Essai
Nouvelle parution
G. Chaufour, Théologie de la cruauté

G. Chaufour, Théologie de la cruauté

Publié le par Gabrielle Veillet

Aussi étrange que cela paraisse, il semble que Sade soit plus miséricordieux que saint Augustin : celui-ci nous décrit un enfer épouvantable ; pris au sérieux il ferait perdre toute idée de la justice divine, au point que l’éternité du paradis ne nous attirerait plus et le désir de Dieu serait inopérant pour la vie ici-bas. Réduite à un excès de punition féroce, presque divine, la cruauté n’est jamais étudiée ni analysée et ne fait même pas partie des péchés capitaux. Ceux que Ghislain Chaufour appelle les « Justiciers » n’espèrent pas nous en débarrasser par une réhabilitation intégrale, ils laissent ouvert béant le gouffre puant de l’enfer surpeuplé : le Jardin de paradis surplombe les gogues du Ciel jamais curés, observe-t-il avec tristesse. Cela laisse la part belle à ceux qui s’y opposent, « les Libertins » décrits par Sade : ceux-là haïssent ouvertement l’idée de Dieu, la Nature folle et cruelle, l’humanité, en particulier les femmes à cause de la beauté évidente, la procréation et l’amour. Cela non plus n’est pas très engageant…

Contr’amour et sodomie s’opposent, chez ces « Libertins », à la perfection de l’amour humain – un sentiment chevaleresque souverainement méprisé, dont leur cœur ne sent jamais les atteintes. Illusion ou fable de quelques moments héroïques, l’amour idéal est dédaigné, qui peut rompre à tout moment et sombrer : ne reste que la cruauté alors, puisque les formes intermédiaires entre elle et lui s’effacent ; les « libertins » l’emportent donc par l’abondance du mal…

Ghislain Chaufour affirme toutefois – et prouve – que l’œuvre obscène de Sade n’a été écrite en réalité que pour avertir des ultimes conséquences de cette société sans Dieu que préparaient déjà ses contemporains. Il réduit à néant les représentations insoutenables de l’enfer qui auront entraîné pendant des siècles la détestation de Dieu ou rendu presque hérétique la petite Thérèse ou Péguy, car ils n’en voulaient pas. Il réconcilie l’idée de ce Dieu unique avec l’amour humain charnel, dont le dégôut est aussi peu catholique qu’il est très répandu. Ce livre libère ainsi le marquis de Sade et donc la grande tradition littéraire française du véritable enfer libertaire où les modernes l’ont mis, avec une notoriété aussi mensongère que dévastatrice. Le paradis redevient préférable à cet enfer que nous construisons en son nom.

Né en 1950, essayiste et romancier, éditeur et traducteur, collaborateur de la nrf pendant une dizaine d’années (1980-1990, critique littéraire et philosophie) et à présent de La Revue littéraire, dir. Richard Millet, Ghislain Chaufour a publié des récits et des essais de critique littéraire.