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Des récits d’exploration aux écritures ethnographiques : perspectives traductologiques (Colloque TRACT & revue Palimpsestes)

Des récits d’exploration aux écritures ethnographiques : perspectives traductologiques (Colloque TRACT & revue Palimpsestes)

Publié le par Marc Escola (Source : Bruno Poncharal)

Palimpsestes n° 40 / Colloque TRACT 17-18 octobre 2024

Appel à communication et/ou article

Des récits d’exploration aux écritures ethnographiques : 

perspectives traductologiques

(scroll down for English version)  

CENTRE  DE  RECHERCHE  EN  TRADUCTION  ET  COMMUNICATION  TRANSCULTURELLE  ANGLAIS-FRANÇAIS / FRANÇAIS-ANGLAIS 

(TRACT–PRISMES EA 4398 – Univ. Sorbonne Nouvelle ; CIRPALL – Univ. d’Angers)

« Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions. », le fameux incipit de Tristes tropiques, au-delà du cas personnel de Lévi-Strauss, souligne bien les rapports ambivalents et paradoxaux qu’entretiennent les anthropologues avec la tradition des récits de voyage[1], tels qu’ils n’ont cessé (jusqu’à aujourd’hui, sous d’autres formes) de séduire le public (européen d’abord !) depuis au moins la Description du monde de Marco Polo (1298) ; ce livre, « traduit dans toutes les langues européennes » et dont le « récit, écrit Florence Weber, hésitant entre le roman de chevalerie et la description géographique, fascina ses contemporains et fut maintes fois réédité ». (Weber 2015, 42-43). On voit ici, dès le départ, apparaître une caractéristique des récits de voyage, qui persiste tout au long de leurs métamorphoses au cours des siècles, et qui renvoie à l’oscillation entre faits et fiction, comme si la mise en récit du voyage entraînait nécessairement une forme de fictionnalisation.

Cependant, Florence Weber, ainsi que François Laplantine, dans son propre ouvrage d’introduction à l’anthropologie, s’accordent pour voir dans les premiers récits de voyageurs-explorateurs à la Renaissance « la préhistoire de l’anthropologie[2] ». Montaigne, dans son célèbre essai intitulé Des cannibales qui s’appuie sur le récit de Jean de Léry Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil « [reconnu] aujourd’hui comme un monument d’ethnographie » (Weber, 2015, p. 60), est un autre pionnier du regard ethnographique[3] et propose même une réflexion sur la place de la traduction « en distinguant soigneusement l’ethnographe et l’interprète […] ». Alors qu’il parle des Tupinamba, Montaigne raconte sa déconvenue avec l’interprète. « Je parlai à l’un d’eux fort longtemps ; mais j’avais un truchement qui me suivait si mal, et qui était si empêché à recevoir mes imaginations par sa bêtise, que je n’en pus tirer guère de plaisir’ ».  (Weber 2015, 62). Ou encore, c’est François Gruget, auteur en 1556 d’une nouvelle traduction en « vulgaire français » des voyages de Marco Polo, qui se plaint de la difficulté de la traduction : 

 Encore je souhaiterais que M. Paule [Polo] eût rencontré un meilleur interprète, ou que lui-même eût décrit son voyage en latin, vu qu’il entendait fort bien la langue latine (comme en quelque endroit il le déclare). Car on ne trouverait pas en son livre tant de termes étranges et barbares qui ne sont ni latins ni grecs mais innovés à plaisir, et m’ont quelquefois arrêté tout court en continuant la traduction présente. 

(cité par Marie-Christine Gomez-Géraud in Histoire des traductions françaises XVe et XVIe siècles, 2015, 892)

On perçoit qu’il s’agit ici sans doute des néologismes que Marco Polo a dû forger afin de rendre compte des réalités nouvelles, inconnues des Européens, qu’il a rencontrées au cours de son périple. 

Le lien entre voyage et traduction, comme dépaysement, comme rencontre avec l’étranger, avec l’Autre, est pratiquement devenu un cliché, ainsi que l’écrit Susan Bassnett : "both translators and travel writers inhabit a contact zone where cultures converge […] both travel writing and translation are target-oriented, since both are aimed at a domestic readership, and this may serve as the framework within which to consider both modes of writing. [...] Travel writing is itself a form of translation, a point made also by Duncan and Gregory, who highlight the linguistic dimension: ‘In representing other cultures and other natures, then, travel writers « translate » one place into another, and in doing so constantly rub against the hubris that their own language-game contains the concepts necessary to represent another language-game.” 

(“Translation and Travel Writing” in The Cambridge History of Travel Writing, 2019, 550/563.)

Bassnett opère un rapprochement entre littérature de voyage et traduction au travers de concepts directement issus de la traductologie (target-oriented) ; et c’est évidemment la métaphore du déplacement, de la « translation » qui s’impose pour opérer une telle analogie. De son côté, F. Laplantine envisage ce lien, entre la démarche traductologique et la démarche anthropologique, peut-être de manière encore plus radicale, quand il écrit : « […] un parcours traductologique est un parcours anthropologique. C’est un parcours nomade dans lequel aucun privilège n’est accordé au texte de départ ou au texte d’arrivée » [nous soulignons] (Lavieri et Londei 2018, 29.) Et, encore une fois, il convoque deux notions propres au champ traductologique.  

Cependant, Antonio Lavieri et Danielle Londei, dans l’introduction à leur ouvrage, font la remarque suivante, faisant écho à une observation qui a souvent été la nôtre à la lecture d’ouvrages d’anthropologie : 

 “Souvent reléguée à une question de méthode, ou assimilée aux techniques relevant du protocole d’interview dans le travail sur le terrain (Simon 1988), la traduction n’a, de ce fait, que très rarement joué un rôle central dans la réflexion sur les pratiques discursives des anthropologues (Tedlock 1983 ; Hanks et Severi 2014).” (Lavieri et Londei 2018, 12)

Il y a bien sûr des exceptions. Ainsi, on trouve chez l’un des fondateurs de l’anthropologie “moderne”, Bronislaw Malinowski, une profonde réflexion sur le rôle de la traduction dans l’enquête ethnographique (plus généralement sur l’entrelacement entre culture et langage ou plutôt, « langues »). En effet, dans son livre Coral Gardens and Their Magic (1935), la partie IV est entièrement consacrée à ce qu’il appelle "an ethnographic theory of language and some practical corollaries". On y trouve notamment une section intitulée “The translation of untranslatable words”, qui, bien avant l’avènement des Translation Studies ou de la traductologie, offre un regard critique sur les problèmes de traduction liés aux concepts “indigènes”, qui ne prennent sens qu’au sein des formes de vie que l’ethnologue a entrepris de décrire/traduire, ici, en l’occurrence pour son lectorat anglophone. Ainsi, nous dit Bronislaw Malinowski, chez les Trobriandais, il existe une série de mots pour désigner ce qu’en anglais on désignerait à chaque fois par le même terme : “garden[4]”. La méthode qu’il propose semble annoncer les principes de la “thick translation” développés par Kwame Anthony Appiah, d’après la “thick description” exposée quelques années plus tôt par l’anthropologue américain Clifford Geertz. Ce dernier qui est à l’origine d’une remise en question du regard ethnographique finit en effet par envisager “la culture comme assemblage de textes, l’écriture ethnographique comme fiction” (Costey 2003). La boucle semble bouclée, entre récits de voyage oscillant entre description de faits et reconstructions fictionnelles[5] et écritures ethnographiques[6]. 

La forme et les finalités des récits de voyage évoluent bien sûr avec le temps, à l’âge classique, avec la montée en puissance de la « volonté de savoir » et des savoirs scientifiques, l’art de voyager est codifié dans de nombreux manuels de voyage. C’est aussi la période où « la figure du missionnaire acquiert une nouvelle importance au sein de l’église catholique » : 

L’intérêt des missionnaires pour les langues indigènes leur donnait un statut à part parmi les savants du XVIIe siècle […] Aussi leur séjour se caractérisait-il par une présence longue et des contacts fréquents avec les indigènes, le modèle même de l’ethnographie par familiarisation. » (Weber 2015, 84/86) 

Au siècle des Lumières, le voyage scientifique « tenait enfin ses lettres de noblesse. Il était devenu une expédition coûteuse soutenue financièrement par les gouvernements et scientifiquement par les institutions savantes » (Weber 2015, 100). Au XIXe siècle, l’objectif scientifique perdure, mais le contexte de la colonisation et de la rivalité entre nations européennes vient changer la donne. En outre, on observe au milieu du siècle un intérêt accru du grand public pour les récits de voyage qui sont « dès lors très souvent abrégés pour faire ressortir les parties les plus spectaculaires comme la fameuse rencontre de Stanley avec Livingstone » (Hist. des traductions en langue française, XIXe siècle, 2012, 1113). C’est aussi le moment où de plus en plus de récits de voyageuses sont traduits (ibid., 1114). Enfin, au XXe siècle, il est clair que le développement de moyens de transports de plus en plus rapides, et le fait qu’il ne reste pratiquement plus de régions du globe à découvrir, va encore venir modifier les perspectives et les modalités des relations viatiques et encourager les auteur.e.s à réinventer les formes de la littérature de voyage, souvent dans le sens d’un brouillage encore plus marqué qu’auparavant de la frontière entre faits et fiction. Et bien sûr, c’est aussi le moment où l’anthropologie, l’écriture ethnographique, à prétention scientifique, se détache du récit de voyage, voire proclame sa rupture avec le voyage, comme nous l’avons vu avec Levi-Strauss au début de ce bref parcours.  

Les communications et/ou articles s’intéresseront aux défis linguistiques posés par la traduction de l’inconnu, de l’inédit et de l’inouï dans les récits de voyage, en particulier en ce qui concerne l’écriture (proto)ethnographique.  

Axes de recherche possibles : (les communications et/ou articles proposés pourront évidemment s’intéresser à d’autres langues que l’anglais et le français, mais il serait souhaitable que l’une de ces deux langues soit inclue) : 

Spécificités du récit d’exploration et de l'écriture ethnographique et problèmes de traduction y attenant : notamment la représentation de l'altérité culturelle, la description des natures et des cultures, et la mise en récit des expériences vécues. 
Représentation du traducteur ou de l’interprète au sein des récits d’exploration. Métadiscours sur les problèmes de traduction. 
Perspective diachronique : analyse de la traduction des récits d’exploration et des écritures ethnographiques à travers différentes périodes historiques.
Étude des choix linguistiques et stylistiques effectués par les traducteurs lors de la traduction des textes de voyage dans différentes langues, ainsi que de l'impact de ces choix sur l'interprétation et la réception.
Récits de voyage et identité : représentation et construction de l'identité et de l’altérité dans les récits d’exploration traduits, ainsi que de l'influence potentielle de l'identité du traducteur ou de la traductrice sur l'interprétation du texte.
Réflexion sur les questions éthiques et politiques liées à la traduction des récits de voyage et de l'écriture ethnographique, notamment la représentation culturelle, l'appropriation culturelle, et la préservation des voix marginales et des minorités culturelles et les héritages coloniaux.
Approches traductologiques postcoloniales et décoloniales des récits de voyage et des écritures ethnographiques,
L’oral et l’écrit dans la traduction de récits figeant la parole de l’autre et l’échange du travail de terrain.
Réflexion sur la notion d’intraduisible dans le récit de voyage, en lien avec le poncif de l’incommunicabilité de l’expérience du voyage. 
Étude de la traduction des procédés rhétoriques visant à prouver l’authenticité du récit. / Étude de la traduction des procédés d’auctorialité et de l’écriture de l’altérité. 
Approche intermédiale de récits traduits : analyse de la sélection, de l’adaptation, et de la diffusion des illustrations et des cartes et de leur relation aux texte.

Les langues de travail pour le colloque et/ou les articles sont le français et l’anglais. 


 
[1] La première partie de Tristes tropiques s’intitule d’ailleurs « La fin des voyages ». Voir aussi le livre de Vincent Debaene, qui lui fait écho,  L’adieu au voyage – l’ethnologie française entre littérature et science, Gallimard, 2010. 

[2] C’est le titre que donne F. Laplantine, au chapitre 1 de son livre L’anthropologie.

[3] Voir le livre récent d’Ali Benmakhlouf, L’humanité des autres, qu’on trouve sur les tables de libraire ceint d’un bandeau rouge avec la mention : « Montaigne décolonial ? » 

[4] So that at once we are faced with a serious 'gap in the vocabulary of our Melanesian friends. For they really have no word corresponding to our general term 'garden'.Instead they have a series of words : bagula, buyagu, tapopu, kaymata, kqymugwa, baleko, each of which describes a certain type or kind, aspect or phase of 'garden*. But to 'translate' any of these native terms by equating it to an English word would not merely be wrong, but impossible ; or rather it would be impossible to find an English word exactly corresponding to any one of the native ones. Furthermore, to label the native term by even a combination of English words is at least misleading. 

[5] Le cas des Voyages de Jean de Mandeville au XIVe siècle, est exemplaire : l'ouvrage prétend relater les voyages de Jean de Mandeville à travers l'Orient, l'Afrique et d'autres régions du monde. Cependant, il est largement admis que le récit est en grande partie fictif et qu'il s'agit d'une compilation d'histoires et de récits de voyage antérieurs. 

[6] Cette conception défendue par Geertz a été souvent critiquée, eu égard au relativisme qui la caractérise. Comme le dit Paul Costey dans son article sur le concept  de « thick description » : « La confrontation de fictions concurrentes traitant d’un même phénomène culturel enrichit notre regard, mais aucune d’entre elles ne peut prétendre avoir le dernier mot. » Vincent Descombes porte également un regard critique sur la position de Geertz. 

[7] Tristes Tropiques, translated by John and Doreen Weightman, Picador Classics, London, 1973.

Les propositions de communication en français ou en anglais (300 mots environ) devront être envoyées d’ici le 15 mai 2024 à Bruno Poncharal (bruno.poncharal@sorbonne-nouvelle.fr) et Anne-Florence Quaireau (anne-florence.quaireau@univ-angers.fr) (Une réponse sera donnée mi-juin).

Si votre proposition est acceptée, nous attendons votre article pour le 25 novembre 2024 (les articles doivent être compris entre 30 000 et 40 000 signes et intersignes et se conformer aux normes des PSN ; voir conseils aux auteurs sur le site des PSN).