Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2015
Février 2015 (volume 16, numéro 2)
titre article
Émilie Frémond

Les mousquetaires de la critique. Trente ans de surréalisme (1984-2014)

Henri Béhar & Michel Carassou, Le Surréalisme par les textes, Paris : Classiques Garnier, coll. « Dictionnaires et synthèses », 2013, 313 p., EAN 97782812420573 ; Jacqueline Chénieux Gendron, Inventer le réel : Le Surréalisme et le roman (1922-1950), Paris : Honoré Champion, coll. « Champion Classiques », 2014, 770 p., EAN 9782745327734 & Jacqueline Chénieux Gendron, Surréalismes. L’esprit et l’histoire, Paris : Honoré Champion, coll. « Champion Classiques », 2014, 374 p., EAN 9782745327741

1À ceux que l’on a pris l’habitude de nommer les mousquetaires du surréalisme (Aragon, Breton, Soupault), pourraient bien avoir succédé — pour peu que l’on accepte de voir dans la formule de Valéry l’amorce volontaire et amusée d’un mythe historiographique — d’autres mousquetaires, mousquetaires de la critique ceux-là (H. Béhar, M. Carassou et J. Chénieux-Gendron) dont les travaux aujourd’hui réédités rappellent le rôle, sinon fondateur, du moins déterminant dans l’orientation à la fois institutionnelle et méthodologique des études sur le surréalisme. Qu’on ne s’y trompe pas : de la même manière que le groupe accueillit au fil des décennies de nouvelles recrues au rôle tout aussi décisif et que les mousquetaires de la première heure prirent eux-mêmes assez tôt des orientations divergentes, ces pionniers des études surréalistes ne sauraient faire négliger les travaux ultérieurs, encore moins être considérés comme un collectif animé par un même idéal, si ce n’est celui de contribuer à une meilleure connaissance du mouvement. Le « pressant débat » que le surréalisme « a constamment suscité » (comprendre les violents affrontements qui n’ont pas manqué d’agiter les commentateurs du mouvement après avoir opposé ses acteurs) pourrait même si l’on en croit H. Béhar et M. Carassou, fournir encore aujourd’hui le « meilleur témoignage » de sa « dignité » (p. 12).

2Il n’empêche, si l’image des mousquetaires peut faire sourire, elle vaut sans doute un peu plus qu’un artifice rhétorique destiné à introduire les acteurs de cette aventure critique. Comme le surréalisme des années vingt eut ses quartiers, l’un rue du Château, l’autre rue Fontaine, H. Béhar et J. Chénieux-Gendron ont en effet fondé l’un et l’autre deux lieux de pensée critique des études du surréalisme qu’il peut être utile de rappeler. D’un côté le « Centre de Recherche sur le Surréalisme » créé en 1971 au sein de l’Université Paris 3, auquel a succédé depuis 2013 la bien nommée APRES (Association Pour la Recherche et l’Étude du Surréalisme), de l’autre une équipe CNRS baptisée « Champs des activités surréalistes » (CAS) et rattachée à l’Université Paris VII. Deux centres, deux revues : Mélusine d’un côté (1980-…), Pleine marge de l’autre (1985-2009) et deux collections, « La Bibliothèque Mélusine » aux éditions L’Âge d’homme (Lausanne) et « Pleine marge » aux éditions Le Temps qu’il fait (Cognac), puis Peeters (Louvain). Si divers soient à chaque fois les sujets abordés, de Mélusine à Pleine marge, ce sont bien deux versants1 des études surréalistes qui se révèlent. Sans chercher à réduire les deux revues à l’image qu’elles se sont choisies pour enseigne — d’un côté la fée celtique du folklore médiéval au centre d’Arcane 17, de l’autre les hérétiques du moyen âge auxquels est dédié le recueil de Breton, Pleine marge — on mesure cependant combien la critique du surréalisme a pu obéir elle aussi à quelques principes de différenciation dont les récentes rééditions portent la marque.

3C’est pourtant bien à Lausanne, aux éditions L’Âge d’homme, que paraît en 1983 Le Surréalisme et le roman 1922-1950 — version remaniée d’une thèse d’État soutenue en 1979 sous la direction de Pierre-Georges Castex — suivi un an plus tard aux PUF d’une présentation du surréalisme sobrement intitulée Le Surréalisme, dans un essai ambitieux qui devait s’affronter pour la première fois à un exercice de théorisation des principaux apports et apories du mouvement, en marge des historiographies internes2. De facture à première vue plus scolaire, l’ouvrage de M. Carassou et H. Béhar qui paraît le même mois (mai 1984) au Livre de Poche entend vraisemblablement (re)donner la parole aux surréalistes eux-mêmes en même temps qu’à leurs détracteurs, ce dont témoigne le titre de l’essai, qui tient pour partie de l’anthologie : Le Surréalisme. Textes et débats, réédité une première fois en 1992 au Livre de poche dans la collection « Biblio essais », sous un titre plus général, Le Surréalisme.

4Trente ans pour ainsi dire ont passé entre la première publication de ces ouvrages et leur réédition et c’est à la fois pour rendre hommage à l’ouvrage de Jean-Louis Bédouin, Vingt ans de surréalisme, 1939-1959 et pour rendre sensible l’évolution du regard porté sur le surréalisme par ceux-là mêmes qui y consacrèrent l’essentiel de leur carrière universitaire (pour au moins deux d’entre eux) que nous avons choisi de rappeler en premier lieu ce que ces rééditions manifestent : la volonté de ressaisir les acquis d’une recherche, d’en éprouver la validité au moment même où la transformation des outils de la recherche rend plus urgente la nécessité d’y tracer quelques repères et, de la part des éditeurs, le souci de mettre à la disposition de nouveaux lecteurs des ouvrages de référence capables de faire contrepoids aux effets de mode qui pourraient réduire le surréalisme à ses objets, ses trublions, ses représentants de commerce ou ses tables tournantes, autrement dit au spectacle organisé d’une révolution sans cesse rejouée. À la manière d’A. Breton lui-même revenant sur la présence obsédante de J. Vaché dans une préface aux Lettres de guerre précisément intitulée « Trente ans après » (1949), J. Chénieux-Gendron, H. Béhar et M. Carassou, entreprennent donc de soumettre leur réflexion à l’épreuve du temps en proposant une version remaniée, actualisée ou augmentée de travaux présentés comme d’indispensables ouvrages de synthèse.

Des incunables aux introuvables

5« Ce livre réécrit et actualise un ouvrage ancien, le seul consacré à une étude de fond sur le surréalisme et le roman, qui était devenu introuvable » (p. 6) peut-on lire en préambule de chacun des deux essais que les éditions Honoré Champion rééditent, impair ou lapsus dont on se risquera à induire ceci : des deux essais de J. Chénieux-Gendron, le plus indispensable pourrait bien être Le Surréalisme et le roman, ouvrage de grande ampleur issu d’une thèse d’État et dont le nouveau titre Inventer le réel. Le Surréalisme et le roman 1922-1950 reflète quant à lui l’ambition de son auteur de se départir des synthèses, des histoires et abécédaires qui fleurissent sur les catalogues des différents éditeurs depuis près de quarante ans. La chose ne saurait d’ailleurs surprendre si l’on rappelle par exemple que le catalogue de la Bibliothèque nationale fournit dans l’index des titres 62 réponses à l’entrée « (le) surréalisme » — le réalisme, le romantisme ou le symbolisme arrivant loin derrière. Est-ce à dire que le surréalisme fait davantage recette ou que, ne cessant de ne se laisser saisir, il continue de susciter de nouvelles tentatives d’en circonscrire les contours et d’en cerner les enjeux véritables ?

6Claude Abastado (Hachette, 1975), José Pierre (Hazan, 1973), Yvonne Duplessis (PUF, 19713) ont laissé place à Marie-Paule Berranger (Hachette, 1997) ou Gérard Durozoi (Hazan, 2002), Pierre Grouix (Ellipses, 2002) a succédé à Aude Préta de Beaufort (Ellipses, 1997), Michel Murat (Livre de Poche, 2013) à H. Béhar et M. Carassou (Livre de poche, 19844), Luc Vigier, spécialiste d’Aragon chez Gallimard (2006), Didier Ottinger directeur adjoint du Centre Pompidou et commissaire de nombreuses expositions consacrées au mouvement aux éditions du CNAM — tous ont publié leur Surréalisme, fournissant à tout le moins au non-initié qui s’aventurerait sur le catalogue d’une bibliothèque suffisamment pourvue le pastiche d’un poème dada : Le Surréalisme, Le Surréalisme, Le Surréalisme…. On comprend donc que J. Chénieux-Gendron ait choisi d’adjoindre un « s » à son Surréalisme, moins pour user d’un signe diacritique, que pour donner à voir les nuances d’une pensée qui retourne sur ses pas et découvre une complexité qu’elle n’a pourtant jamais cessé d’approfondir. Le sous-titre (L’esprit et l’histoire) répond à la même ambition : celle de ne pas abandonner l’histoire du mouvement au profit d’une synthèse thématique ou d’une réflexion strictement philosophique, pour tenir ensemble la lettre et l’esprit, l’histoire des idées (politique, esthétique, épistémologique) et la dimension existentielle et collective d’une aventure humaine.

7« Tandis que prolifèrent les essais d’intérêt subjectif — annonce de son côté la quatrième de couverture du Surréalisme par les textes — cette synthèse est indispensable pour comprendre les enjeux de ce qui demeure la plus grande révolution littéraire et intellectuelle du xxe siècle. Outre une chronologie et une bibliographie mise à jour, l’ouvrage dresse un panorama des études les plus convaincantes parues depuis vingt ans sur le sujet ». Les « Textes et débats » qui avaient disparu du titre lors de la réédition de l’ouvrage en 1992 reparaissent donc sous une forme sensiblement différente, quoique l’ouvrage ait été reproduit à l’identique par son nouvel éditeur à l’exception du panorama sus mentionné qui se réduit à un addendum d’une douzaine de pages et à une bibliographie réactualisée.

8À la manière des guides touristiques (La France par la côte), des manuels de vie pratique (Le sport par les gestes) ou des ouvrages d’initiation (La mécanique par les problèmes), Le Surréalisme par les textes se distingue donc dans le champ des études surréalistes — et ce n’est sans doute pas la moindre de ses vertus — par la voie résolument pratique qu’il emprunte, suggérant non sans ironie qu’il existe sans doute bien d’autres moyens d’accéder au surréalisme que celle des textes : on songe évidemment aux arts plastiques et au triomphe de l’image qui, avec la constitution précisément d’une véritable imagerie surréaliste, fait parfois passer la poésie à la trappe pour n’en ressortir au mieux que sous la forme d’une terre aussi bleue qu’une orange, une paire de moustaches (celle de Dalí ou celle dont Duchamp décora la Joconde), Cocteau, Prévert et Vian se voyant enrôlés dans le surréalisme sous prétexte de poésie fantaisiste. Revendiquer la connaissance du surréalisme par les textes au moment où le surréalisme s’exhibe d’abord par ses objets (L’Objet surréaliste) ou par ses images (La Subversion des images ; Man Ray, Picabia et la revue Littérature, 1922-1924)5, c’est donc sans doute plus qu’une manière de faire peau neuve, une volonté de replacer la dimension verbale, poétique et discursive au premier plan par une formule qui ne fera l’effet d’une vérité de Lapalisse qu’aux oreilles averties. B. Péret avait depuis longtemps miné le terrain qui, moquant la rhétorique didactique, intitulait en 1957 son recueil : Le Gigot, sa vie son œuvre6.

9« Indispensable » (plutôt qu’« utile »), « introuvable » (plutôt qu’« épuisé »), chacun de ces essais réclame donc qu’on entérine aujourd’hui les choix qui furent faits il y a trente ans et dont trois décennies de recherche universitaire devraient avoir permis de démontrer le caractère à la fois original et décisif. Avant d’en venir au bénéfice de ces trois nouvelles versions, rappelons ce qu’un lecteur du début des années 1980 pouvait y trouver pour mieux comprendre ce qu’un lecteur d’aujourd’hui peut y chercher, moins pour distinguer à la manière de Benedetto Croce ce qui est vivant et ce qui est mort d’une pensée sur laquelle l’histoire a passé (et celle de la réception des œuvres, pour être plus lente n’en est pas moins visible) que pour mettre en évidence la singularité des voies empruntées.

Grains & issues : le surréalisme en perspective

Inventer le réel, l’essai-monde

10Rares étaient au début des années quatre-vingt les études à prendre en compte l’ensemble du surréalisme autrement que sur le mode du compendium à usage scolaire (cf. G. Durozoi et B. Lecharbonnier, Le Surréalisme : théories, thèmes, techniques, 1983) ou le panorama (M. Raymond, G. Picon). Les œuvres complètes étaient en cours d’élaboration (à l’exception de celle d’Aragon, toutefois peu accessible), les revues tout juste réimprimées en fac-similé par les éditions Jean-Michel Place et les essais qui avaient paru jusqu’alors — souvent non universitaires — se bornaient à un aspect thématique (X. Gautier, Surréalisme et sexualité ; S. Alexandrian, Le Surréalisme et le rêve ; R. Benayoun, Érotique du surréalisme ; E. Jaguer, Les Mystères de la chambre noire : surréalisme et photographie ; L. Janover, Surréalisme, art et politique, 1979), les études étant souvent menées comme on le voit à travers ces quelques exemples par d’anciens membres du groupe intéressés à plus d’un titre dans la réflexion d’une aventure qui avait été la leur.

11Aussi J. Chénieux-Gendron pouvait-elle à bon droit se prévaloir en 1983 d’avoir déplacé la réflexion, dénoncé quelques idées reçues et ouvert la réflexion sur le surréalisme par la voie du roman, la question du romanesque lui permettant paradoxalement — c’est là tout son prix mais aussi son risque — d’embrasser l’ensemble du surréalisme d’un point de vue dynamique, à travers la recherche d’une éthique et la construction d’une esthétique, selon un mouvement de renouvellement et d’extension permanent. « Comprendre un interdit », tel est le rêve dont J. Chénieux-Gendron affirme encore aujourd’hui avoir entrepris l’exploration, après qu’elle eut découvert le surréalisme sous l’angle de l’une de ses contradictions : l’exclusion définitive par Breton du genre romanesque en 1924 dans le Manifeste et l’éloge, par le même Breton, du roman de Julien Gracq Au château d’Argol quinze ans plus tard — « rêve de révoltée trop raisonnable, peut-être ou de raisonneuse » ajoute l’auteur qui avouait en 1983 une « passion de l’intellect » et un goût certain pour « l’établissement de modèles » (1983, p. 7), toutes choses dont la refonte de l’ouvrage montre qu’elles n’ont pas faibli7. Tandis que les études antérieures entérinaient l’exclusion du roman, en faisaient de simples « machines à déjouer le romanesque », J. Chénieux-Gendron affirme avoir « préjugé au contraire que les textes narratifs ou à vouloir-être narratifs du surréalisme avaient été écrits par passion — eût-ce été la passion du bricolage : attitude toute magique » (p. 13).

Jusqu’alors on était tenté de chercher le clivage entre l’écriture automatique et ce qui relevait consciemment d’un effort culturel. On laissait de côté la poésie surréaliste, réputée couramment être « narrative ». Ce clivage, je l’ai déplacé et diversifié, à l’épreuve d’une lecture et d’un regard attentifs à la couleur propre à chaque poète, voire à chaque texte. L’induction du langage (le « signifiant ») est relayée par l’induction des formes. Il s’y ajoute des modes d’induction différenciés : le mode de fonctionnement peut être d’abord métonymique, il peut être d’abord métaphorique. (ibid.)

12On voit ici se dessiner une méthode mais aussi une voix qui s’est affermie après trente ans d’activités autour du surréalisme. Empruntant à la linguistique et à la psychanalyse (en particulier les travaux de G. Rosolato qui lui fournissent les deux types de structurations discursives et psychiques appelés à devenir les critères discriminants des textes qu’elle étudie), J. Chénieux-Gendron se livre en effet à un passionnante réflexion sur le genre romanesque qu’elle replace dans une démarche philosophique qui prend à la fois en compte la réception du genre au début des années vingt, l’histoire des idées et l’évolution du concept d’imaginaire parce que, nous dit l’auteur, « les questions auxquelles répondaient les surréalistes étaient par nature philosophiques » (p. 55).

13Dénonçant la « vanité de la notion de genre littéraire » dans le surréalisme, mais cherchant à montrer la « diversité des réponses quand même », J. Chénieux-Gendron affrontait donc une question éminemment complexe dans une étude dont elle avoue encore aujourd’hui le caractère présomptueux puisque l’enquête, déjà élargie « à l’œuvre de Georges Bataille, Antonin Artaud, René Daumal, Raymond Queneau » — dont on sait qu’ils ne furent pas (ou bien peu) membres du groupe — prétend combler certains manques auxquels les recherches de l’auteur trente ans plus tard semblent providentiellement répondre (en particulier sur Ph. Soupault).

14Fidèle à ce goût des modèles annoncé à la première page de l’ouvrage en 1983, J. Chénieux-Gendron entend donc montrer que la pratique narrative des surréalistes s’organise essentiellement autour de leur conception du langage et de leur conception du temps, dont elle isole deux « versions », jouant ensuite sur l’image du « massif surréaliste » pour échapper au caractère réducteur qu’eût pu avoir un clivage unique et définir d’autres « versants », tous plus ou moins dépendants cependant de cette opposition autour de laquelle s’articule (et se décline) l’ensemble de l’essai : une « perception anagogique du temps du récit » et une « perception catastrophique du Temps » (p. 57). L’auteur parvient ainsi à distinguer « deux modes d’invention verbale » qui restent parfaitement convaincants : « d’un côté une invention plus sensible, liée à l’écriture de l’Histoire et aux avatars du moi » (dont l’œuvre de Breton offre le paradigme), « de l’autre une invention plus abstraite, liée à l’énergie du sens qui traverse les mots aventurés, et que l’écrivain se doit de ressaisir » (p. 428) (Aragon alors, donne le la), modes qui restent heureusement en « communication constante » (p. 33).

15Quoiqu’aucun des chapitres monographiques, du côté Breton (Crevel, Limbour, Carrington, Péret) ou du côté Aragon (Leiris, Desnos, Gisèle Prassinos, De Chirico) — côtés qui rappellent, est-ce un hasard, les deux côtés du roman proustien — ne manque d’intérêt et ne soit rendu inutile par le développement de la recherche depuis, sur tel ou tel de ces auteurs, ce qui paraît le plus convaincant dans cet essai, c’est sans doute ce que le titre de la réédition met en avant à travers une formule oxymorique : inventer le réel. « Comment rendre réel le possible, le rêve, l’inouï ? » (p. 31), c’est à cette question que s’affronte l’ensemble de la réflexion, le roman « engageant la question du jugement de réalité et du jugement de possibilité, tous deux au cœur de la recherche surréaliste » (ibid.). À partir d’une pratique du récit largement tributaire des codes génériques de l’autobiographie qu’elle isole chez Breton mais aussi dans toute l’œuvre surréaliste d’Aragon lorsqu’elle échappe au jeu avec l’arbitraire, J. Chénieux-Gendron montre en effet comment les présupposés philosophiques du mouvement (développés dans le très important chapitre 2) au lieu de déboucher sur une aporie, se renversent presque magiquement dans le surgissement de la merveille qui signe aussi le retour du romanesque dans la vie réelle (p. 427-428).

16Par l’abondante proposition de modèles qu’il fournit, l’essai réactualisé rappelle quelques saines questions de méthode (non sans faire parfois la leçon au chercheur), parcourt l’ensemble du spectre de la pensée surréaliste et envisage la manière dont s’articulent l’écriture et la représentation. Il propose également un travail de classification qui pour être parfois inutilement sophistiqué, n’en offre pas moins un bel exemple de méthode d’analyse critique au sein d’une écriture narrative déroutante à force d’hétérogénéité. Si l’on accepte en effet volontiers qu’il existe un « récit du réel » opposé à un autre type du récit qui prend quant à lui sa source dans l’automatisme ou le récit de rêve, et que le « statut de l’ailleurs créé » (p. 39) puisse fonder une manière de lire l’écriture narrative des surréalistes, si la distinction entre « les textes narratifs qui posent un ailleurs à venir ou ‟au-delà” » (les contes) et ceux « qui suspendent la question du statut exact de l’imaginaire créé » (les fictions) paraît utile, on peut douter que l’emprunt à Wolfgang Babilas qui oppose les textes posant « des objets logiquement impossibles » aux textes « posant leur objet dans l’ordre de la possibilité logique » eux-mêmes ramifiés en « énoncés empiriquement possibles » et « énoncés empiriquement non existants ou impossibles » (p. 40) contribuent à rendre la conduite du raisonnement plus claire, tant il est vrai que les digressions abondent dans cette réflexion qui, à l’image du roman qu’elle étudie, tend à se faire monde.

17Trente années de recherche sur le surréalisme sont en effet réinvesties dans de nouveaux chapitres, remarques ou ajouts qui, s’ils ne sont jamais vains, n’en accroissent pas moins la densité d’une pensée déjà proliférante, au risque d’ailleurs de quelques redites : exemple, cet hommage jugé sans doute encore trop faible aux écrits de Guy Rosolato, disciple de Lacan auquel l’auteur empruntait déjà en 1983 la double articulation métonymie-métaphore, dans une très longue note (p. 105)8, et la nouvelle section insérée à la fin du chapitre d’introduction « Plaisirs vifs et plaisirs moindres » où se trouve repris et développé le même exemple (p. 47 et sq). Cet ajout, comme d’autres (par exemple le chapitre sur Philippe Soupault) paraît bien devoir quelque chose à d’autres publications, Du surréalisme et du plaisir (José Corti, 1987) dont J. Chénieux-Gendron cherche à faire bénéficier la réédition de l’essai de 1983, au risque encore une fois de la surcharge et de la dispersion, menaces qui se font plus sensibles encore dans la réédition de l’ouvrage de synthèse.

Surréalismes : ou comment tenir ensemble l’esprit & l’histoire ?

18Sans doute est-ce le privilège des pionniers que de pouvoir naviguer sans boussole (mais non sans direction) et de s’arrêter là où le caprice de l’observation ou de la découverte l’exige, de désigner à l’attention du lecteur tels espèces ou sites remarquables. Les voies ayant été depuis balisées, on pouvait souhaiter que la synthèse proposée en 1984 aux PUF gagnât en clarté et en fermeté, afin que le béotien qui eût désiré comprendre pourquoi ceci qu’il voyait de ses yeux n’était pas une pipe ne se perdît pas en route. À ceux qui cherchaient une synthèse susceptible de faciliter leur lecture, voire une introduction au surréalisme, les Presses Universitaires de France offraient en 1984 en même temps qu’un gage de sérieux9 une chance et un piège. Chance de pouvoir lire une synthèse affermie par la longue fréquentation des œuvres, par les acquis d’une analyse scrupuleuse et ambitieuse des textes dont Le Surréalisme et le roman avait été en quelque sorte le creuset, de voir une pensée encore et toujours proposer des « modèles pour penser le surréalisme » (quatrième de couverture) ; piège pour qui déciderait de lire la synthèse avant l’analyse en croyant pénétrer ce « domaine enchanté où bien des allées restaient à ouvrir » (ibid.) muni d’une carte et d’une boussole.

19L’essai qui paraît aujourd’hui, car il s’agit bien plus d’un essai que d’une synthèse ou d’une introduction au mouvement — ce dont le titre de la réédition rend mieux compte, en effet — s’adresse en priorité à des lecteurs sinon confirmés du moins informés, contrairement à l’ouvrage d’H. Béhar et M. Carassou qui, sans aplanir le terrain, s’efforcent de fournir un surréalisme qu’on pourrait dire habitable. Se fondant de nouveau sur la pensée des philosophes comme elle l’avait fait dans Le Surréalisme et le roman, mais de manière peut-être plus décisive — M. Foucault et P. Ricoeur notamment, auxquels sont rendus plus clairement les emprunts qui leur étaient faits en 1984 et F. Alquié, auteur du désormais célèbre Philosophie du surréalisme — mais aussi sur les apports conjugués de la pragmatique et de la psychanalyse, J. Chénieux-Gendron entreprend de résumer en un peu plus de 350 pages une entreprise qu’elle qualifie elle-même de « prométhéenne et totalisante », à partir d’une ambition qui ne l’est pas moins. Refusant de restreindre le regard en termes d’espace ou de temps, l’auteur ne cesse donc d’ouvrir d’autres possibles, lors même qu’elle semble y renoncer (p. 52 et sq). Dans Le Surréalisme et le roman déjà étaient proposées d’autres pistes au demeurant tout à fait passionnantes et qu’on aurait aimé voir développées dans cette version remaniée ou dans ce Surréalismes. Ainsi de ce « mouvement de différenciation » qui au sein de ce que l’auteur appelle la « nébuleuse baroque et loufoque » arrache Michaux au surréalisme, distingue Audiberti et Céline de Crevel et Péret, Mandiargues de Tardieu (p. 73).

20La tentation à l’œuvre dans l’écriture de J. Chénieux-Gendron, on le voit, est bien celle du modèle encyclopédique, toute omission paraissant devoir être vécue comme une renonciation. Le lecteur y gagne, chaque fois que des ponts sont jetés entre l’épistémologie, l’esthétique et l’éthique, à l’intérieur du surréalisme comme à l’extérieur ; il y perd lorsqu’à vouloir trop embrasser, la pensée se disperse, essaime et surtout devient allusive, comme c’est souvent le cas dans certains passages ajoutés, notamment l’avant-dernière partie intitulée « Quelques points de repères », qui loin d’en fournir, revient à une perspective diachronique abandonnée plus tôt dans l’essai et complique la démarche par d’incessants retours en arrière. Destinée à faire le point sur la « situation du surréalisme dans le débat philosophique et psychanalytique », cet avant-dernier temps omet étrangement d’évoquer les travaux d’importance qui ont permis d’approfondir la question, les références citées étant déjà lointaines (thèse de médecine de G. Rosolato de 1957, publiée d’ailleurs aujourd’hui chez Champion10, écrits de Lacan, article de J. B. Pontalis de 1978). Nulle part ailleurs que dans la bibliographie générale n’est évoqué par exemple le travail de Paolo Scopelliti, L’Influence du surréalisme sur la psychanalyse (L’Âge d’homme, 2002) et le numéro spécial de la revue psychanalytique Topiques (« Le Surréel et l’inconscient », 2012) est tout simplement ignoré, autant que la livraison numéro XIII des Cahiers Mélusine consacrée à la question (« Le Surréalisme et son psy », 1992). De la même manière, l’échappée internationale de la dernière partie fait long feu tant tout semble devoir y être signalé, sans y être jamais développé, à grands renforts de renvois qui finissent par donner l’impression au promeneur du « domaine enchanté » de croiser en guise de panneaux indicateurs autant de panneaux réclames pour la revue Pleine marge. Disons-le une fois pour toutes, la bibliographie des deux essais permet autant de mesurer la productivité de l’auteur que sa volonté d’en faire publicité, qui ne recule devant aucun rappel, dût-il être redondant : dans la partie monographique (5.5) nous est donc signalé pas moins de six fois, à l’entrée Breton, Char, Crevel, Desnos, Gracq, Leiris et Limbour qu’on pourra trouver dans Inventer le réel matière à étancher notre soif.

21Revenons toutefois aux issues après ces quelques grains de sable qui ne sauraient gripper entièrement la machine. C’est bien de machine qu’il est question dès l’introduction de l’ouvrage, qui fait fonds comme on s’en apercevra sur les acquis du précédent ouvrage :

le surréalisme se présente à nous finalement comme une machine à intégrer — ayant refusé les partages culturels dont on a parlé, et jusqu’au partage entre un vrai et un faux qui seraient définis a priori, partage qui fonde la prise de parole en Occident. Ce mouvement d’intégration implique un retournement, et la mise en évidence d’une fonction jusqu’alors marginalisée dans la vie sociale, et dans la tradition littéraire et philosophique : je veux parler de l’imagination. (p. 14)

22Au lieu de considérer le surréalisme comme un prolongement de dada et une « machine à nier », l’auteur propose donc de renverser la perspective et d’en faire d’abord une machine à produire du lien, du sens, de le situer en somme du côté de ce que J. Gracq appellera plus tard une « littérature du oui ». Assumant par avance les contradictions du mouvement : « contre (et avec) le symbolisme, contre (et avec) dada, contre (et avec) les avant-gardes qui naissent et se développent au cours des années 10 et 20 dans le monde », (p. 17) J. Chénieux-Gendron propose donc de croiser dans les deux premières parties histoire des idées et histoire du mouvement, avant d’envisager ce qu’elle appelle les « jeux et enjeux d’une pensée ». Sont alors abordés les grands thèmes du surréalisme, sous un angle toutefois toujours plus philosophique : conception du sujet, du langage, fonction du jeu et de l’expérimentation (passage ajouté qui hérite là encore directement de travaux collectifs : Pensée de l’expérience, travail de l’expérimentation au sein des surréalismes et des avant-gardes en Europe, textes réunis réunis par l’auteur et Myriam Bloédé, Peeters, Louvain, coll. « Pleine marge », 2005), éthique, politique et esthétique, le lien entre l’érotique et l’éthique ayant été introduit dans la nouvelle version (p. 194 et sq).

23Ce qui avait pu plaire ou agacer, à savoir cette étonnante propension « raisonneuse » à établir des modèles binaires à coupler systématiquement les notions (jeux de rôle, jeux de langue) se retrouve une nouvelle fois dans cet essai et les comparaisons demeurent le plus souvent éclairantes : ainsi « la leçon de l’écriture automatique est épistémologique chez Aragon », elle est « d’ordre éthique chez Breton » (p. 89), « pour Aragon, l’expérience privilégiée est d’ordre philosophique et par là, spirituel, c’est celle de la contingence du moi », tandis que « l’expérience centrale qui chez Breton motive la place de la subjectivité est d’ordre éthique » (p. 166-167) ; « chez Breton, l’image fait s’évanouir toute préoccupation d’un sens ; elle crée du sens ; les termes mis en présence créent de l’insolite. Chez Éluard, l’insolite vient de la syntaxe par laquelle les termes sont mis en présence » (p. 101). Dans le domaine de l’invention verbale, « deux versants » encore paraissent « se faire face et se compléter » (p. 286) qui reprennent l’opposition entre métonymie et métaphore. La virtuosité avec laquelle l’auteur en use pour définir ces couplages notionnels, pour apparier chaque élément avec son envers ou son autre pourrait finir par tenir de l’artifice rhétorique (« du côté du hasard objectif, ce sont les choses qui semblent bouger ; du côté de l’humour, ce sont exclusivement les mots » p. 132, « la crainte du nominaliste est d’être trompé par les mots ; la crainte de l’idéaliste est d’être trompé par les choses » p. 87) s’il ne fallait plutôt y voir ces moments où la pensée cherche à se faire décret, comme c’est le propre d’une écriture de l’essai.

24Rares sont donc les démonstrations qui ne parviennent pas à convaincre dans le cours et le décours de la pensée, le problème tenant plutôt à l’armature logique de l’ensemble. De la même manière qu’on pouvait s’étonner dans Le Surréalisme et le roman de voir l’étude de l’œuvre de L. Carrington, de R. Crevel et Ph. Soupault distribuée dans deux parties différentes en vertu de critères génériques formels qui donnaient l’impression de certaines redites (voir les parties 6 et 7), l’organisation de l’essai ici ne convainc pas, invitant à repasser par les mêmes lieux déjà visités, témoin « L’imaginaire comme travail du sujet » de la quatrième partie qui revient sur l’imaginaire abordé dans la troisième (p. 172 et sq) ou encore l’accord avec le marxisme, la pensée anticolonialiste qui font retour sur les événements abordés dans la deuxième partie de l’essai.

25Or, envisager les aspects d’un mouvement dont rien, du « signe ascendant », en passant par le hasard objectif ou la conception de l’inconscient, ne peut se comprendre sans tenir compte des conditions historiques qui l’ont motivé (et c’est tout l’intérêt de la section intitulée « La beauté convulsive. Vers la "seconde topique" ? » que de distinguer parmi les emprunts faits au freudisme ceux qui relèvent de la première et de la seconde topique), contraint à chaque fois à une nouvelle recontextualisation, à de nouveaux éclaircissements, les quelques intertitres supplémentaires de la nouvelle version ayant en outre pour effet d’alourdir l’ensemble. Cet effet de tressage, pour être conscient et parfaitement justifié, finit donc par rater sa cible, malgré un parti pris louable qui cherchait à tisser des fils pour s’en ressaisir ensuite dans une opération de synthèse émancipée de l’Histoire. C’est sans doute le défi auquel s’affronte toute étude d’ensemble sur le surréalisme que de parvenir à tenir d’une même main « l’esprit et l’histoire », formule dont on peut penser qu’elle constitue d’abord au seuil de l’essai, un horizon de l’exercice critique.

La parole est aux surréalistes : retour aux textes

26Les « textes » qui jalonnent l’ouvrage d’H. Béhar et M. Carassou paraîtront donc offrir des stations plus nettement circonscrites pour une promenade en zone interdite11, quoique l’enjeu ne soit évidemment pas le même. Paru initialement dans la collection « Textes et débats » du Livre de poche, devenue depuis « Biblio essais », Le Surréalisme se donnait pour but de présenter avant tout une pensée en mouvement, tout comme J. Chénieux-Gendron qui affirmait au même moment : « à la limite, le surréalisme n’est peut-être qu’un rôle, ou, si l’on veut, le catalyseur d’un monde libéré, d’un monde à libérer » (p. 50). De leur côté H. Béhar et M. Carassou affirment vouloir donner une idée d’un mouvement « en perpétuel dépassement », « au moyen du plus grand nombre d’instantanés », sans qu’ils deviennent pour autant « des clichés et ce, afin de « permettre une saisie dynamique » (p. 8) du surréalisme. Au problème de méthode que nous avons plusieurs fois rappelé, les auteurs répondent :

nous ne saurions minimiser la difficulté de notre projet, de tout projet de vulgarisation du surréalisme. Difficulté que nous avons pu lever en multipliant les citations, en confrontant les textes d’auteurs ou d’époques différents. Quand le surréalisme ne vaticine pas, le surréalisme s’exprime fort clairement, usant du langage de tous les jours dans ses tracts, manifestes, textes théoriques. (p. 11)

27Donner la parole aux poètes (on se souvient de « La Parole est à Péret », texte de 1943), manifester en faveur d’une pensée accessible à tous et lutter contre les tentatives de réduction qui cherchaient à ramener le surréalisme à une forme d’obscurantisme (bien avant l’essai de J. Clair), tel était donc le projet des deux hommes en 1984. La méthode est tout entière contenue dans ces lignes : faire vœu d’humilité (laisser parler les textes et avec eux, les hommes), multiplier les sources et défier la linéarité de l’histoire. De ce que la poésie y occupe une faible part, les auteurs se justifient néanmoins, parce que les textes poétiques « entrent difficilement en résonance avec un discours théorique » (p. 11). Acceptant de « perdre en efficacité et en netteté », les auteurs assument également d’avoir introduit à côté de la voix de Breton, d’autres voix, minoritaires12, passagères ou contestataires et c’est tout le prix de cette anthologie qui ne dit pas son nom (sans doute parce qu’elle se veut plus que cela) que de nous permettre d’entendre la voix de ceux qui « adjurent de loin (Desnos, Naville, Tzara) » ou de ceux qui « admonestent » de près (Daumal, Drieu, Fondane auquel M. Carassou a consacré toute une partie de ses travaux).

28Conçue vraisemblablement comme un usuel à destination des étudiants de premier cycle, la maquette initiale de l’ouvrage présentait deux principes d’organisation dont on peut déplorer la disparition dans la nouvelle édition, rigoureusement conforme pourtant aux deux versions précédentes, jusqu’aux références bibliographiques dont on s’étonne qu’elles n’aient pas été mises à jour comme c’est le cas pour la réédition des essais de J. Chénieux-Gendron. La collection « Bibliothèque des idées » des éditions Gallimard, dans laquelle sont cités les Manifestes et les Entretiens est en effet devenue une rareté que seuls pourront apprécier les chineurs ou les bibliophiles, à peu près autant que l’édition d’Arcane 17 en 10/18 (1965) ou de Martinique charmeuse de serpents (1973) pour nous limiter à ces quelques exemples13. Quelle que soit la pertinence des textes choisis, ce défaut de mise à jour risque d’agacer plus d’un lecteur lorsqu’on sait combien chercher une phrase ou une expression dans un massif touffu peut rappeler la fameuse aiguille dans une botte de foin, la numérisation encore limitée du corpus surréaliste n’offrant pas toujours alors le soutien espéré14.

29L’édition originale permettait d’une part de distinguer du premier coup d’œil les textes empruntés au corpus surréaliste, à l’aide d’une lettrine S qui pouvait faire sourire tant elle rappelait le goût des abécédaires des surréalistes. Ce code graphique permettait ainsi de repérer plus immédiatement les textes de Tzara écrits après sa sortie du groupe, mais aussi ceux de Camus, Drieu la Rochelle, Fondane, Blanchot ou encore Monnerot, puisque c’est l’un des avantages de l’ouvrage que de proposer un véritable dialogue entre les surréalistes et leurs commentateurs. De même, la numérotation des textes permettait-elle de se repérer plus aisément et signalait-elle plus clairement le caractère anthologique de l’ouvrage. C’est ainsi qu’on pouvait savoir en refermant le volume, sans avoir déployé de faculté particulière de calcul, ni regretté l’absence d’index des textes, que le « débat » comprenait pas moins de 298 pièces à verser au dossier.

30Débarrassé de ses chiffres et de sa lettrine, autrement dit de tous ces repères qui en faisaient un véritable usuel, l’ouvrage ressemble davantage aujourd’hui à un essai et les « textes » dont il se réclame, à de longues citations entrelardées d’un discours critique qui se contente souvent de les introduire. C’est donc davantage pour son dernier chapitre « Compléments à l’édition de 1992 » que l’on consultera la réédition aux éditions Classiques Garnier, ainsi que pour son utile « Chronologie du surréalisme » fournie en annexe (qui figurait déjà dans la première version). L’ouvrage s’organise en trois grands axes : « Vers une morale nouvelle », qui s’articule autour de trois thèmes (l’action, l’art et l’amour) ; « Accroître la connaissance » qui permet de relier l’exploration de « l’inconnu intérieur » et de « l’inconnu extérieur » selon la formule employée par Breton en 1939 ; et « L’expression humaine sous toutes ses formes », dans lequel sont examinés successivement les trois modes d’expression (verbale, écrite, plastique) du surréalisme.

31On retrouve là plus ou moins les mêmes points cardinaux que dans l’étude de J. Chénieux-Gendron : l’éthique, l’épistémologie et l’esthétique. Le meilleur atout de ce Surréalisme par les textes tient à la diversité des voix qu’on peut y entendre et aux effets de contraste ou d’écho qui naissent de ce dialogue ininterrompu. Si le scandale créé autour de la mort d’A. France et l’agression en règle de P. Claudel sont présents dans toutes les histoires du mouvement, relier comme le font H. Béhar et M. Carassou les tracts surréalistes aux réponses des journalistes de L’Action française ou au mouvement de lente désolidarisation de Drieu la Rochelle permet de donner à l’histoire des idées une singulière présence. La défense bien connue du poème d’Aragon « Front rouge » se trouve éclairée autrement par le point de vue de Fondane (p. 59), et le texte de Vitrac « Peau-Asie » gagne à être suivi de l’analyse de Blanchot sur le rapport des surréalistes au langage (p. 195). Le croisement des tracts, des revues, des ouvrages collectifs (notamment l’Almanach surréaliste du demi-siècle, 1951, rarement cité), des œuvres théoriques avec leur réception par les poètes, les critiques ou quelques écrivains contemporains permet de faire entendre plus qu’une révolution, la rumeur d’une pensée. Un esprit, dirait J. Chénieux-Gendron, devenu ici parole.

« Le surréalisme c’est émonder la vie », le réalisme c’est amender les livres

32Quels bénéfices de nouveaux (ou d’anciens) lecteurs pourront-ils donc tirer de ces trois versions réactualisées ou augmentées ? Si la réédition de l’ouvrage d’H. Béhar et M. Carassou prend place dans une logique éditoriale tout à fait cohérente (voir ici même le compte rendu du Dictionnaire André Breton, paru chez le même éditeur dans la même collection), mais n’apporte guère plus que l’édition originale, du fait de l’absence de mise à jour des références bibliographiques qu’on a signalée, on sera surtout attentif à la manière dont, comme J. Chénieux-Gendron le fait elle-même de son côté, les auteurs entérinent « l’extension du numérique », de manière à la fois plus ouverte (référence est faite à un site non officiel www.arcane-17.com ainsi qu’au site de l’association des amis de Benjamin Péret) et plus critique (p. 282).

33Les compléments à l’édition de 1992, réduits à une dizaine de pages (p. 273-283) envisagent successivement « Le surréalisme dans l’histoire »(où l’histoire du mouvement qui fait aujourd’hui autorité, celle de G. Durozoi, est critiquée pour sa partialité, les travaux d’historiens ou de sociologues leur étant dès lors préférés, notamment ceux de C. Reynaud-Paligot et de N. Bandier) ; « La femme, l’amour, la mort » qui fait l’effet d’un bric-à-brac thématique dans lequel on trouvera cependant quelques conseils de lecture judicieux sur les travaux qui ont fait date et les activités du Centre de Recherche sur le Surréalisme au sein de la revue Mélusine ; l’opposition « Réalisme/surréalisme » qui reprend le titre d’un numéro de la revue Mélusine (2001)il est vrai sans doute décisif pour le renouvellement de certaines questions liées à la représentation ; « La vente Breton » de 2003 qui fait l’effet d’un simple entrefilet et aurait sans doute mérité qu’un spécialiste intéressé à la question comme l’est H. Béhar nous éclaire un peu mieux sur les enjeux institutionnels et politiques de cette polémique (on peut supposer que la transformation en parking de la maison d’Éluard à Saint-Brice-sous-forêt, si elle a lieu, prendra, les années aidant, moins d’une ligne) ; « Le pamphlet de Jean Clair » où nous est rappelé comment R. Debray vint au secours du surréalisme accusé de totalitarisme et dont on aurait pu souhaiter encore une fois voir développé le débat.

34Les deux rééditions de J. Chénieux-Gendron ne sauraient donc être placées sur le même plan, car elles présentent l’avantage (et parfois l’inconvénient, nous l’avons dit, en raison d’une tentation encyclopédique) d’une véritable réactualisation et, en ce qui concerne le deuxième volume Surréalismes, bénéficient même des ressources de l’image : 16 illustrations noir et blanc qui, loin de proposer des images éculées, (re)donnent parfois l’impression proprement surréaliste du jamais vu. Si le livre affirme ainsi plus clairement sa volonté de refléter l’ensemble des pratiques esthétiques, on peut regretter toutefois que la poésie soit à ce point absente d’un ouvrage qui, décidé à fournir des modèles, néglige un peu la matière au profit des structures. On en oublierait presque parfois que les surréalistes, pris entre la psychanalyse, la philosophie et les débats épistémologiques de leur temps, furent d’abord des poètes et de grands lyriques, avant d’être des raisonneurs ou des pourfendeurs.

35Paradoxalement, l’étude des relations du surréalisme et du roman paraîtra plus utile, parce que fondée sur les pratiques textuelles plutôt que sur les discours, fondée sur un examen scrupuleux et nourri des œuvres (la bibliographie du corpus primaire est à cet égard exemplaire). Sans une connaissance préalablement acquise du surréalisme, par la lecture de ses auteurs — et ils sont nombreux, d’accès parfois difficile — et la fréquentation, précisément de son « esprit », le lecteur risque d’être face à un surréalisme pour happy few, dérobé faute d’avoir été d’abord donné, avec les outils d’élucidation qu’il réclame pour dépasser le caractère rebutant que peuvent avoir ses incessantes contradictions. C’est donc un ouvrage d’approfondissement dans lequel on trouvera de substantielles mises au point (sur le langage notamment et l’esthétique), une bibliographie un peu ancienne mais précieuse, une sélection assez utile des œuvres du corpus surréaliste (si difficile à circonscrire) et une liste de l’ensemble des revues surréalistes à travers le monde. En ce qui concerne le premier volume, Inventer le réel. Le Surréalisme et le roman, dont tout l’enjeu consiste à montrer que s’il n’existe pas à proprement parler de roman surréaliste, la pratique narrative des surréalistes ne cesse de jouer avec le romanesque, on aurait souhaité que l’essai de 1983, déjà très proche de la thèse soutenue en 1979 (jusque dans sa conclusion), accepte de se confronter aux travaux qui ont fait depuis du romanesque une catégorie d’analyse à part entière et à la notion de fiction qui forme en quelque sorte la doublure de la théorie du roman.


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36Pour qui aurait besoin d’aborder le surréalisme muni d’une carte et d’une boussole avant de s’enfoncer dans la forêt, sans doute faudra-t-il donc préférer Le Surréalismede Michel Murat (Livre de Poche, 2013), mousquetaire de l’ombre ou représentant discret d’un « troisième convoi » des études surréalistes, qui, à l’écart de la rue du Château et de la rue Fontaine, de Mélusine et de Pleine marge, continue d’éclairer le surréalisme d’une autre lumière, les yeux bien ouverts. On pourra sans doute alors mieux apprécier ces essais pionniers qu’il nous est donné de pouvoir relire et qui empruntent au roman ou au théâtre le dispositif de leur énonciation. Avec J. Chénieux-Gendron, dont la voix toujours se fait entendre et qui met en scène les acteurs du drame qu’elle décrit, le surréalisme devient un roman de l’intellect dont il s’agit de rendre l’esprit sans négliger aucun des champs de la pensée ; avec H. Béhar et M. Carassou dont la voix s’efface derrière le geste anthologique, le surréalisme devient un théâtre où la parole toujours circule. Aragon le savait déjà qui écrivait en 1923 : « Poésie, roman, philosophie, maximes, tout m’est également parole ».