Essai
Nouvelle parution
A. Cousin de Ravel, Quignard, Maître de lecture. Lire, vivre, écrire

A. Cousin de Ravel, Quignard, Maître de lecture. Lire, vivre, écrire

Publié le par Ivanne Rialland (Source : Marion Duchez)

Agnès Cousin de Ravel, Quignard, Maître de lecture. Lire, vivre, écrire

Paris, Hermann, coll. "Fictions pensantes", juin 2012, 120 p.

  • ISBN : 978 27056 8323 8
  • 19 €

 

Présentation :

Loin des discours sur les vertus et les nécessités sociales de la lecture, Pascal Quignard, lecteur insatiable, en mesure les dangers. Elle peut être une passion dévorante, une expérience des limites, conduisant le lecteur aux confins de soi. Expérience a-sociale de ce qui en soi est le plus intime, le plus secret, elle peut aussi, à rebours, sauver la vie. Elle est, pour l’écrivain, le coeur de sa vie et de son oeuvre. En elle, il puise l’énergie de sa pensée et de son écriture.

Dans cet essai, à l’écoute des expériences de lecture les plus douloureuses imposées par les totalitarismes au xxe siècle, Agnès Cousin de Ravel interroge celle si singulière de Pascal Quignard, qui, au fil de ses livres, rend hommage à ses maîtres, Bataille, des Forêts, Rousseau, Montaigne et redonne vie à des auteurs oubliés. Il devient ainsi, à son tour, un Maître de lecture, invitant ses lecteurs à un voyage intellectuel et sensible au coeur de leur subjectivité.

 

L'auteur :

Agnès Cousin de Ravel est docteur es Lettres. Sa thèse a porté sur l’oeuvre de Pascal Quignard. Professeur de français en collège (ZEP) puis en lycée, en France et à l’étranger, elle poursuit ses activités de recherche et intervient dans différents colloques. Actuellement, critique littéraire, elle publie régulièrement des analyses sur le web, en particulier sur le site www.nonfiction.fr.

 

 

Extraits : 

 

Qu'est-ce que lire ?

Penser la lecture comme un besoin vital, l'inscrire au coeur de sa vie, c'est en faire l'expérience au sens d'une mise à l'épreuve de soi qui mobilise les sens, le corps tout autant que l'intelligence. En son temps, Montaigne en a fait lui aussi l'essai, la pesée comme le suggère le mot latin exagium à l'origine du mot essai ; c'est la raison pour laquelle je ferai à plusieurs reprises référence aux Essais. Une telle expérience n'est pas une quête de certitudes. C'est un processus plus qu'un aboutissement, une «expérience intérieure», selon le mot de Bataille, semblable à une expérience mystique, une forme d'extase, telle qu'en ont connue les grands mystiques Jean de la Croix et Thérèse d'Avila, où le discours intellectuel est porté par «une émotion profonde». C'est une «mise en question (à l'épreuve) dans la fièvre et dans l'angoisse, de ce qu'un homme sait du fait d'être».
L'idée même d'«expérience intérieure» peut sembler contredire celle de maîtrise, qui existe aussi chez Quignard, mais cette expérience et cette forme d'autorité, qui font de lui un maître de lecture, me permettent de penser ma propre expérience. Car, si la lecture est un processus mental de compréhension consistant à «faire coller des possibilités de valeur ou de sens» pour ensuite les fixer au moins temporairement, elle est, en son fondement, un processus de reconnaissance de ce qui en soi n'est pas connu. Elle exige du lecteur son retrait dans la solitude. A ce prix, elle est, en deçà des mots, un partage secret. Les liens imaginaires, entre soumission et prédation, que nouent grâce à elle le lecteur et l'écrivain, sont empreints de l'animalité présente au coeur de chacun. Pour les dénouer, il revient au lecteur de les analyser, de les mettre à distance pour les constituer à son tour en expérience de pensée, puis de refermer le livre pour créer, vivre et aimer.

I. PARTAGER UN SECRET

Que se passe-t-il quand nous lisons ? Pourquoi parfois entrons-nous dans un livre sans pouvoir en sortir ? Sans doute parce que, dans la lecture, nous sommes dans l'attente de ces instants de bonheur que procurent des retrouvailles attendues. C'est ce que chacun peut ressentir au contact, non seulement d'un livre, mais d'une oeuvre d'art, d'une peinture ou d'un morceau de musique, et que traduit l'expérience que fait Édouard, le héros des Escaliers de Chambord, quand il manque de «marcher sur une petite barrette d'enfant bleue en plastique représentant une grenouille 3» sans valeur jetée au bord du chemin. Il la ramasse comme un trésor sans comprendre pourquoi il y attache un tel prix. La barrette erre en lui comme un fantôme. Elle le bouleverse. Elle le poursuit comme un cauchemar. Il comprend qu'elle détient une «espèce de secret absolu» de sa vie. Elle est en lui comme quelque chose d'imprévu, d'impréparé, qui a surgi comme une lave en fusion que rien n'arrête. Comme une faillite de sa mémoire qui le met en contact avec une antériorité indiscernable. Cette scène est paradigmatique de ce qui se passe dans la lecture. Lire est le retour brusque de quelque chose de «perdu», en fait de secrètement attendu, de sensations confuses dont la puissance submerge.
(...)