Revue
Nouvelle parution
Europe, n°955-956: Jaccottet / Ungaretti

Europe, n°955-956: Jaccottet / Ungaretti

Publié le par Bérenger Boulay

Europe n°955-956, novembre-décembre 2008: Philippe Jaccottet / Giuseppe Ungaretti

380p.

Isbn 13 (ean): 978-2-351-50020-0

18.50 €

PHILIPPE JACCOTTET

Présentation de l'éditeur:

À moins de vouloir céder aux deux tentations égales et contraires qui assiègent notre époque, celle d'une reddition sans condition face à un monde qui semble ne plus avoir aucun besoin des poètes, et celle d'une transformation résignée de la poésie en pure technique de composition ou en astucieux mixage postmoderne, il est difficile aujourd'hui de ne pas méditer sérieusement sur la figure humble et néanmoins très ferme que nous offre à voix basse l'exemple de Philippe Jaccottet. Née d'une société en crise ébranlée par la Seconde Guerre mondiale, émergeant du désastre, cette voix discrète, tâtonnante mais déterminée dans son souci de justesse et d'effacement, a toujours su se tenir à l'écart des formes modernes de l'idolâtrie, du culte du superficiel et du superflu. Cette voix continue de parler au lecteur contemporain. À la violence de notre siècle. À la violence de toute époque condamnée à naître ou à renaître dans une lumière blessée, dans l'ombre de la douleur.

(Lire l'introduction ci-dessous)

ÉTUDES ET TEXTES DE

Nathalie J. Ferrand, Friedhelm Kemp, Antonella Anedda, David Constantine, Gabrielle Althen, Mathilde Vischer, Fabio Pusterla, Jean-Luc Steinmetz, Jiang Dandan, Pierre Carrique, Jean-Yves Masson, Valérie Zuchuat, Chantal Colomb-Guillaume, Issa Makhlouf, Kadhim Jihad Hassan, Christine Lombez, Elisabeth Edl, Wolfgang Matz, Arina Kouznetsova, Rafael-José Díaz.

Philippe Jaccottet : Trois proses. Une question de ton.

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GIUSEPPE UNGARETTI

José-Flore Tappy, Philippe Jaccottet, Sergio Solmi, Andrea Zanzotto,
Valerio Magrelli, Fabio Pusterla.

Giuseppe Ungaretti : La désolation, l'été.

PHILIPPE JACCOTTET

Nathalie FERRAND : Un défi à notre temps (Lire ci-dessous)
Friedhelm KEMP : Pour Philippe Jaccottet.
Antonella ANEDDA : Une révélation terrestre.
David CONSTANTINE : Promenades en lieux familiers.

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Philippe JACCOTTET : Trois proses.
Philippe JACCOTTET : Une question de ton.

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Mathilde VISCHER : La poétique de Philippe Jaccottet.
Fabio PUSTERLA : « Pour toute force qu'un langage peu certain  ».
Jean-Luc STEINMETZ : Une once de plumes.
JIANG Dandan : Philippe Jaccottet et la pensée chinoise.
Pierre CARRIQUE : La menace médiatrice.
Valérie ZUCHUAT : Musique du deuil.
Nathalie FERRAND : Philippe Jaccottet et Plotin.
Chantal COLOMB : Philippe Jaccottet et Heidegger.

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Issa MAKHLOUF : Le voyage au Liban et en Syrie
Kadhim JIHAD HASSAN : L'Orient de Jaccottet.

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Christine LOMBEZ : Les désespoirs d'un traducteur.
Elisabeth EDL et Wolfgang MATZ : En marge du manuscrit.
Arina KOUZNETSOVA : Jaccottet en Russie.
Rafael-José DÍAZ : Une transaction secrète.

_____________ GIUSEPPE UNGARETTI__________

José-Flore TAPPY: « Une fraîcheur native ».
Philippe JACCOTTET : Questionnaire Ungaretti.
Giuseppe UNGARETTI : Neige.
Sergio SOLMI : Notes sur la poésie d'Ungaretti.
Valerio MAGRELLI : Tragique stalactite.
Andrea ZANZOTTO : Ungaretti, terre promise.
Giuseppe UNGARETTI : La désolation, l'été.
Giuseppe UNGARETTI : Le Soudanais.
Fabio PUSTERLÀ : Giuseppe Ungaretti aujourd'hui.

CAHIER DE CRÉATION

Libero DE LIBERO : Sans parole.
Abbas BEYDOUN : Les orphelins du paradis.
Catherine SAVAGE BROSMAN : Les champignons portobello.
Étienne FAURE : Dans la bouche.
Gérard BAYO : Chants d'ignorance.
Jacques ANDRÉ : Aby Warburg.

CHRONIQUES

Marie-Christine NATTA : La paresse d'Eugène Delacroix.
La machine à écrire
Pierre GAMARRA : La ronde de nuit.
Les 4 vents de la poésie
Charles DOBZYNSKI : D'une petite théologie portative.
Le théâtre
Karim HAOUADEG : De la colline aux berges du Mékong.
Le cinéma
Raphaël BASSAN : Groupes humains en équilibre instable.
La musique
Béatrice DIDIER : Le chant de la sirène.
Les arts
Jean-Baptiste PARA : Rencontre avec Christian Bonnefoi.

NOTES DE LECTURE

Poésie

Jean-Luc STEINMETZ : Le Jeu tigré des apparences, par Christian Doumet.
Paol KEINEG : Les trucs sont démolis, par Marie-Claire Bancquart.
Aymen HACEN et Yan TOMASZEWSKI : Erhebung, par Cécile Oumhani.
Jean-Pierre GANDEBEUF : Trafic de devises, par Ménaché.
Claudine BOHI : Voiture cinq, quai vingt et un, par Christian Viguié.
Michel COLLOT : Le Corps cosmos et De chair et d'air, par Francis Wybrands.
Marc KOBER : Soixante baisers, par Patrice Conti.
Michèle FINCK : L'Ouïe éblouie, par Gabrielle Althen.

Romans, Récits, Journaux

Serge ESSENINE : La Ravine, par Jean-Baptiste Para.
Jean-Benoît PUECH : Benjamin Jordane. Une vie littéraire, par Pierre-François Levay.
Jean-Patrick MANCHETTE : Journal 1966-1974, par Bertrand Tassou.
David LODGE : La Vie en sourdine, par Sophie Gaberel-Payen.
Sylvie GERMAIN : L'Inaperçu, par Alain Goulet.
Cécile OUMHANI : Le Café d'Yllka, par Hugo Marsan.
Francine de MARTINOIR : La Frissonnière, par Maria Letizia Cravetto.
Dominique DUSSIDOUR : Le Risque de l'histoire, par Pascale Arguedas.
Dmitri LIPSKEROV : Le Dernier Rêve de la raison, par Gaston Marty.
Anne-Christine TINEL : Tunis, par hasard, par Joëlle Gardes.

Essais, livres d'art

Claude LÉVI-STRAUSS : Oeuvres, par Bernard Mezzadri.
Jean BESCÓS, Marcel COHEN, Antonio SAURA : Tauromachie, par Thierry Romagné

Revues

Modernités russes n° 7 : L'Âge d'argent dans la culture russe, par Jean-Baptiste Para.
Lenguas n° 61 : Le Mythe du dernier locuteur, par Claire Torreilles.
Nunc n° 15 : Salah Stétié, par Bernadette Engel-Roux.

Introduction:

Un défi à notre temps

La poésie comme « contre-fardeau »

Née d'une société en crise ébranlée par la Seconde Guerre mondiale, émergeant du désastre, une voix hésitante, peu sure de sa légitimité, exprimait les angoisses d'une époque et proposait, en modeste réponse, une humble fleur forçant son chemin entre les gravats. À l'écart des formes modernes de l'idolâtrie, du culte du superficiel et du superflu, cette voix continue de parler au lecteur contemporain. À la violence de notre siècle. À la violence de toute époque condamnée à naître ou à renaître dans une lumière blessée, dans l'ombre de la douleur.
La revue Europe, dont le nom exprime la vocation d'ouverture et d'écoute, semble être un lieu privilégié pour rendre hommage à celui qui se veut « serviteur du visible » et « passeur ». Philippe Jaccottet aime à citer ces mots de Virginia Woolf, que rappellent à juste titre plusieurs articles de ce numéro : « Écrire de la poésie, n'est-ce pas une transaction secrète, une voix qui répond à une autre voix ? » Du monde sensible au poème, de la lecture à la traduction, la voix de Philippe Jaccottet, discrète, modeste, tâtonnante mais déterminée dans son souci de justesse et d'effacement, est à l'origine d'une multitude de passages, de «  transactions secrètes » qui s'engendrent les unes les autres et circulent, tandis que se fait jour peu à peu une configuration étonnante où poètes, traducteurs, lecteurs se trouvent rassemblés en une sorte de communauté d'esprit et de sens, où se jouent les rapports complexes de l'identité et de l'altérité, de la singularité et de l'universel, de l'héritage, d'une éthique toujours à reformuler, pour habiter cette terre.
Philippe Jaccottet ne souhaitait pas voir s'ajouter un nouveau recueil d'études universitaires à ceux qui existent déjà. Il a exprimé le désir de laisser la parole à ses traducteurs, dont bon nombre sont écrivains, poètes, amis. D'autres voix s'y sont ajoutées. D'horizons culturels et parfois de nationalités différentes, les auteurs, sans s'être rencontrés ni concertés, mettent en lumière les aspects de l'oeuvre qui ont enrichi leur vision du monde et du rôle de l'écriture, tout en rendant hommage à l'actualité et à la nécessité d'une parole questionnante qui échappe encore et toujours aux illusions idéologiques, aux courants prédéfinis, aux modes et dont il ressort un extraordinaire engagement.
Pour les traducteurs, traduire les textes de Philippe Jaccottet répond à une exigence intérieure, un devoir envers autrui. Ce devoir de passage, Jaccottet l'évoquait déjà, traduisant Rilke, Ungaretti, Gongora et bien d'autres. La poésie de Philippe Jaccottet, souligne Arina Kouznetsova, lui parle de ses propres origines, des paysages de steppe qui furent ceux de son enfance. Elle suscite « le besoin et le devoir de comprendre ses propres sources, son être spirituel, et pour cela, il faut apprendre à regarder autrement, à voir les choses comme le fait […] cet homme réservé et prudent, surnaturellement honnête, dont la parole sait transmettre l'insaisissable ». De là le désir d'Arina Kouznetsova de partager cette poésie avec le lecteur russe. On mesure alors le rayonnement de Philippe Jaccottet dans le paysage littéraire européen : passeur d'un nouveau regard sur le monde dans ses écrits poétiques, passeur des poètes qui lui sont chers grâce à la traduction et l'essai, à ses carnets, il incite ses lecteurs à devenir eux-mêmes passeurs. Des passeurs à son exemple, responsables devant la parole, avec qui se nouent des échanges féconds. Écoutons Elizabeth Edl et Wolfgang Matz : «  L'oeuvre de Philippe Jaccottet est une oeuvre capable d'ouvrir les yeux de tout un chacun sur le monde, ceux du promeneur autant que ceux du traducteur ». Friedhelm Kemp, le premier traducteur allemand de Jaccottet, relève « sa manière de se déplacer en direction d'un sens afin de nous faire pressentir quelque chose comme une attitude transformée envers le monde et envers nous-même ». Rafael-José Díaz, Antonella Anedda, Fabio Pusterla, David Constantine, dont la poésie est également ascèse du regard et quête spirituelle, ont fait connaître Philippe Jaccottet au public espagnol, italien, anglais. La poésie de Jaccottet rassemble ici des poètes pour qui l'acte poétique est dévoilement toujours renouvelé, dans lequel l'esprit, le regard, la parole se désencombrent dans un retour à l'origine, à la source, si divers soient leur héritage et les formes de leur lyrisme : Gabrielle Althen et Jean-Luc Steinmetz se joignent aux poètes cités précédemment. Mais la portée de l'oeuvre dépasse les limites géographiques de l'Europe. Grâce à Kadhim Jihad Hassan et à Issa Makhlouf, grâce à Jiang Dandan, la poésie de Jaccottet trouve une écoute chez les lecteurs de langue arabe et se trouve transportée en Extrême-Orient, traduite et étudiée à l'Université de Pékin. Les préoccupations du poète croisent celles des penseurs les plus divers, tous en quête d'une approche plus juste du visible et de l'invisible : Plotin, Lao-Tseu, Heidegger… Sa poésie qui semble née tout autant de la steppe russe que des paysages de montagne et d'eau de la Chine ancienne ou du Japon des haïkaï — comme si chaque lecture nouvelle lui donnait une nouvelle naissance — ramène bien le lecteur à ses sources, à une terre natale qui devient lieu poétique où se manifestent, en un mouvement suspendu, la limite et l'illimité, le visible et l'invisible. Cette diversité est abordée dans les articles de Jiang Dandan, Chantal Colomb, Nathalie J. Ferrand. Pierre Carrique et Valérie Zuchuat interrogent les sinuosités de la rêverie et son rapport au réel. Mathilde Vischer et Christine Lombez mettent en lumière les rapports complexes de l'écriture poétique et de la traduction.
Dans une société de consommation, de médiatisation et de profit qui exerce durement son emprise, la poésie de Philippe Jaccottet propose à qui sait l'entendre une façon de vivre et d'habiter le monde en préservant ou en retrouvant le lien à l'essentiel : « On a besoin d'un tel exemple, surtout aujourd'hui, en un temps où le discernement manque de façon catastrophique » écrit Arina Kouznetsova. Fabio Pusterla propose de méditer « la figure humble et néanmoins très ferme » du poète, tandis que David Constantine voit dans cette posture « un engagement social indubitable […] presque […] un engagement politique ». La poésie de Philippe Jaccottet offre une voie — une voix — au sujet contemporain en quête d'authenticité. Dans le tourbillon vertigineux de notre époque, elle permet un regard lucide, mais non désespéré, grâce auquel le sujet peut construire ou reconstruire un art de vivre.

*

« Ici et maintenant, dans l'épaisseur de l'énigme, dans sa chaleur, dans son silence : un vieil homme parfaitement et irrévocablement ignare, et qu'on voit donner congé aux fées, congé aux anges, congé aux vingt-quatre vieillards de saint Jean. Lui-même partie prenante de l'énigme dans plus grande densité — et qui sait s'il ne devrait pas effacer aussi ce mot — afin de mieux recevoir cette bonté venue de la terre couleur de terre, couleur de soleil bientôt couché, couleur de feu très ancien ? »
En ce moment privilégié, le sujet est véritablement présent au monde, éprouvant toute sa charge d'invisible et d'incompréhensible, délivré de toute angoisse, vivant pleinement sa participation à un monde qui s'ouvre sur une profondeur atemporelle, centre, origine, unité d'où s'épanche une sorte de bienveillance qui répand sa grâce dans le sensible, suscite tout à la fois l'amour de la beauté et l'amour du bien. Philippe Jaccottet réaffirme ici la vertu d'une démarche apophatique. Les images qui hantent la rêverie se voient congédiées, le chemin se trace par effacement progressif. Seul un langage transparent au seuil de sa propre abolition, permet d'envisager l'énigme dans toute sa densité, sa pureté, sa simplicité.
Les trois proses poétiques inédites que nous confie aujourd'hui Philippe Jaccottet laissent cours à une méditation sur l'existence, le temps et la mort, la légitimité d'une parole sur la beauté lorsque le monde semble livré à l'entropie, l'être humain irrévocablement entraîné vers « les ombres innombrables des morts  ». Entre lumière et obscurité, la pensée se fraie un chemin dont les tours et les détours rendent perceptible une progression dialectique hésitante, tâtonnante, qui connaît son propre dépassement dans la rencontre de l'inconnaissable, et trouve ainsi sa justification éthique et poétique. Le poète nous soumet à l'épreuve du doute puis à celle d'un surcroît existentiel où la distance entre le sujet et le monde s'abolit dans l'instant où la chair du monde et celle de l'homme se rencontrent, où l'annihilation de la pensée qui divise et sépare prépare le heurt de tout l'être sensible et sensoriel et d'un monde qui l'excède.
C'est pourquoi la poésie est « contre-fardeau », « non-fardeau » dans une époque où la justesse est écartée pour l'utilitarisme et le profit, une époque qui aseptise la mort et banalise la misère. En écho à la parole de « contre-terreur » qui fut celle de René Char dans le maquis, à la question de Hölderlin sur le rôle du poète en temps de détresse ou « d'ombre malheureuse » — pour reprendre la traduction de Gustave Roud —, la poésie, l'art, la beauté, tout ce qui manifeste dans l'espace et le temps l'aspiration humaine à la grandeur et à l'éternel, participe d'un engagement et d'une détermination sans cesse réexaminés et renouvelés. Les expressions, « contre-fardeau », « non-fardeau » ont une valeur polémique. La posture n'est pas celle de l'indifférence ou de l'isolement frileux. Elle propose un humanisme modeste, dans la conscience de ses limites. La méditation sur la mort des êtres chers intègre une réflexion sur le monde contemporain et la perte du sens, que révèle l'attitude de la société face à la mort. Le dernier acte serait-il sanglant, il n'est guère qu'une mise en scène de l'absurde où l'homme, tel l'acteur shakespearien, fantôme ou fantoche, s'agite un moment sur la scène puis s'écroule. Jaccottet restitue à la condition humaine sa dimension tragique, discrètement épique, dans la vision d'une descente aux enfers qui s'achève sur une interrogation métaphysique. Il esquisse également une réflexion sur le temps, le sens de l'Histoire et la spécificité d'une époque où l'entropie fait brusquement et mystérieusement place à l'Ouvert, comme si la faillite d'une pensée dominante laissait place au surgissement authentique d'un espace où le sens peut être restauré.
La méditation va de pair avec une réhabilitation de la parole poétique. En choisissant le titre « Trois proses  », Philippe Jaccottet indique une mise à distance de la poésie, ou du moins du poème. La première fait écho à l'Obituaire qui ouvrait Ce peu de bruit (Gallimard, 2008), elle transfigure les deuils successifs en figure d'une condition humaine vouée à la mort, dans une écriture qui se fait prose poétique en exprimant l'universel singulier. Pourtant la phrase se plait à repousser la tentation lyrique par des parenthèses, un autocommentaire dévalorisant, opposant le bavardage futile de la prose à la grâce d'un poème qui délivrerait le tout dans l'instant, mais se refuse. Il n'empêche : la prose poétique rejoint insensiblement la forme du poème en prose, accordée aux mouvements de l'âme et de la rêverie. Ceux-ci s'organisent tout d'abord autour de l'image de la chute dans l'obscurité, contrebalancée par des lueurs ou le jaillissement d'une cascade tout aussi indubitables. Dans le second texte, l'obscurité s'entrouvre : deux personnes aimées reprennent vie. Non nommées, elles proposent tout à la fois une double figure de la maternité et une sorte d'allégorie de la condition humaine, entre inquiétude, désaccord et défaut d'ancrage d'une part, présence plénière et confiante, modèle d'une vie accordée au monde et aux autres, d'autre part. Tout à la fois rêverie, hommage discret, tableau et tombeau, le texte tend vers le poème et s'ouvre sur le dépassement des mythes d'une survie de l'âme, en écho à l'inconnaissable de la prose poétique précédente. La pensée se déroule ainsi en spirale, revenant à une question tout à la fois métaphysique et poétique : la nécessité et l'impossibilité de se séparer des images pour appréhender quelque chose comme une vérité, la difficulté de maintenir une posture agnostique qui soit aussi un acte de présence. La troisième « prose » est celle de la présence au monde accomplie, celle d'un face à face avec la merveille et l'absolu d'un monde et d'une totalité incompréhensible qui déroute et fléchit la pensée. La voix peut se faire hésitante, menacer de se briser, elle renaît du regard posé sur les choses, de leur altérité irréductible et indéterminée qui s'ouvre de façon inépuisable. La stupeur, le choc ressenti, l'étonnement et l'incompréhension se disent et se redisent, désignant le miracle sensible. La mort, la perte sous toutes ses formes, semblent comprises dans ce miracle et une énigme portée à son plus haut point. Le tragique de l'existence est intégré et dépassé. Étonnement et consentement s'accordent. Dans le heurt intime du sujet et du monde se révèle un lien ontologique où la transcendance est d'autant plus mystérieuse que, vidée de tout référent, elle est une dimension de l'expérience. Le poème en prose prend tout à la fois la forme d'un questionnement et d'une réponse à l'énigme, il tente de la saisir telle qu'elle se donne, préexistant et échappant à toute élucidation. Ce qui nourrit le poème est aussi ce qui rend le monde habitable. La parole poétique se voit investie d'une haute responsabilité dans un monde menacé d'inauthenticité. Elle est « ce peu de bruit », ce « calme feu » qui résiste lorsque tout semble le nier. Un défi à notre temps. L'audience toujours plus grande de la poésie de Jaccottet, les écrits qui suivent, en témoignent.
Que Philippe Jaccottet soit chaleureusement remercié pour son soutien tout au long de la réalisation de ce dossier, pour l'entretien qu'il a bien voulu accorder, enfin pour les inédits qu'il nous permet de découvrir.

Nathalie J. Ferrand