Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2016
Octobre 2016 (volume 17, numéro 5)
titre article
Emmanuelle Peraldo

La géocritique à ciel ouvert

Géocritique : État des lieux / Geocriticism: A Survey (e-book, français/english), sous la direction de Clément Lévy & Bertrand Westphal, Limoges : Presses universitaires de Limoges, coll. « Espaces humains », 2014, 274 p., EAN 978284287636.

1L’ouvrage dirigé par Clément Lévy et Bertrand Westphal est le fruit d’une collaboration heureuse entre universitaires issus d’horizons divers et il dresse un bilan fouillé de l’état de la géocritique, quelque quinze ans après la naissance de cette méthode critique et les premiers textes de Bertrand Westphal la définissant (Géocritique mode d’emploi, 2001 ; Pour une approche géocritique des textes, 2005 ; La Géocritique. Réel, fiction, espace, 2007). La géocritique est le nouveau lieu de la lecture et de la critique littéraire, en tant qu’elle est une méthode d’analyse interdisciplinaire qui met l’espace, les lieux, et les fonctionnements géographiques au centre du protocole. L’ouvrage se présente sous la forme d’un livre avec avant-propos, divisé en 7 chapitres, lesquels contiennent les contributions de 31 auteurs (dont 12 en anglais) qui ont proposé leurs analyses au cours du séminaire de géocritique organisé en juillet 2013 à l'Université Paris Sorbonne – Paris IV, à l’occasion du XXe Congrès de l'Association internationale de Littérature comparée.

Un titre, des enjeux

2Le titre bilingue, Géocritique : État des lieux / Geocriticism: A Survey annonce d’emblée que l’ouvrage fait fi des frontières et des limites, quelles qu’elles soient. En effet, il résiste à la classification : s’il organise les contributions en chapitres, il s’amuse à croiser les regards, les perspectives, les disciplines, participant ainsi à ce que J. Rouassi appelle un « décloisonnement des champs disciplinaires » (p. 222). Il se présente comme un ouvrage dont le foisonnement de contributions portant sur des espaces, des textes et des genres très variés reproduit par mimétisme l’approche plurielle de la géocritique selon la définition de B. Westphal, prenant des allures d’ouvrage méta-géo-critique qui propose bien souvent une étude de cas avec les outils de la géocritique tout en ajoutant une réflexion sur cette méthode et cette théorie. Il s’agit vraisemblablement d’affiner la définition de la géocritique tout en la pratiquant : en effet l’ouvrage, qui allie donc théorie et pratique, semble paradoxalement être unifié par la pluralité des approches, c’est-à-dire, par ce qu’est l’essence de la géocritique, B. Westphal présentant toujours cette approche comme multifocale, comme l’explique J. Rouassi :

En tant que méthode comparatiste, la géocritique met en valeur une théorie plurielle qui permet de croiser des textes et des œuvres artistiques (intertextualité, voire, dirions-nous, une intermédialité), de mettre en rapport des points de vue endogènes, exogènes et allogènes (multifocalisation), de révéler les diverses strates spatio-temporelles (stratigraphies) et aussi de varier les perceptions sensorielles (polysensorialité). Le lieu est ainsi perçu dans sa multiplicité, dévoilant ses diverses facettes au fil du temps, des prises de vue et autres appréciations sensorielles. (p. 227)

3De plus, le titre placela métaphore spatiale au centre de l’attention dans les deux langues, à travers le jeu de mots sur « état des lieux » et l’emploi du terme « survey », qui est utilisé pour parler d’une enquête, souvent fondée sur l’observation comme son étymologie nous l’indique (le terme vient du vieux français sorveoir, qui veut dire regarder, observer), mais qui, et ce dès les années 1540, est aussi utilisé pour parler des mesures linéaires de parcelles de terre (« to take the linear measurements of a tract of ground »1). L’espace, les lieux, les cartes, les mesures : voilà ce que cet ouvrage va analyser dans une perspective comparatiste, se situant ainsi au cœur des débats sur la place grandissante de l’espace dans les humanités, débat prolifique à une époque marquée par le tournant spatial (Spatial Turn).

Un panorama

4Le but annoncé de l’ouvrage est d’« ancrer un peu mieux la géocritique dans le panorama critique et théorique international » (avant-propos, p. 4). Cette vue panoramique présente des avantages et des inconvénients. L’avantage indéniable est l’érudition qui se dégage de cet ouvrage qui ne laisse aucun medium de côté : cinéma, théâtre, poésie, romans, photographie, cartes sont analysés par des spécialistes dans la perspective comparatiste, « lieu de valorisation de la différence et de l’altérité » selon Donatella Izzo2, et dans la perspective géocritique. C’est à un véritable voyage de découvertes que nous invite cet ouvrage, en multipliant notamment les lieux analysés (de Rio aux Émirats Arabes, en passant par Nice, Vilnius, Paris, Rome, Fort-de-France, Mumbai ou encore le Rwanda) et les façons de les aborder. Un deuxième avantage est la fidélité de cette démarche à l’esprit de la géocritique. Comme le souligne R. Tally dans son essai qui ouvre la marche, la vision de B. Westphal de la géocritique est celle d’une approche géocentrée (« geocentric ») et non égocentrée (« egocentric », p. 10), dont l’avantage ultime est qu’elle évite de se limiter à la perspective d’un seul auteur ou d’un seul groupe, mais ouvre un certain nombre de possibles sur un lieu ou un type d’espace.

5Mais l’inconvénient d’un ouvrage si ample, qui juxtapose un très grand nombre de contributions sur des sujets aussi variés que (entre autres) la ville du Havre (S. Anton) ou celle de Vilnius (I. Vidugiryté), les bidonvilles de Fort-de-France, Mumbai et Rio (E. Prieto), la dérive dans les courts métrages de Guy Debord (Cl. Lévy), la poésie d’André Velter, Lorand Gaspar et Adonis (S.R. Bauer) ou celle de John Donne (C. Gallo), l’intérêt de Pasolini pour les lieux, les villes et l’architecture (A. Vicari), ou encore l’espace sacré du Rwanda pendant le génocide de 1994 (P. Gomez), est le risque d’un trop grand éclatement de l’analyse. Il peut être déroutant de passer d’une contribution à l’autre si on lit l’ouvrage de manière linéaire. Malgré une structuration efficace en sept chapitres (« Formes » ; « Tours et détours » ; « Autour et pourtours » ; « Gender » ; « D’un genre à l’autre » ; « Cartes » ; « Cartographies »), l’interdisciplinarité, le bilinguisme et la multiplicité des articles au sein de chaque chapitre peut constituer une difficulté pour le lecteur. Mais les éditeurs ont entendu cet ouvrage comme une sorte de « manuel de référence », de « Reader » (avant-propos, p. 3) couvrant tout le champ qu’embrasse la géocritique. Et si le lecteur utilise cet ouvrage comme tel, en allant lire tel ou tel article en fonction du type d’espace, d’approche, de théorie, de texte qu’il est en train de lire ou d’analyser, alors l’ouvrage prend tout son sens : la table des matières étant précédée des résumés (avec mots-clés) des articles, il devient aisé et plaisant de circuler dans les méandres de ce vaste ouvrage qui se veut être un inventaire des formes d’inventions spatiales. À peine regrette-t-on que l’avant-propos ne fasse pas de présentation ou de mise en regard des différentes contributions3. Peut-être est-ce pour laisser le lecteur cheminer seul et se perdre dans ce vaste terrain pour mieux développer son imagination et son interprétation ?

Croisements fertiles

6L’idée est féconde d’alterner dans chaque chapitre des études de cas (case studies) et des contributions plus théoriques sur chacun des points. Ainsi, R. Tally replace la géocritique dans les débats actuels (« geocriticism in the middle of things », p. 6), au cœur de la théorie, de notre monde global et de la condition postmoderne avant que la première section n’analyse différentes « formes » de la géocritique telles que l’espace des pirates (T. Kuhnle) ou le motif de l’île (J. Isoleri). De même, N. Roelens propose, dans la deuxième section, une réflexion sur le référent et la littérarité dans ce genre hybride qu’est le récit de voyage avant de laisser Cl. Lévy se plonger dans deux films de Guy Debord pour y analyser le détournement et la dérive afin de voir comment la ville y est envisagée et pratiquée, puis D. Tuan se pencher sur les récits de voyage exotiques. S. Anton, quant à elle, présente son projet original de promenade littéraire dans la ville du Havre, qui souligne l’intrusion du littéraire dans le paysage urbain en réponse à l’insertion de référents et toponymes dans le texte littéraire. Le chapitre 6 s’ouvre sur un article de B. Westphal qui propose une réflexion sur les mots et les cartes (« words making worlds », p. 185), avant que V. Deshoulières n’analyse les cartes magnétiques de Julien Gracq ou que M. Lopez Sandez ne propose une étude de la description des cartes à l’intérieur des textes littéraires de Ramón Otero Pedrayo.

7De plus, ces juxtapositions et regroupements d’articles permettent de les mettre en regard, de les faire dialoguer, de faire ressortir les désaccords, les différences d’interprétation ou de méthode. Ainsi, R. Tally exprime plusieurs critiques face à la définition de B. Westphal en soulevant la question du choix du corpus (« How does one determine exactly which texts could constitute a meaningful body of material with which to analyse the literary representation of a given geographical site ? », p. 10). Mais c’est bien souvent au cœur des essais que se mélangent théorie et pratique, et dans ce cas, l’auteur précise en introduction le cadrage théorique avant d’analyser une œuvre en particulier ; c’est le cas de G. Iacoli qui commence par une section intitulée « Introductory remarks : from geocriticism to geothematics » avant de s’intéresser au modèle de la banlieue romaine pauvre. Un exemple de collaboration interdisciplinaire particulièrement heureuse est l’article de L. Canali et C. Miglio qui allie les compétences d’une germaniste-comparatiste et d’une artiste-cartographe pour analyser la géographie comme discours mais aussi comme « performance » dans les poèmes de Celan, Bachmann et Zanzotto. La forme dialogique de leur article permet de pousser la transdisciplinarité jusqu’au bout en faisant émerger deux visions qui se complètent et se nourrissent mutuellement.

8On rejoint ici le concept de fertilisation croisée (crossfertilization) commun à plusieurs méthodes d’analyse littéraire qui prennent l’espace pour objet, i. e. l’écocritique, la géocritique, la géopoétique, la cartographie littéraire, etc. On parle de fertilisation croisée de catégories aussi différentes que la géographie, l’écologie, la photographie, le cinéma, l’histoire et la littérature, leurs interactions, et leur fonctionnement tant sur le plan de la référentialité et de la mimesis (imitation) que de la production de l’espace, de la littérature, et de la poesis (la fabrication d’images). Aussi est-il très appréciable de n’être pas resté uniquement focalisé sur la littérature dans son rapport à l’espace, mais d’avoir ouvert la réflexion à d’autres arts mimétiques comme la photographie (C. Conant-Ouaked) ou le cinéma (C. Lahaie) : ces deux contributions se rejoignent et se complètent, notamment dans la représentation de la ville de New York à travers le film Manhattan de Woody Allen et les photographies de William Klein, et comme le dit C. Lahaie, « un même lieu référentiel peut inspirer des représentations fort différentes, tant sur le plan esthétique qu’idéologique » (p. 161). Et pour ce qui est de la littérature, une des forces de l’ouvrage est de s’attaquer à de nombreux genres : le théâtre que R. Gonzales Rananjo définit comme « le lieu de convergence de multiples espaces » (p. 177), la poésie, le récit de voyage, la dystopie (F. Di Pasquale) et le roman. Si l’ouvrage n’était pas déjà si ample, on pourrait regretter un manque d’épaisseur diachronique, la plupart des contributions portant sur les xxe et xxie siècles, à l’exception de la contribution de C. Gallo sur John Donne. Une analyse comparative qui prendrait en compte des textes des xvie, xviie, xviiie et xixe siècles afin de voir si la méthode géocritique peut renouveler l’approche de ces œuvres serait un prolongement opportun à apporter à cet ouvrage.


***

9La recherche autour de la géocritique au sein de ces diverses contributions se fait par accrétion – en accroissant la connaissance sur la théorie, la méthode et la pratique géocritiques, par apport et agglomération de matière nouvelle et novatrice sur la matière déjà existante. Ainsi, les grands noms qui ont marqué la réflexion sur l’espace et ses représentations dans les arts mimétiques parcourent les pages de cet ouvrage : M. Antonioli ouvre son article sur Mille Plateaux (1980) de Deleuze et Guattari ; M. Pala s’intéresse à la connotation politique de l’espace dans l’épistémologie foucaldienne ; N. Roelens revient à Thomas Pavel, D. Tuan à Lévi-Strauss, et de nombreux articles font référence aux travaux du père de la géocritique, B. Westphal… Mais c’est à partir de ces analyses que les auteurs des contributions de cet ouvrage apportent leur propre pierre à l’édifice géocritique, en proposant même parfois d’autres néologismes, comme la « géothématique » (geothematics) créée par G. Iacoli.

10Par son ampleur théorique, par son déploiement géographique, et par la finesse des contributions proposées, l’ouvrage dirigé par Cl. Lévy et B. Westphal est une contribution essentielle à la réflexion sur l’espace et ses représentations dans les sciences humaines et à la géocritique.