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Aux limites de l'imitation. L'ut pictura poesis à l'épreuve de la matière aux XVIIe & XVIIIe s.

Aux limites de l'imitation. L'ut pictura poesis à l'épreuve de la matière aux XVIIe & XVIIIe s.

Publié le par Marc Escola (Source : Nathalie Kremer)



Aux limites de l'imitation.
L'Ut pictura poesis à l'épreuve de la matière aux XVIIe et XVIIIe siècles


Journées d'étude organisées par
Nathalie Kremer, Agnès Guiderdoni-Bruslé et Ralph Dekoninck


Bruxelles, Palais des Académies

30 novembre – 1er décembre 2007



Le changement de paradigme qui s'opère au XVIIIe siècle dans les relations entre les arts, par la déconstruction de l'Ut pictura poesis, rend compte d'une séparation et d'une autonomisation des arts, le divorce étant prononcé entre la pictura et la poesis, entre le plastique et le verbal. Se trouvent alors radicalement remis en question les conditions mêmes de la mimésis ainsi que les critères de la fiction. Depuis l'hégémonie de l'imitation assurant la gémellité de la peinture et de la poésie jusqu'à une reconnaissance de l'irréductibilité de leurs modes d'expression propres se dessine un parcours historique et théorique tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles. Or force est de constater que la question de la matière semble avoir partie liée dans ce divorce, matière déchirant le voile de la mimésis – lisibilité et visibilité – et modifiant par conséquent les processus de réception et d'élaboration de l'image textuelle et picturale pour lecteurs et spectateurs.
Formulant ainsi l'hypothèse d'un lien étroit entre ce surgissement du matériel et le délitement de l'Ut pictura poesis, les questions suivantes se dégagent : Comment les matériaux signifiants conditionnent-ils l'imitation, comment façonnent-ils le regard, et comment ce dernier fait-il ou non abstraction de cette matière? Quel renouvellement de la figurabilité cette irruption de la matière engage-t-il ?
Ces questions seront abordées à partir de réflexions touchant la matière et la forme artistique, les  possibilités et les limites de l'imitation imposées par la matérialité de l'art, l'illusion et la façon dont elle opère dans chaque genre artistique, les moyens de l'oeuvre de paraître animée aux yeux du spectateur, l'interférence entre l'image perçue et l'image mentale par rapport à la matière de l'image.

Telles sont les interrogations qui feront l'objet de deux journées d'études, conçues comme un atelier de discussion qui se déroulera à l'Académie Royale de Belgique à Bruxelles le 30 novembre et le 1er décembre 2007. Chaque participant(e) y présentera en une trentaine de minutes le sujet qu'il ou elle a choisi d'explorer. Les liens entre les interventions et l'animation de la discussion seront assurés par les trois organisateurs de cet événement (Nathalie Kremer, Agnès Guiderdoni-Bruslé et Ralph Dekoninck). Nous espérons ainsi parvenir à l'issue de ces deux jours à dégager une meilleure cohérence des contributions les unes par rapport aux autres pour une publication plus pertinente.

La rencontre bénéficie du soutien financier des instances suivantes :
le Fonds de la Recherche Scientifique de la Communauté flamande (FWO – Vlaanderen),
le Fonds National de la Recherche Scientifique (FNRS),
les Académies des Sciences et des Beaux-arts flamande et wallonne (KVAB et ARB)
et le Groupe d'Analyse Culturelle de la Première Modernité (GEMCA) à l'UCL.


Voir le lien suivant:
GEMCA (Group for Early-Modern Cultural Analysis / Analyse Culturelle de la Première Modernité)
http://gemca.fltr.ucl.ac.be/


Programme


30 novembre 2007
Koninklijke Vlaamse Academie voor wetenschappen en kunsten


10h00 – Accueil

10h30 – Introduction par les organisateurs

10h45 – Herman Parret (KU Leuven)
« La matière dans les esthétiques du XVIIIe siècle »

11h30 – Stéphane Loijkine (Toulouse – Le Mirail)
« Le technique contre l'idéal : la crise de l'ut pictura poesis dans les Salons de Diderot »

12h15 – Buffet-déjeuner dans la Salle de Marbre

13h30 – Lorraine Piroux (Rutgers)
« Le mariage de Figaro ou le drame du littéraire »

14h15 – Julie Boch (Reims)
« ‘Les mots et les couleurs ne sont choses pareilles' : la mimesis à l'épreuve de la matérialité de l'oeuvre d'art chez quelques critiques du XVIIIe siècle »

15h – Pause et collation

15h30 – Nathalie Ferrand (CNRS-Oxford)
« La matière de la littérature, à travers les illustrations de roman au XVIIIe siècle »

16h15 – Edward Nye (Oxford)
« L'esthétique du corps dans le ballet d'action »

17h00 – Jan Herman (KU Leuven)
« Ecouter le silence et entendre la lumière. Réflexions sur la matérialité du signe musical à l'orée du romantisme »

19h30 – Dîner

1er  décembre  2007
Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-arts de Belgique

9h00 – Giovanni Careri (EHESS)
« Matière de la poésie, matière de la peinture,  l'affect comme opérateur de translation entre le lisible et le visible au XVIe siècle »

9h45 – Dalia Judovitz (Atlanta)
« Le Visible et le lisible dans l'oeuvre de Georges de La Tour »

10h30-11h – Pause et collation

11h00 – Emmanuelle Hénin (Reims)
« A la surface de l'image : l'inscription comme indice de la matérialité de la peinture »

11h45 – Paulette Choné (Bourgogne)
« La philosophie des pierres imagées au début du XVIIe siècle »

12h30-14h – Déjeuner au Lunch Company

14h00 – Anaël Lejeune (UCL)
« N'être pas seulement chair : la surface sculpturale comme lieu du travail de l'artiste à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle »

14h45 – Aurélia Gaillard (Bordeaux)
« Pour un nouveau Paragone : littérature et sculpture au XVIIIe siècle autour de l'exemple de Pygmalion »

15h30-16h – Pause et collation

16h00 – Kris Peeters (Anvers)
    « La matérialité du tableau chez Caylus : entre théorie et pratique »

16h45 – Martial Guédron (Strasbourg)
« Physiologie du bon goût : la hiérarchie des sens dans les discours sur l'art au XVIIIe siècle »

17h30 – Table ronde et conclusion par les organisateurs


 Résumés des communications



Julie Boch (Reims)
« Les mots et les couleurs ne sont choses pareilles » : la mimesis à l'épreuve de la matérialité de l'oeuvre d'art chez quelques critiques du XVIIIe siècle

On sait à quel point la doctrine de l'ut pictura poesis domine l'esthétique classique. Pourtant, au XVIIIe siècle, même les critiques qui n'en contestent pas le bien-fondé en éprouvent les limites dans leur volonté d'une appréhension fine de l'oeuvre d'art. Ainsi la Font de Saint-Yenne, Caylus et Diderot font-ils, à des degrés divers, évoluer le paradigme initial qui soumet les arts plastiques à la littérature : d'abord en s'intéressant à la matière même de l'oeuvre – pigments, marbre, terre cuite –, à sa durée et à ses altérations, ensuite en reconnaissant à des genres sans modèle littéraire – la nature morte notamment – une capacité d'excellence technique et des crit ères autonomes, enfin en s'interrogeant sur les différences d'expression qui séparent les arts et la littérature dans leur commune finalité de représentation.


Giovanni Careri (Paris)
Matière de la poésie, matière de la peinture,  l'affect comme opérateur de translation entre le lisible et le visible au XVIe  siècle

Je me propose d'explorer à travers des exemples quelques formes de la figurativité poétique et picturale selon la logique de la projection. Au seizième siècle la relation d'expression repose sur la possibilité de faire transiter des attitudes et des gestes entre des formes et des matières différentes. Le corps et l'âme s'échangent leurs qualités sensibles et spirituelles rendant disponible le réseau de projections sur lequel peut se bâtir un dialogue productif entre poésie et peinture. Ce niveau d'échange qu'on appelle aujourd'hui « le figural » n'exclut d'aucune manière la dimension matérielle, il en fait tout au contraire l'un de ses plus puissants ressorts.


Paulette Choné (Bourgogne)
La philosophie des pierres imagées au début du XVIIe siècle

Cette communication prend pour objet les diverses manipulations figuratives des "pierres dures" et pierres veinées dont Florence - mais pas elle seule - s'est fait une spécialité dès la fin du XVIe siècle. Elle explore la philosophie implicite des réalisations fameuses dues aux dessinateurs, peintres et marqueteurs les plus brillants et les plus épris de fantaisie (Poccetti, Napoletano, Callot), qui imprégnés de l'esthétique de l'académie florentine concevaient leur art dans la tension de l'émulation avec la natura pictrice. Cette conception prend une valeur particulière dans les sujets sacrés, qui mettent l'invention hors d'elle-même.


Nathalie Ferrand (CNRS-Oxford)
La matière de la littérature, à travers les illustrations de roman au XVIIIe siècle

Si l'espace entier de la gravure d'illustration est par excellence celui d'une
représentation de la littérature – c'est-à-dire celle du texte vis-à-vis –, pourtant il arrive que la littérature matérialise sa présence dans l'image par un objet qui en est l'indice (manuscrit, instrument d'écriture, bibliothèque, livre, papier). Que devient l'espace de représentation figuré sur la gravure quand la littérature s'enclôt ainsi dans la matière, comme le génie dans sa lampe? Est-ce pour le visuel une manière d'assigner au verbal une place moins hégémonique? Pourquoi les pages de ces livres mis en image sont-elles souvent vierges? Nous rapprocherons ces questions d'une analyse de la manière dont les gravures cherchent à représenter, à travers les personnages, l'acte d'imaginer et à raconter l'élaboration mentale qui préside à toute lecture littéraire.


Aurélia Gaillard (Bordeaux)
Pour un nouveau Paragone : littérature et sculpture au XVIIIe siècle autour de l'exemple de Pygmalion

Il s'agit, à partir de la reprise, au XVIIIe siècle, du Paragone ou Parallèle entre la sculpture et la peinture, avec une argumentation nouvelle qui permet la valorisation de la sculpture et participe du fantasme de redécouverte de l'Antiquité et notamment d'une Antiquité « vivante, animée, passionnée » (Falconet), de montrer comment la littérature, lorsqu'elle se saisit de la sculpture et de son mythe fondateur (Pygmalion), fait l'épreuve de la matière même de cet art : c'est-à-dire qu'elle en explicite le langage – tout paradoxal, tendu entre mobilité et immobilité, ouverture et fermeture, dureté et mollesse, sens de la vue et du toucher – en même temps qu'elle en signe l'irréductible étrangeté.

Le corpus étudié est ‘mixte', comprenant à la fois des textes de théorie de l'art au XVIIIe siècle (De Piles, Caylus, Falconet, Diderot, Lessing) et des fictions littéraires, autour de 1740-70, les Pygmalion de Deslandes et Rousseau, le début du Rêve de D'Alembert  de Diderot.


Martial Guédron (Strasbourg II)
Physiologie du bon goût : la hiérarchie des sens dans les discours sur l'art au XVIIIe siècle

Au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les débats sur la question de l'imitation de la nature étaient encore largement dominés par la tradition idéaliste ; pour ses plus âpres défenseurs, l'art accompli ne pouvait être que celui qui parvenait à s'élever au-dessus des contingences de la matière. En analysant les discours critiques de l'époque et en les mettant en relation avec les théories contemporaines de la perception, on se rend vite compte que cette position impliquait une hiérarchisation des cinq sens où la primauté était accordée à la vue et à l'ouïe, réputées plus proches du spirituel, tandis que le toucher et surtout le goût ou l'odorat étaient ravalées au rang des fonctions qui nous sont communes avec les animaux. Pour autant, les critiques d'art n'hésitaient pas, lorsqu'ils décrivaient certaines oeuvres, à recourir aux catégories de ces sens méprisés, comme si les seules notions liées à la vue échouaient à rendre compte des séductions de la matière picturale. Ce sont quelques unes de ces tensions qu'il s'agira de mettre au jour, en montrant que les qualificatifs tactiles, voire sensuels et olfactifs dépassaient évidemment les seuls critères physiologiques pour construire des jugements de valeur censés être le propre du « bon goût ».


Emmanuelle Hénin (Reims)
A la surface de l'image : l'inscription comme indice de la matérialité de la peinture

Depuis le XVe siècle et l'invention de la perspective illusionniste, la peinture occidentale connaît un conflit permanent entre la conception du tableau-fenêtre, dont la surface est transparente et invisible, et la conception du tableau comme une surface opaque, la plus visible possible — qui l'apparente à un objet précieux, joyau, reliquaire, icône, etc.
La peinture du XVe siècle est témoin de cet affrontement ; ainsi Bellini tente d'additionner les deux conceptions en mettant ses Madonnes devant un dais abstrait et chatoyant, lui-même situé devant un paysage naturaliste ; ou devant une abside en perspective mais dont l'or et les inscriptions théologiques renvoient à l'icône byzantine. Car le symbole est menacé par l'illusionnisme, qui humanise et naturalise l'icône. Le même conflit est analysé par Arasse dans les Annonciations florentines, qui conservent un élément aberrant pour souligner le caractère non naturaliste et surnaturel de la représentation.
Au milieu du XVIe siècle, ce naturalisme est entériné par la redécouverte d'Aristote et assimilé à la vraisemblance dans les traités d'art maniéristes et contre-réformistes. Or, il est un point précis où se révèle le heurt entre les deux conceptions du tableau : la présence d'inscriptions, qui dénoncent ouvertement le caractère illusoire de la représentation et font directement échec à l'illusion mimétique. Tenant un rôle de glose, tel le prologue des comédies condamné pour la même raison, elles détruisent l'utopie de l'absence d'auteur, de l'ars artem celare. Dès lors, deux visions s'affrontent, comme dans la peinture au siècle précédent : les partisans de l'illusionnisme absolu et les partisans de l'inscription pour des motifs didactiques, incarnant deux conceptions différentes de l'ut pictura poesis : pour les premiers, l'absence de texte dans l'image garantit seule sa transposition parfaite (puisque tout texte serait redondant) ; pour les seconds, la coprésence des deux garantit leur fonctionnement similaire et leur complémentarité, comme dans l'icône (les théologiens comptent sur les inscriptions pour éclairer le fidèle) ou dans l'emblème (où l'inscription n'a plus pour but d'éclairer, mais d'obscurcir, dans un rapport oblique à l'image).


Jan Herman (Louvain)
Ecouter le silence et entendre la lumière. Réflexions sur la matérialité du signe musical à l'orée du romantisme

Dans le type de débat sur la question de l'ut pictura poesis, on oublie un peu trop vite que le vers d'Horace a reçu une rallonge pendant la Renaissance : ut pictura poesis, ut poesis musica. Les raisons ne manquent certes pas pour réserver à la musique une part du débat sur la mimesis à l'Âge classique. Mais d'autre part, si de l'aveu des théoriciens de l'art musical - de l'époque baroque surtout - la musique est un art mimétique, qu'est-ce qu'elle imite au juste ? Et puis : est-ce que la musique est susceptible de produire une illusion, est-elle fiction, peut-elle mentir ? Ou est-ce que son essence même est d'échapper au mensonge, à la supercherie ou à la séduction ?

Pendant trois siècles, de 1500 à 1800 à peu près, la musique est inféodée à la parole, ou plutôt au discours. La musique se conforme aux prémisses de la rhétorique en représentant le contenu d'un texte. Toute musique est par essence « vocale » de la Renaissance au Romantisme. La musique, même instrumentale, apparaît comme un art des figures traduisant une réalité à la fois extérieure (par la peinture des sons – « Tonmalerei ») ou intérieure (moyennant la théorie des affects – « Affektenlehre »). Un important changement de paradigme se produit dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, où l'idée de la musique « absolue », qui est par essence instrumentale, bat en brèche l'alliance séculaire de la musique avec le verbe.

Dans ce processus, la matérialité de la musique - cet art immatériel - a-t-elle jouée un rôle ? Et que faut-il entendre par matérialité musicale ? Les réponses les plus intéressantes à ces questions peuvent être trouvées dans l'esthétique musicale allemande de la fin du XVIIIe siècle. Dans notre contribution, questions et réponses seront confrontées à l'exemple de la Schöpfung de J.Haydn. Sera étudiée en particulier la manière dont J.Haydn, dans cette oeuvre emblématique de la « création » composée à un moment charnière (1800), représente la création de la lumière. Il faudra peut-être conclure que c'est précisément quand la musique est ramenée à sa matérialité – en l'occurrence à l'intensité de la sonorité dans un extraordinaire fortissimo – qu'elle découvre sa plus grande puissance mimétique. Ou comment on peut entendre la lumière.


Dalia Judovitz (Emory University, Atlanta)
Le Visible et le lisible dans l'oeuvre de Georges de La Tour

L'examen attentif de la peinture dévotionnelle de Georges de La Tour revèlera dans la plupart de ses toiles la présence des livres. Or cette présence réitérée parvient  à constituer, en plein coeur de ces compositions picturales, de véritables natures mortes. Certains tableaux représentent ou suggèrent l'acte de lecture et, de ce fait, mettent en jeu la question de la lisibilité. Tout en attestant l'exceptionnelle virtuosité du peintre qui parvient à saisir l'allure visuelle de ce monde, ces tableaux expriment, en même temps, la célébration de la Bible en tant que parole divine et source perpétuelle d'illumination spirituelle. La question qui se pose alors serait de savoir comment faudrait-il interpréter ces compositions picturales : y s'agit-il tout simplement d'une représentation de ce qui est à voir ou plutôt de ce qui se donne à concevoir ? Au lieu de traiter ces représentations comme de simples objets de vision il faudrait aussi considérer leur nature allégorique et donc d'étudier ce qui devrait être décodé et interprété, et non pas simplement vu. En analysant cette juxtaposition des enjeux de la visibilité et de la lisibilité, cette étude se donne la tâche  d'examiner  comment, dans les toiles de La Tour,  les configurations de la foi en tant qu'illumination spirituelle mettent en question la signification qu'on attribue généralement à la sphère visuelle de l'expression picturale.


Anaël Lejeune (UCL)
N'être pas seulement chair : la surface sculpturale comme lieu du travail de l'artiste à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle

Encore empreint de l'esthétique du XVIIIe siècle, de la pensée de Diderot notamment, le Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure de Watelet et Lévesque, publié au seuil du XIXe siècle, semblerait néanmoins témoigner d'un changement de sensibilité quant à la réception de la sculpture. Ainsi, un attrait se ferait jour pour une sculpture dont la surface matérielle ne trouverait pas parfaitement cette qualité de finition capable de lui conférer la mollesse de la chair. Et si la problématique du degré de « fini » ou de « non fini » auquel est mené la sculpture remonte aux Vies de Vasari, c'était alors principalement pour y être pensée comme la capacité d'une oeuvre moins parfaitement achevée à permettre plus clairement le discernement de son dessin au détenteur d'un regard distancié. Or davantage s'agirait-il ici pour le matériau de n'être pas seulement peau, mais lieu du travail de l'artiste aussi bien. Par delà l'imitation de la nature donc, c'est un intérêt pour l'oeuvre comme signe du geste créateur qui apparaît. S'immisce alors cette pensée de la capacité du matériau à rendre, au creux même de l'imitation, quelque chose de l'activité ayant présidé à la naissance de la figure. Témoins de ce glissement, l'intérêt grandissant accordé aux modèles en terre et la revalorisation de la figure du modeleur, au point de reléguer à un rang second bronzes et marbres.


Stéphane Loijkine (Toulouse)
Le technique contre l'idéal : la crise de l'ut pictura poesis dans les Salons de Diderot

Lorsque Diderot commence l'écriture des Salons, c'est abrité par le principe de l'ut pictura poesis qui lui donne la légitimité suffisante du poète pour rendre compte de toute création artistique, quel qu'en soit le support. La mise en oeuvre technique  n'est alors qu'une condition préalable de la représentation ; l'essentiel, c'est l'idée, le modèle idéal, l'invention poétique de l'oeuvre : cette idée, Diderot qui n'est pas peintre est pleinement habilité, comme poète, à la juger et à la reprendre.
Mais très vite l'opposition entre le technique et l'idéal de la peinture se brouille tout d'abord l'un et l'autre fonctionnent comme des limites, des frontières plutôt que des champs de compétence. Le technique s'arrête aux yeux quand l'idéal va à l'âme, mais une âme qui se réduit quand même, au bout du compte à la surface des yeux. Le technique est affaire de drapés, d'étoffes : encore des surfaces, des limites visibles. L'idéal est une représentation, un fantôme : Diderot évoque leurs draps blancs agités dans les cimetières.
Puis le technique prend sa revanche sur l'idéal. Il n'est pas seulement le pré carré des peintres académiques, que Diderot dénonce dans le savoir faire lisse d'un Lagrenée. Le technique, c'est la magie de Chardin, ce sont les ciels de Vernet : la matière picturale y recrée un monde et manifeste la puissance démiurgique du peintre. Le technique devient le nouvel idéal et par lui la peinture s'affranchit de toute modélisation textuelle, conduisant finalement Diderot à affirmer qu'ut poesis pictura non erit.


Edward Nye (Oxford)
L'esthétique du corps dans le ballet d'action

Le ballet d'action est un genre novateur de danse théâtrale né en Angleterre au début du dix-huitième siècle qui s'épanouit dans plusieurs pays européens après 1750. Il cherche à se distinguer des autres formes de danse par une utilisation particulière du corps et par une esthétique caractéristique. Les contemporains le décrivent en employant une terminologie Sensualiste, tandis qu'ils dénigrent d'autres formes de danse par une rhétorique matérialiste. Les chorégraphes revendiquent une esthétique traditionnelle de l'imitation de la nature (sans doute pour valoriser et faire accepter un nouveau genre), mais la ‘nature' en question est problématique. Elle est davantage le produit de l'imagination du danseur et du spectateur qu'un objet concret de la réalité.


Kris Peeters (Anvers)
La matérialité du tableau chez Caylus : entre théorie et pratique

Le comte de Caylus, en sa double qualité d'honoraire amateur de l'Académie de Peinture et d'archéologue avant la lettre membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres porte un regard bien spécifique sur la matérialité de l'oeuvre d'art. Pris entre l'étau des exigences de sérieux académique et de théorisation du grand style qu'avait provoquées la publication des Réflexions de La Font de Saint-Yenne d'un côté, de son intérêt pour le métier, de sa fascination d'antiquaire pour les « opérations » de l'art, du rôle de conseiller pratique fréquentant les ateliers d'autre part, Caylus trace dans ses conférences académiques, dans les Vies des peintres, dans les rares textes qu'il a publiés, un trajet sinueux entre deux vues contradictoires de la « manière » et de la matière, l'une proscriptive, l'autre fascinée, identifiant la manière du peintre à une signature, l'une théorique et établie en réaction au ‘ut pictura poesis' des gens de lettres, l'autre davantage pratique et tributaire d'un sensualisme du tableau faisant la part belle à la matérialité de l'oeuvre.


Lorraine Piroux (Rutgers)
Le mariage de Figaro ou le drame du littéraire

La réforme de la dramaturgie classique dont Diderot et Beaumarchais furent les principaux acteurs dans la deuxième moitié du dix-huitième siècle suppose, en son principe, l'existence d'un rapport particulièrement étroit entre le langage et les arts visuels. On se souvient que les théoriciens du drame allèrent même jusqu'à revendiquer la supériorité de l'image dramatique (le tableau) sur l'image verbale, tel Diderot qui, dans un célèbre passage des Entretiens sur le fils naturel (1757), notait que « nous parlons trop dans nos drames ».
Une vingtaine d'années plus tard, Beaumarchais lui emboîte le pas en insistant à son tour sur la parenté esthétique du discursif et du visuel, dans une didascalie du Mariage de Figaro (1778). Beaumarchais y explique en effet que le tableau formé par Suzanne, la Comtesse et Chérubin dans la quatrième scène du deuxième acte reproduit exactement une estampe exécutée d'après La Conversation espagnole (1754) de Carle Van Loo. A en croire l'équivalence établie par Beaumarchais entre le tableau dramatique et la peinture, l'originalité de cette nouvelle dramaturgie résiderait dans son pouvoir imageant. Comme la critique l'a souvent remarqué, il ne s'agirait donc que d'une simple extension de l'Ut pictura poesis à l'art dramatique.
A ceci près que rien n'est moins égal qu'une équivalence, et qu'à suivre la didascalie de Beaumarchais jusqu'au bout, on s'aperçoit que la composition de Van Loo est en fait centrée sur la matérialité d'un livre de musique, peint ouvert et dont les notes  sont clairement lisibles. De surcroît, on retrouve une même insistance sur la matérialité de l'écrit dans La lecture espagnole (1755), tableau qui fait pendant à la Conversation, où la scène de lecture représentée se trouve également axée sur le support matériel de la lecture, c'est-à-dire sur le livre, en tant que tel, dont on distingue très nettement les caractères d'imprimerie. Tout se passe donc comme si cette équivalence entre la scène et la peinture nous ramenait, malgré elle, à ce qu'elle cherchait à dépasser, à savoir : l'écriture.
C'est cette circularité que je me proposerai d'examiner dans une étude qui tentera de décrire la part du théâtral dans l'écriture. Dans un premier temps, on verra que, selon Beaumarchais (ceci était déjà vrai pour Diderot), l'écriture est, en soi, une actualisation, le lisible n'étant qu'une de ses multiples formes de mise en scène. Il s'agira, dans le fond, de suggérer que l'écriture littéraire s'est constituée en tant qu'esthétique au dix-huitième siècle en mettant sa lisibilité à l'épreuve de la scène, c'est-à-dire en mesurant ses propres effets à ceux de la scène à la fois renouvelée et primitive du drame bourgeois.