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Voix et valeurs du discours littéraire (revue Arborescences)

Voix et valeurs du discours littéraire (revue Arborescences)

Publié le par Marc Escola (Source : Francis Langevin)

Appel de propositions

Polyphonies : voix et valeurs du discours littéraire

Arborescences : revue d’études françaises (University of Toronto)

 

Numéro préparé par:
Francis Langevin, The University of British Columbia
Raphaël Baroni, Université de Lausanne

Présentation

Stanley Fish souligne que n’importe quel énoncé, même l’assertion la plus banale, peut potentiellement déboucher sur une indétermination énonciative, phénomène que l’on peut rapprocher du concept de dialogisme chez Bakhtine.

Quand un homme dit à sa femme : « ce n’est pas toi, c’est ta mère qui parle », il témoigne, premièrement, du fait que les significations que l’on attribue aux mots varient suivant le locuteur auquel ils sont assignés et, deuxièmement, du fait que les mots ne vous disent pas qui est ce locuteur. (Fish 2007 : 135)

Dans le cas mentionné par Fish, le problème n’est pas limité au marquage linguistique de la polyphonie (ce que Jacqueline Authier-Revuz (1982) appellerait l’hétérogénéité « montrée » du discours) mais inclut également une hétérogénéité « constitutive », propre à la nature même du langage humain. Tout énoncé peut donc, potentiellement, être rattaché à une instance énonciative différente de la personne qui l’articule, sans que texte et contexte suffisent à canaliser de manière absolue cette attribution. L’hétérogénéité constitutive du discours dépend autant, en amont, de l’origine dialogique de la parole (qui émerge d’un interdiscours), qu’en aval, de la manière plus ou moins imprévisible dont elle sera interprétée dans un contexte singulier, ce qui débouche souvent sur des malentendus plus ou moins productifs ou malheureux.

Ainsi que l’a montré Dominique Maingueneau, le discours fictionnel présente, de ce point de vue, une difficulté, ou une couche de polyphonie supplémentaire, du fait de la construction par l’auteur d’une scène énonciative fictive (une « scénographie »), qui lui permet de déléguer sa parole à un personnage imaginaire. Alain Rabatel ajoute quant à lui que cette hétérogénéité est particulièrement marquée dans le cadre des discours narratifs, du fait de la multiplicité des points de vue qui s’y trouvent représentés :

Le sujet racontant, par cela même qu’il raconte, et surtout par le fait même de raconter, en mettant en scène des centres de perspective différents, ouvre potentiellement une boîte de Pandore d’où sortent des voix autorisées et d’autres qui le sont moins, mais qui néanmoins sapent l’autorité des premières, en sorte que le récit, loin d’être l’illustration d’une vérité préétablie, ouvre sur les possibles infinis de l’interprétation. (Rabatel 2008 : 17)

Philippe Hamon définit la polyphonie énoncive comme un « entremêlement des sites d’élocution des personnages, des “points de vue” », et la polyphonie énonciative comme un « entremêlement des sites énonciatifs des narrateurs » (Hamon 1996 : 133-134). C’est précisément au croisement de ces voix et points de vue cités des personnages et de la narration que se joue l’indétermination qui place le lecteur en position de remise en question de son interprétation. S’il est certainement impossible de déterminer, de manière objective et définitive, la voix « authentique » qui se dissimulerait derrière tel ou tel énoncé fictionnel, il ne semble pas non plus tenable d’affirmer, à l’instar de Roland Barthes, que l’écriture serait « destruction de toute voix » et « de toute origine » (Barthes 1984 : 63). Pour donner du sens au discours, l’interprète relie-t-elle spontanément les énoncés à des instances qui en seraient responsables (auteur, narrateur, personnage, doxa, vérité, etc.) ? De quelle façon les valeurs du texte (éthiques et esthétiques) sont-elles construites ou attribuées par cette interrogation, cette carence ou cet inconfort de l’indétermination ? Cela apparaît en creux dans le célèbre commentaire de Barthes :

Dans sa nouvelle Sarrasine, Balzac, parlant d’un castrat déguisé en femme, écrit cette phrase : « C’était la femme, avec ses peurs soudaines, ses caprices sans raison, ses troubles instinctifs, ses audaces sans cause, ses bravades et sa délicieuse finesse de sentiments. » Qui parle ainsi ? Est-ce le héros de la nouvelle, intéressé à ignorer le castrat qui se cache sous la femme ? Est-ce l’individu Balzac, pourvu par son expérience personnelle d’une philosophie de la femme ? Est-ce l’auteur Balzac, professant des idées « littéraires » sur la féminité ? Est-ce la sagesse universelle ? La psychologie romantique ? (Barthes 1984 : 63)

On pourrait ajouter que l’interprète ne pourra dénoncer le sexisme du roman de Balzac que dans la mesure où il attribuera l’énoncé, non au personnage-narrateur, mais à la doxa romantique de son époque ou aux opinions personnelles de son auteur. Si l’énoncé ne fait que désigner la perception d’une performance du genre féminin dans le regard de Sarrasine, racontée stratégiquement par le narrateur-séducteur, on s’en souvient, le roman et son auteur seront disculpés. En revanche, si un interprète reconnaît dans l’énoncé romanesque l’expression de la féminité archétypale, s’il choisit d’y voir un reflet de la « sagesse universelle », alors ce sera évidemment ce lecteur que l’on pourrait être en droit de considérer comme sexiste ou genriste. C’est cet affleurement plus ou moins prononcé des valeurs qui désigne le potentiel polyphonique du discours qui pourra retenir notre attention : en suggérant ou en soulignant des positionnements éthiques nécessaires, la polyphonie engage directement l’interprète et exige un positionnement non seulement discursif, mais idéologique.

L’enjeu est aussi, dans ce concert polyphonique des voix narratives, de s’interroger sur les stratégies discursives (scénographie romanesque) et contextuelles (posture publique, paratextualité, etc.) utilisées par les écrivains et leurs avatars dans l’espoir de canaliser, de complexifier ou encore de brouiller l’interprétation de leurs œuvres. Si l’on peut spéculer, en bon herméneute ou à titre de lectrice littéraire, on pourrait aussi envisager de chercher à contraster ses observations avec les interprétations de lecteurs empiriques ou de communautés de lecteurs qui se dessinent à travers l’histoire de la réception.

Ce numéro vise à nouer un dialogue interdisciplinaire autour de cette question complexe, tout en réfléchissant sur ses conséquences pour l’interprétation et l’enseignement de la littérature.

 

Textes cités

Jacqueline Authier-Revuz, « Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive : éléments pour une approche de l'autre dans le discours », DRLAV, n° 26, 1982, pp. 91-151

Roland Barthes, « La mort de l'auteur », Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV (dir.), Paris, Seuil, 1984, p. 63-69.

Stanley Fish, Quand lire c'est faire, Paris, Les prairies ordinaires, 2007.

Philippe Hamon, L’ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette, coll. « Supérieur », 1996.

Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d'énonciation, Paris, Armand Colin, 2004.

Alain Rabatel, Homo Narrans. Pour une analyse énonciative et interactionnelle du récit. Tome 1 : Les points de vue et la logique de la narration, Limoges, Lambert-Lucas, 2009.

Informations pratiques

  • Nous recevrons les propositions (150 mots) jusqu’au 20 décembre 2014 à l’adresse francis.langevin@gmail.com. Nous communiquerons avec vous début janvier 2015.
  • Les articles (35 000 à 80 000 signes) sont attendus le 1er juin 2015.
  • Protocole de rédaction de la revue Arborescences