comptes de l'Érechthéion, suggèrent que la valeur du travail « en soi » est perçue de facto dès lors que sont payés du même salaire le citoyen libre et l'esclave mandaté par son maître (lequel, évidemment, perçoit la rémunération gagnée par son serviteur). Il reste que l'équivalence entre deux produits hétérogènes (des souliers et une maison, e. g.) demeure pour Aristote difficile à concevoir autrement que comme un pis-aller pratique, et que ce que nous appréhendons comme la catégorie de travail paraît la plupart du temps éclaté entre différents métiers irréductibles les uns aux autres ; et surtout, que ce constat de la discordance entre les Anciens et nous ouvre la porte à une meilleure compréhension de leur vision propre du monde : le morcellement des activités techniques pourrait bien reposer entre autres sur la dimension religieuse de celles-ci, qui implique que soient mobilisées dans chaque secteur une kyrielle de petites divinités tellement singulières qu'il serait impossible de les faire intervenir dans un autre domaine. Partant, la dialectique entre l'un et le multiple qui sous-tend la conception du travail permet aussi de mieux appréhender l'oscillation, la respiration des systèmes polythéistes entre concentration du pouvoir (sur une puissance divine dominante sinon unique) et division à l'extrême (entraînant la poussière de minuscules indigitamenta hyperspécialisés, dont se gausse saint Augustin) ; l'analyse de John Scheid isole, comme au laboratoire, ce double mouvement contradictoire de concentration et d'expansion quand il montre que les mêmes listes de divinités sont tantôt plus développées, tantôt au contraire réduites, de même que la divinisation de l'empereur, avant que de se manifester en un numen individualisé, peut se monnayer en une collection de divinités indépendantes incarnant les vertus du Prince. Toujours à Rome, c'est le statut complexe des esclaves qui fournit aux juristes le meilleur champ d'observation et d'expérience pour dégager une notion relativement autonome du travail et de sa valeur ; mais la notion n'émerge pas dans le contexte de rapports de production qui les opposeraient en tant que classe à la classe antagoniste des maîtres exploiteurs : c'est à l'autre bout du spectre, quand l'esclave individuel est décomposé, démembré abstraitement dans le cadre de contrats qui, avec une méticulosité maniaque, distinguent sur sa personne l'usage, l'usufruit et la nue-propriété, que la valeur spécifique de son travail peut être isolée.
On l'aura compris, la « solution » de Vernant au problème du travail a d'abord pour vertu de poser de nouvelles questions, et elles ne se cantonnent pas au domaine de l'Antiquité gréco-latine ; en soulignant l'impertinence de la notion moderne de travail pour les Grecs, on procède déjà en comparatiste (car il ne s'agit pas de pointer une infériorité ou une supériorité, mais de noter une différence, fût-elle formulée en termes négatifs). Dans la logique de la démarche de Vernant et du Centre de Recherches comparées, cela ouvre la porte à la mise en rapport avec d'autres cultures encore ; la fécondité de ce nouveau déplacement se révèle de manière particulièrement frappante dans l'étude de Charles Malamoud, où l'on se rend bien compte à la fois comment les notions de travail et de valeur (revisitées par leur première mise en perspective gréco-romaine) sonnent étrangement quand on les transfère dans l'univers du Veda — sous-tendu par une conception du monde radicalement différente de la nôtre et de celle des Grecs —, mais aussi comment elles permettent par leur effet contrastif, révélateur, de faire saillir l'originalité des faits indiens. Le marchandage paradoxal, mi-sérieux, mi-parodique, avec le vendeur de soma, la vache conçue comme un étalon monétaire indivisible prennent tout leur relief dans leur opposition et leur analogie avec les objets de valeur quasi monétaire de la Grèce archaïque (les agalmata chers à Gernet), la pecunia des Romains ou la notion abstraite de marchandise de nos sociétés modernes. De même, parler de travail dans le cadre du sacrifice védique implique que l'on fasse jouer l'un sur l'autre les deux éléments rapprochés  ; le sacrifice (ni les officiants) ne travaille, il va sans dire, au sens où un ouvrier travaille dans une usine en système capitaliste ; mais pour autant, il n'est pas inopérant de faire réagir le travail (y compris avec les connotations et implications qu'il comporte pour nous) sur le sacrifice ; on en jugera sur pièces en découvrant les avatars de la fatigue, de la rémunération ou de l'efficacité de l'action…
Ce séminaire sur le travail dans l'Antiquité montre en acte comment la pensée de Vernant demeure vivante et efficace  : en autorisant des questionnements nouveaux et permettant de formuler des hypothèses inouïes. Cette fécondité est plus perceptible encore peut-être dans la vivacité des discussions qui ont suivi les exposés et dont nous avons tenu à conserver l'essentiel ; pour leur intérêt intrinsèque certes, mais aussi pour montrer à quel point le débat reste ouvert, intense et stimulant : le ban n'est pas fermé.
Le travail se voit offrir la part du lion, mais les remarques qu'il nous a inspirées valent pour d'autres thématiques qui ont occupé Vernant et que les autres intervenants ont choisi de déployer : la tragédie (Pietro Pucci), le politique (Claude Mossé), le mythe (Diego Lanza), le féminin (Pauline Schmitt Pantel), l'image (Françoise Frontisi-Ducroux et François Lissarrague) ou les représentations de l'altérité (Froma Zeitlin).
Chacune de ces contributions pourrait illustrer en condensé la dialectique qui anime l'ensemble du séminaire. Quand Diego Lanza étudie l'accueil reçu par l'oeuvre de Vernant en Italie, il part de données historiographiques (le souvenir d'un colloque d'exception, à Urbino dans les années soixante-dix, où se rencontrèrent l'équipe du Centre Gernet et l'« École de Rome » d'Angelo Brelich) et socioculturelles (l'importance de l'oeuvre d'Antonio Gramsci pour faciliter l'acclimatation dans la péninsule de celle de Vernant), mais très vite l'évocation se mue en dialogue, et l'on en vient à réfléchir à nouveaux frais sur la religion grecque et la mythologie. On trouvera un autre écho du rôle catalyseur de l'oeuvre de Vernant dans l'entretien avec Gabriella Pironti, qui ouvre la section « Dires et débats » : la jeune historienne des religions s'inscrit pleinement dans l'héritage des analyses des systèmes polythéistes proposées par l'équipe du Centre Gernet — y compris quand elle marque ses distances à l'égard de certaines de leurs thèses ; elle peut ainsi camper une nouvelle image de la déesse Aphrodite, puissance polyvalente aux multiples facettes, à mille lieues des platitudes ressassées par la tradition. Le même mouvement qui animait l'article de Diego Lanza sous-tend le texte de Pietro Pucci : le rappel de l'événement intellectuel que furent les volumes de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet sur la tragédie (un véritable big-bang) et de leur impact toujours sensible plus de trente ans après, l'incite à rouvrir les questions restées pendantes de la relation entre le patronage dionysiaque des drames et leur caractère fictionnel ou de leur (étrange et problématique) transhistoricité. Froma Zeitlin résume les études où Vernant insistait sur la dimension alimentaire de l'anthropologie des Grecs, qui fait coïncider l'humanité de plein exercice avec une diète spécifique (articulée autour du repas de viande sacrificiel, de la consommation de pain et de vin) et attribue donc aux « autres », étrangers ou divinités, des régimes déviants. Mais cet arrière-plan sert en fait de tremplin pour une lecture originale des Éthiopiques d'Héliodore qui emprunte aussi à l'iconologie et se conclut sur une vision philosophique (et politique) du monde hellénistique  : un monde mêlé, un monde de la poikilia… Si Pauline Schmitt Pantel se focalise sur quatre figures féminines (Hestia, Pandora, Gorgô et Pénélope) auxquelles Vernant s'est spécialement intéressé, et illustre par ces exemples la manière très personnelle dont il a abordé la question des relations entre genres dans l'Antiquité, la présentation se métamorphose derechef en un dialogue : avec les tenant(e)s des gender studies tout d'abord, avec lesquel(le)s il a entretenu des rapports théoriques ambivalents, puisque ses recherches ont largement contribué à mettre en exergue la position marginale que la société grecque classique conférait aux femmes, sans partager pour autant la démarche militante des féministes les plus engagées. On retrouve derrière ce féminisme décalé le même écart critique que vis-à-vis du structuralisme ou du marxisme. Au-delà cependant de ce débat déjà daté s'en ouvre un second entre les nouvelles historiennes des femmes (deuxième et troisième générations) et l'on s'aperçoit que Vernant pourrait bien avoir encore son mot à y dire…
À la riche mise au point que nous offrent Françoise Frontisi et François Lissarrague sur le thème de l'image, nous avons déjà fait allusion, pour signaler comment une problématique fructueuse pouvait à l'occasion survivre à la réinterprétation d'une partie des données sur lesquelles elle s'était d'abord appuyée. Retenons ici un autre aspect de la modernité de Vernant : le débat avec Suzanne Saïd pourrait être mis en parallèle avec la discussion, dans l'entretien, sur l'ouvrage dirigé par Anne Balansard — occasion de tordre un peu le bâton dans l'autre sens : certes, la richesse du legs de Vernant tient surtout à une démarche, qui survit à la remise en cause de ses résultats ; il serait cependant abusif de considérer tous ceux-ci comme désormais obsolètes : les statues de Midéa doivent certainement être comprises autrement ; mais le réexamen rigoureux de l'emploi des termes « idole  » et « icône » dans l'épopée, loin d'infirmer les conclusions de 1962, renforce l'idée d'une évolution dont l'image conçue comme imitation n'est qu'un produit relativement tardif. Le travail peut bien apparaître à l'Érechthéion comme unifié sous un taux unique de rémunération, il reste éclaté dans le concret des ateliers, entre artisans et puissances divines techniciennes ; et Aristote peine à admettre une relation fondamentale (« en vérité », alêtheiai) entre produits de technai différentes…
Last but not least, le politique : Claude Mossé nous rappelle son omniprésence dans le questionnement de Vernant, qu'il soit ouvertement l'objet d'étude (dès Les Origines de la pensée grecque, où l'invention de la cité instaure un monde nouveau, solidaire de modes de réflexion inouïs et qui contraste radicalement avec l'univers mental des royaumes mycéniens) ou qu'il serve de contrepoint pour comprendre l'univers des dieux (les mythes de souveraineté) et celui des héros tragiques (confronté aux valeurs nouvelles de la polis). Contrastivement, la figure du tyran, entre histoire et idéologie, littérature et société, a bénéficié au premier chef des nouveaux éclairages permis par cette (re)découverte du politique et de la démocratie.
Mais à prendre pied sur le versant politique de l'oeuvre de Vernant, nous retrouverions vite le militant, dont les combats sont aussi — et ô combien ! — toujours d'actualité.

Bernard MEZZADRI