Questions de société

"Comment le classement de Shanghaï désavantage nos universités", par A. Fert (Le Monde, 27/8).

Publié le par Marc Escola

Source : Le Monde 27 08 2008

Comment le classement de Shanghaï désavantage nos universités

par Albert Fert
Prix Nobel de physique 2007

La méthode de notation employée fait s'évaporer la moitié de la
notation attribuée à la recherche française


La position médiocre des universités françaises dans le " classement
de Shanghaï " est l'objet de nombreux commentaires dans la presse des
dernières semaines. Mon prix Nobel m'a amené à discuter avec des
responsables du classement de Shanghaï sur le bénéfice qu'allait en
retirer mon université Paris-XI. Ces discussions m'ont révélé combien
la méthode utilisée pour établir le classement désavantageait les
universités françaises.

J'ai d'abord appris qu'un prix, Nobel ou autre, obtenu par un
professeur d'université française, rapportait généralement deux fois
moins de " points " à son université que le même prix en rapporte à
l'université d'un collègue étranger, américain ou britannique par
exemple, lauréat du même prix. L'origine de cette réduction est la
suivante. La recherche universitaire française s'effectue en général
dans des laboratoires mixtes associant l'université à un organisme
comme le CNRS. Shanghaï attribue alors 50 % du bénéfice à l'université
et 50 % à l'organisme.

Mais, comme le CNRS et les autres organismes de recherche
n'apparaissent pas dans le classement de Shanghaï, cela signifie que
la moitié du bénéfice du prix ne profite à personne et s'évapore
complètement. J'ai fait remarquer à des responsables du classement de
Shanghaï que la recherche d'un professeur d'université américaine
bénéficiait aussi de financements et salaires d'institutions comme la
National Science Foundation (NSF).

Il m'a été répondu que la différence était qu'un universitaire
français bénéficiait de l'aide de chercheurs permanents du CNRS alors
que la NSF allouait seulement à son collègue américain des salaires de
chercheurs non permanents ou des suppléments de salaire à
l'universitaire lui-même.

La différence est mince, salaires de CDI ou de CDD en langage
hexagonal, mais cette infime différence fait très généralement
évaporer 50 % du bénéfice de prix obtenus par des universitaires
français ! Le traitement désavantageux de nos universités dans le
classement de Shanghaï ne vient pas uniquement du décompte des prix
scientifiques. Environ 60 % de la note finale vient d'une évaluation
de la recherche des laboratoires de l'université par un décompte
d'articles publiés et de citations d'articles.


DANS LES VINGT PREMIÈRES PLACES

Les règles de ce décompte sont trop compliquées pour être expliquées
ici, mais le principe général est le même que pour les prix. Un
résultat final semblable est facile à prédire : dans le cas de
publications d'un laboratoire universitaire associant l'université et
un organisme comme le CNRS, à peu près 50 % du bénéfice restera en
général à l'université et 50 % s'évaporera en ne profitant à personne.
Là encore, un laboratoire universitaire américain, par exemple, même
si une partie de ses financements et salaires viennent de la NSF,
bénéficiera de la totalité du bénéfice de ses publications.

La prise en compte des prix et des publications dans le classement de
Shanghaï désavantage donc nettement nos universités par rapport à
celles de nombreux autres pays. L'intégration du CNRS dans la vie
universitaire est une de leurs forces par l'apport des chercheurs à
l'enseignement et la multiplication des possibilités de thèses et de
stages pour les étudiants, mais elle leur coûte des points !

Nos universités devraient être à une meilleure place. J'imagine qu'une
méthode moins désavantageuse amènerait nos universités les mieux
classées, Paris-VI (42e) et Paris-XI (49e), dans les vingt premières
places. C'est ce qui serait aussi mon sentiment personnel d'après ce
que je connais de nombreuses universités européennes, américaines ou
asiatiques apparaissant dans le classement de Shanghaï.

Nos universités, je le constate régulièrement, ont beaucoup de points
forts en enseignement et en recherche. Bien sûr, nous devons et nous
pouvons faire encore mieux. Ainsi, dans la compétition internationale
en recherche, nos enseignants-chercheurs ont deux à trois fois plus de
charges d'enseignement que leurs collègues des très bonnes universités
américaines (trois fois plus également que je n'en avais à mon début
de carrière).

Dans les domaines de recherche à technologie très lourde que je
connais bien, il est donc impossible pour beaucoup de jeunes
enseignants-chercheurs de consacrer suffisamment de temps à leur
travail de recherche, pour exploiter réellement leur talent et percer
dans la compétition internationale. Il faut arriver à plus de
flexibilité dans l'organisation des charges des
enseignants-chercheurs, moduler par exemple les charges d'enseignement
selon l'âge ou selon la nature des projets de recherche.

Cela peut se faire dans le cadre des universités devenues autonomes,
soit aussi grâce aux postes d'accueil de cinq à dix ans pour jeunes
enseignants-chercheurs mis en place prochainement au CNRS. Cette plus
grande flexibilité dans l'organisation du travail des
enseignants-chercheurs, cette mixité accrue entre fonctions
d'enseignant-chercheur et de chercheur, sont une de voies pour
améliorer encore nos universités. Il y en a d'autres, mais ce n'est
pas l'objet de cet article. Restons-en à la conclusion principale : la
technique utilisée pour le classement de Shanghaï désavantage nos
universités ; elles méritent mieux que leur classement actuel.