Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Avril 2014 (volume 15, numéro 4)
titre article
Agnès Cousin de Ravel

De « l’être » du balbutiement à « l’être-lieu » ; quand Quignard devient chat

Pascal Quignard, Les Solidarités mystérieuses, Paris : Gallimard, 2011, 251 p., EAN 9782070784790 ; La Suite des chats et des ânes, Paris : Presses de la Sorbonne nouvelle, coll. « Archives », 2013, 148 p., EAN 9782878546040 & L’Être du balbutiement, Paris : Mercure de France, 2014, 201 p., EAN 9782715235014

Chronologie

11969. Pascal Quignard a vingt ans, quand, durant l’hiver 1968-1969, alors qu’il suit les cours de Levinas à Nanterre, il écrit L’Être du balbutiement, sous-titré « Essai sur Sacher-Masoch ». Ce sera son premier essai publié. Quelques mois plus tôt, il a envoyé chez Gallimard un premier livre sur la Délie de Scève dont Louis-René des Forêts, alors membre du comité de lecture de Gallimard, a immédiatement mesuré la singularité et la puissance du geste critique, comme Deleuze le fera à la sortie de L’Être du balbutiement. Le projet de Quignard a peut‑être été de répondre à Deleuze qui, dans les dernières pages de Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel, son essai paru en 1967, invitait à lire Masoch autrement que sous le filtre du « monstre sémiologique1 » du couple sado-masochisme, autrement aussi que dans la perspective d’une analyse dans laquelle Masoch fait en quelque sorte, si l’on peut dire, couple avec Sade.

2Quignard, dans L’Être du balbutiement, se met à l’écoute, non du nom de Masoch qui en rend la lecture impossible, mais de son œuvre (La Mère de Dieu, Le Legs de Caïn, Vénus à la fourrure, La Pêcheuse d’âmes). Il se propose de taire le concept de masochisme récusé de son vivant par Masoch même, concept qui a contraint la lecture de ses romans depuis la publication par Krafft-Ebing, contemporain de Masoch, de son essai Psychopathia sexualis et que son exploitation avec la fortune que l’on sait par la psychanalyse n’a fait que renforcer. Comprendre ce qu’est l’œuvre de Masoch, s’écarter du chemin tracé par la psychanalyse, en « abluer » le texte, ab-luere : ce qui lave, à l’écart également de toute la littérature inspirée par l’œuvre de Masoch, à l’écart également de toute la critique dont « le texte [de Masoch] est recouvert dans sa  totalité, et d’une façon massive, coercitive », c’est se lancer résolument dans « une sorte d’enquête étymologique, qui recourt aussi bien à l’étude des racines grecques et latines, qu’à des sortes de parenthèses — sur Heidegger ou le Roman de Renart2 ». C’est fondamentalement interroger ce que parler veut dire.

32013, 15 janvier. Le séminaire de Mireille Calle-Gruber à la Sorbonne est plein à craquer. Quignard lui fait l’amitié et fait à tous, étudiants, professeurs rassemblés, le cadeau d’une magistrale « Leçon sur Les Solidarités mystérieuses », son plus récent roman paru en septembre 2011. La « leçon » est publiée deux ans plus tard aux Presses de la Sorbonne nouvelle dans la collection « Archives » que dirige M. Calle‑Gruber, sous le titre de La Suite des chats et des ânes.

42013. Octobre. Parution de La Suite des chats et des ânes. Dans son introduction, M. Calle‑Gruber rappelle l’étymologie du mot « leçon ». La lectio est « un travail de lecture de la part d’un lecteur, un clerc, un lettré ». Ici, « un maître (d’ouvrage) » s’adressant aussi bien aux étudiants qu’aux professeurs accueillant « la sensibilité intelligente d’une intimité langagière et imageante qui vient aux commencements et aux commandements de l’œuvre3 ». Quignard n’a pas pour habitude de se prononcer sur la lecture qui est faite de ses livres. Ici, pourtant, il s’agit pour lui de palier une déficience de lecture chez ses amis, ses critiques dont aucun n’a perçu le vrai sujet du roman qui se déploie selon le syllogisme suivant :

La solidarité la plus insensée est celle que montrent les chats à l’intérieur des lieux. Cette solidarité est absolue. (SCA, p. 15)

5Claire, le jour, la nuit, marchait inlassablement sur la lande au point que « le paysage, au bout d’un certain temps, soudain s’ouvrait, venait vers elle et c’est le lieu lui-même qui l’insérait en lui, la contenait d’un coup, venait la protéger4 ». Solidaire des lieux, Claire n’est « plus un être humain » (ibid., p. 217). Comme le chat « le “toujours déchiré” entre deux mondes. […] Entre le monde humain, son confort, sa régularité, et la nature sauvage, sa liberté, sa cruauté. » (Ibid., p. 91), Claire de plus en plus « indomesticable » (p. 89) est « déchirée, divisée entre la liberté, le vent, le froid, la nature, et la chaleur protectrice mais angoissante, incarcérante, brusquement paniquante, d’une maison » (SM, p. 140). Son histoire est donc « l’histoire d’une femme qui devient un chat […] au haut d’une falaise qui donne sur la mer » (SCA, p. 12).

6En publiant dans La Suite des chats et des ânes « les archives des intentions conscientes » du roman (ibid.), Quignard se propose de révéler à son lecteur la « fabrique » d’une métamorphose, selon le mot de Claude Simon parlant de son travail à sa table d’écriture. Pascal Quignard entrouvre pour son lecteur la porte de son atelier sur son rêve : « Écrire mon Âne d’or » (ibid., p. 51), dit‑il, le roman qu’il a le plus lu depuis qu’il l’a découvert en classe de 5e. La Suite des chats et des ânes est peut‑être aussi l’histoire d’un écrivain qui devient un chat.

72013. Décembre. Seconde édition de L’Être de du balbutiement, augmentée d’une Post-face. Le texte de 1969 est repris in extenso, sans modifications. Entre temps pour Quignard, quarante‑cinq années de métamorphoses au cœur de l’écriture et de la création ; plus d’une soixante d’ouvrages, le Prix des critiques, le Grand Prix du Roman de l’Académie française, le prix Pierre de Monaco et le Prix Goncourt, des films, des spectacles de danse, de théâtre musical, de musique directement inspirés de ses œuvres régulièrement traduites à l’étranger. Tous les matins du monde traduit en trente-six langues. Un succès jamais démenti. Entre temps, il y a vingt ans déjà, Quignard a démissionné de son poste de Secrétaire général des Éditions Gallimard. L’homme de pouvoir a renoncé brutalement à tout pouvoir, se livrant corps et âme au seul pouvoir des livres.

8À première vue, rien ne rassemble L’Être du balbutiement et La Suite des chats et des ânes. Au‑delà de leur singularité et de tout ce qui les oppose — l’un est une lecture brillante, l’autre, la pensée d’une écriture — les deux livres interrogent une écriture toujours en devenir au lieu invisible où elle nait. Si le balbutiement, à entendre comme une parole en quête d’elle‑même, peut effectivement, selon la proposition de Quignard, rendre compte dans sa complexité de l’œuvre de Masoch, il anticipe plus souterrainement la question du lieu au cœur de La Suite des chats et des ânes et plus largement dans l’œuvre5. L’écriture est alors à penser, non plus seulement comme une parole à la limite du balbutiement, mais plus fondamentalement comme l’être‑lieu de l’écrivain.

Lire, écrire

9De L’Être du balbutiement à La Suite des chats et des ânes, ce sont clairement deux positionnements différents dans l’écriture. Le premier est une lecture, un ouvrage critique qui séduit par la puissance de la pensée et l’audace du geste critique. Cependant, la parole qu’il donne à entendre est plus proche d’une forme de « jargon », de « ramage6 », selon le mot de Diderot dans l’Encyclopédie, de discours, dans une langue qui certes ne manque pas d’agréments mais qui court le risque de ne se comprendre que dans le cercle étroit des quelques « happy few », membres d’une société qui en possède les clés. Bref, L’Être du balbutiement n’est pas encore le livre d’un écrivain. Il est l’écho d’une voix à la recherche d’elle‑même dans l’écriture. Le second positionnement est au cœur de l’écriture de Quignard, une leçon sur un roman mêlant souvenirs personnels, lectures, essais, fragments d’écriture, recherches sur les lieux, les prénoms, les narrateurs, les débuts, les fins possibles pour son roman des Solidarités mystérieuses. La Suite des chats et des ânes, comme l’est chacun des volumes de Dernier royaume, est un tissage « d’arguments, de listes, de métaphores, d’étymologies, de citations, de sentences, de contes » (SCA, p. 12). Deux gestes donc : lire, écrire, à comprendre dans leur nouage.

10Communication d’âme à âme, la lecture est, dans un premier temps, comme le saut de Boutès, une plongée dans l’inconnu :

Lire se perd, saute dans le vide.
Perdre contact avec soi-même
s’égarer. (Ibid., p 65)

11Oubliant le temps, ce qu’il est, le lecteur, dans l’« Extrême passivité auditive7 » de la lecture, est assujetti au dire de l’écrivain. Leurs rapports sont ceux qui unissent proie et prédateur dans une « hiérarchie de violence » (ibid., p. 45) si l’on admet que l’un des enjeux secrets de l’écriture serait pour l’écrivain, par la puissance de son style, de « faire taire qui écoute. Fasciner. Mettre à genoux. […] Émouvoir physiquement son lecteur au travers du livre qu’on écrit » (ibid., p. 39‑42). Dans un second temps, la lecture distanciée que requiert le geste critique est « détachement de l’attache » ou encore « analysis. Déficelage8 ». Quignard détricote le texte de Masoch et « dénoue les fils l’un après l’autre, revenant en arrière, lissant le fil, rembobinant le fil autour de l’écheveau9 ». Parce que lire, « legere » est aussi étymologiquement ramasser, recueillir, revenu de son abandon à sa lecture, comme tout lecteur, Quignard dans L’Être du balbutiement défragmente puis recompose le texte de Masoch : « Il agence entre elles les parties : il compose la partition » (SCA, p. 94) dans une position d’extériorité par rapport au texte qu’il critique. Cependant, il faut souligner que, dans ce premier livre, le « nous » convenu, impersonnel, un peu faux de la critique universitaire de l’époque auquel il recourt : « Notre analyse débouche […] sur un des plus beaux textes de Heidegger : Gelassenheit10 » (EB, p. 132) parait gêner l’émergence du « je » et en voile son implication pourtant déjà là, ténue, premiers contours d’une écriture qui se lèvera, un peu plus tard, dès les premiers articles parus dans la revue « L’Éphémère ». Par exemple, dès 1971, l’une des questions engendrantes de l’écriture de Quignard, celle de l’implication du moi dans l’écriture, sera explicitement posée en 1971 dans « Homologia » l’un de ses premiers articles publiés dans « L’éphémère » :

Mais le moyen que philosophe ou non il ne se voie, au plus abstrait de la méditation, sujet au prestige d’un rêve, à la merci d’un souvenir, et l’avatar issu de sa fatigue ou bien l’effet irréfléchi d’un reflet de sa propre phrase11 ?

12C’est clairement la position de l’écrivain quelques années plus tard dans Rhétorique spéculative puis dans Vie secrète où il prendra position contre « Ceux qu’on appelait les philosophes autrefois [qui] affectaient de dire que la première personne du singulier choquait leurs lèvres » et qui, soucieux du « bien de la cité » prétendaient que : « Rien de leur vie personnelle n’avait été touché par ce qu’ils avaient contemplé du plus loin possible qu’ils l’avaient pu12 ». Dans cette première publication, l’élève de Levinas, tel Lucius dans L’Âne d’or, fait entendre une voix masquée. Il dira plus tard :

Nous ne parlons pas : nous donnons l’alerte. Quoique nous fassions, nous brayons. Quoique nous exprimions, nous bruyons. (PT, t. 1, p. 98)

13Pour autant, dans L’Être du balbutiement, le geste critique de Quignard ne balaie pas d’un revers de main toute critique de l’œuvre de Masoch mais s’en démarque, en particulier de celle de Deleuze. Sa lecture, qui se veut différente de celles qui l’ont précédée, est un acte de refondation, à considérer sans doute comme le premier versement de sa dette en direction des anciens dans la mesure où elle fait constamment consonner le texte de Sacher Masoch avec les textes de l’antiquité, celui de Platon dans Le Banquet, de Lucrèce et les romans les plus anciens comme Le Roman de Renart. Quignard convoque également les traités de philosophie — Kant, Hegel, Schopenhauer ou encore Spinoza, L’Être et le Néant de Sartre, le Gelassenheit, « Sérénité » dans Questions III de Heidegger —, comme les discours critiques les plus récents, Bataille, Blanchot, sous l’angle d’une compréhension, non de la parole en elle‑même, mais de sa détresse quand elle n’est ni parole articulée, ni râle, mais parole évanescente, quand elle est balbutiement. À noter : à présent avec une grande liberté dans La Suite des chats et des ânes, Aristote côtoie saint François et sainte Claire ; dans le jeu de leurs initiales Stéphane Mallarmé, Sacher Masoch ; L’Âne d’or, la Legenda Aurea. La dette de Quignard à l’égard des Anciens s’est muée en un compagnonnage serein. Elle est un partage, une amitié.

14Si lire analyse, écrire rassemble. Dans le roman comme dans La Suite des chats et des ânes, « un fragment d’acier aimante mille fragments de tout ce qui nous entoure et qui est épars » (PT, t. 1, p. 24). La Suite des chats et des ânes réunit quantité de documents qui ont joué leur rôle dans la « préconception individuelle » du roman : fac‑similés de pages manuscrites inédites, articles de journaux, pages de livres d’art, reproductions de tableaux, quelques‑uns des dessins dont Quignard émaille ses manuscrits, plan touristique de la côte de Bretagne aux alentours du village bien réel de La Clarté, photos des chats de Quignard : Ardi, risque tout et aventurier et Boubi, le craintif, recueillis à Sens par M. et auxquels l’écrivain exprime sa gratitude de lui avoir tant appris « comme seuls des grands maitres peuvent apprendre » (SCA, p. 85). D’autres chats arpentaient déjà silencieusement deux de ses premiers romans : dans Le Salon du Wurtemberg, Didon, un composé de toutes les personnes qui ont compté pour Charles Chenogne au point qu’il tombe dans la dépression à la mort de sa chatte ; dans Les Escaliers de Chambord, Pouce, le chat d’Ottilia Schrader-Furfooz, à l’épaisse fourrure aussi douce que blanche dans laquelle Édouard aimait enfouir son nez.

15Quignard effectue une mise au point à l’adresse de son lecteur :

Le fond initial des Solidarités mystérieuses (écrit juste après La Barque silencieuse, en 2009) se trouve dans Tallemant. Le nucleus du livre, la cellule initiale sont cachés dans l’historiette Le Cogneux. (Ibid., p. 38)

16Il livre également quelques-unes des règles qui ont prévalu dans l’écriture du roman. La première : « Toujours au moins deux prénoms pour le héros dans un roman car, dans les romans, pour moi, il s’agit de changer de vie. Renaître » (ibid., p. 56). Il y a effectivement toujours deux prénoms, voire plus, « qui persistent comme des propositions de destin inassouvies » (ibid., p. 54) dans les romans de Quignard : A./Amiens dans Carus ; Karl/Charles dans Le Salon du Wurtemberg ; dans Les Escaliers de Chambord, Édouard/Edward/Varte/Ward/Duardo au gré de l’amour que les femmes lui distribuent et plus encore Flora/Florence dont Édouard dit avoir retrouvé « les traits de son visage vivant en retrouvant son nom13 » ; ou encore Éliane Hedelstein/Ann Hidden dans Villa Amalia, Claire/Marie-Claire/Chara/Clara dans Les Solidarités mystérieuses. On pourrait ajouter Pascal/Karl/Charles/Edmond. La deuxième règle : « Effacer tous les chats » (SCA, p. 57). La troisième règle : une composition fragmentée qui se développe de contraste en contraste : « Non pas des scènes : des flaques qui miroitent » (ibid.). La consigne est claire : « Les scènes doivent être erratiques, découpées, isolées, jamais reliées, décousues, incompréhensibles. » (ibid., p. 98). Le sommaire du roman que propose Quignard est quelque peu énigmatique. Claire : « Une goule plus diaphane qu’une autre était tombée amoureuse de l’ombre d’une pierre » (ibid., p. 33) aime Simon mais : « Simon n’est plus Simon : il devient Pierre. / Roc. / Falaise sur la mer » (ibid., p. 56).

17Quignard nous ouvre les portes de son atelier. Pourtant, Psyché se plaint : « Jamais je n’ai pu voir le visage de l’être qui me prend chaque nuit14 ». La distance entre le lecteur et l’écrivain ne sera pas comblée. Le fond secret du roman échappe parce qu’« Écrire crypte, troue, coupe rotation sur soi » (SCA, p. 65), parce qu’écrire un roman, c’est pour Quignard retrouver la fragmentation de la rêvée du rêve, c’est « redonner une précipitation de source à tout ce qui était épars » (ibid., p. 43). Quignard écrivait dans Vie secrète : « Le nom de Némie Satler est faux. C’est ainsi que je vais nommer une femme qui a existé, qui n’est plus, que j’ai aimée » (VS, p. 15). L’écriture de L’Être du balbutiement était une cache. Plus tard, Le Lecteur, Le Vœu de silence, L’Enfant au visage couleur de la mort seront la naissance d’un corps vivifié par l’écriture. Plus tard, Les Solidarités mystérieuses sera un lieu où se glisser, une fissure.

L’être du balbutiement

18La question du balbutiement, c’est‑à‑dire celle de la parole, posée dans L’Être du balbutiement était déjà présente dans La Parole de la Délie15 sous la forme quelque peu différente du secret compris comme une parole mise à l’écart, privée, qui se voulait cependant confiante. Quignard pense l’instance particulière de la parole qu’est le balbutiement à partir de la notion de contrat qui sous‑tend Vénus à la fourrure, dont la construction, comme il le montre, est un jeu subtil de mise en abyme d’un rêve, d’un souvenir, d’un manuscrit, de l’image d’un tableau fictif vu dans un miroir et de celle d’un tableau de Titien. Quignard donne à entendre, non la parole surexposée telle qu’elle l’est habituellement dans tout contrat codifiant et impliquant une égalité de droits entre les contractants, mais son renoncement. Le contrat que signe délibérément Séverin, rappelant ceux qui furent signés effectivement par Masoch d’abord à Fanny de Pistor puis à Wanda16, est renoncement par Séverin au bénéfice de Wanda à toute volonté, à son identité, à ce qui fait que son « je » est « je », un individu. C’est l’abandon d’une position. « Absolue non‑défense »,le contrat que signe Séverin avec Wanda, investie comme toute femme selon Masoch « d’une maternité de la mort » (EB, p. 84), estalors « pure confiance » (ibid., p. 89). C’est l’extrême passivité en amont du renoncement masochiste qui a occulté la pensée de Masoch. C’est cette passivité que, quelques décennies plus tard, Quignard fera entendre dans L’Origine de la danse ;la passivité du nourrisson face à sa mère toute puissante ; puis l’« immobilité offerte à la force du plus fort17 » de l’enfant sous les gifles de sa mère. C’est l’état de survie, le « faire le mort » de la proie au cœur des Désarçonnés.

19L’acception particulière du contrat, sa labilité, sa faille, sa fissure, non seulement refonde la question du masochisme surexposée jusque‑là dans le discours critique, mais, comme Quignard le précise dans la quatrième de couverture, fait de la parole « une parole, dont l’être n’est pas affirmation, nomination claire et consciente de soi, mais balbutiement. » Séverin, dont la parole, trace de celle de Sacher-Masoch qui était, selon le témoignage de son épouse Wanda, comme lui l’était, habitée par la mort, délègue sa parole à Wanda, renonçant ainsi à toute possibilité d’une parole autonome, par un contrat qui est le corollaire du jeu à mort18, qu’il joue « jusqu’au bout » (EB, p. 78) avec elle dans l’espace clos de la chambre « sans‑écho » aux plaintes, aux gémissements là où « la parole se creuse et meurt » (ibid., p. 92), là où le balbutiement est une parole en miettes, « une parole trouée » (ibid., p. 146), une « parole à la limite du parler, ce silence sur le point de parler ; […] suspension de la parole vers le silence, suspension du silence dans la parole » (ibid., p. 144). La parole n’est plus audible. Elle est le lieu « où l’expression bascule vers une indication vide» (ibid., p. 133) dans une violence que fera entendre Le Vœu de silence, lieuoù s’inscrira massivement le silence, le « Terrible, rebelle, opiniâtre, inflexible silence […] à l’épreuve du pire19 » qui passionna autrefois les jours de l’enfant du livre comme jadis il passionna Quignard, l’enfant « en “retenue” dans le mot absent sous forme de silence20 ». Le silence de Séverin, sans toutefois s’y confondre, anticipe le silence de Claire que Pascal Quignard a modelé sur le contenu d’« Homologia » :

Ainsi dit Aristote « La voix est comme un luxe sans lequel la vie est possible ». Parole en tant que ce surcroit né d’une abondance de l’air. (« Éphémère », p. 59)

20Plus tard dans le premier roman Carus, la voix sera « un écran pour ne pas entendre ce qui ne parle pas21 ».

21Pourtant, dans l’abandon qu’il suppose, « l’être » du balbutiement n’est ni le bégaiement « au sens lucrétien de la parole de l’origine du langage » (EB, p. 135) ni le langage au moment où l’in-fans l’acquiert qui est comme une sorte de « venir au langage », qui est « l’irréflexion […]  non boucle de la langue. […] jeu à l’état pur22 », (SCA, p. 130). « L’être » du balbutiement n’est pas davantage le râle de la mort même s’il le « jouxte […], mais s’en soustrait » (EB, p. 134), même si « La mort est le lieu où séjourne, d’où s’élance l’œuvre de Masoch » (ibid., p. 21) ; même si la proximité de la mort est le lieu où s’entend une « parole à la limite du parler » que ce soit dans Vénus à la fourrure ou dans la fable mystique de La Mère de Dieu. Dans ce roman, Sabadil est à l’écart du village, à l’écart de toute communauté dont la mère de Dieu est « souveraine » (ibid., p. 23) et à ce titre, porteuse de toute parole. Il est à « l’écoute dans la forêt du chant » (ibid., p. 22) qui n’est pas celui des oiseaux mais « un chant immémorial » (ibid., p. 24) inscrit dans le hors‑temps des légendes. Ce chant est « dans la non‑parole de la nature » (ibid., p. 23). Son attribut est la plaine infinie où toute identité se perd, où le « Je » se dissout, où « nulle parole ne revient, nul sens ne se renvoie, nul signe n’assigne » (ibid., p. 32), là où le balbutiement y « assemble et articule bruits, non-paroles, silences et paroles » (ibid., p. 22).

22Dans toute la complexité de L’Être du balbutiement, le contractus, de contrahere « tirer ensemble, resserrer », le « con-trat est « ce qui fait venir ensemble, vire et détourne » (EB, p. 81). Son déploiement dans l’essai préfigure‑t‑il dès lors plus souterrainement peut‑être, le « contrat » imaginaire qu’a passé inauguralement dans ce livre l’écrivain avec les œuvres qu’il a lues, les resserrant en son discours, et celui que passent un écrivain et son lecteur ? À moins que, plus essentiellement, le contrat ne soit ici le balbutiement d’une écriture à la recherche de son ton, au lieu même où quelque chose se dit en prenant soin de le taire, annonçant toujours plus vives, au fil des livres, la puissance du chant, l’énergie et la force de la vitalité créatrice.

L’être-lieu

23La question du lieu trame entièrement Les Solidarités mystérieuses. Au sans contour de la plaine dans La Mère de Dieu, se dessine dans le roman la géographie affective, sensuelle, sensorielle de ses lieux. Quignard déclarait à Alain Veinstein en 2006 sur France Culture :

Mes romans sont tous des lieux où j’aurais envie de vivre sous la forme d’une femme ou d’un homme. […] Un roman : emménager dans un lieu où on aimerait vivre. On change d’identité23.

24L’intrigue des Solidarités mystérieuses s’enracine en deux lieux. Le premier est la forêt de Laigle où commence le roman, (Laigle, là où la comtesse de Ségur a écrit Les Mémoires d’un âne, le livre dans lequel l’écrivain a appris à lire ; Laigle non loin de Verneuil, le lieu de naissance de Quignard). Le second lieu est « La grotte de la Goule aux fées » (SCA, p. 19) en Bretagne, lieu qui a accueilli le projet initial du roman, celui d’une naissance, du surgissement dans la lumière d’un lieu vraisemblablement parce que c’est là que la photo en couleurs est née grâce aux frères Lumière. Par un « coup de baguette magique », Quignard a reconfiguré ce lieu en fonction de l’intrigue. Il a conservé l’escalier d’accès à la grotte, taillé dans le rocher à la demande des frères Lumière puis y a repositionné en l’adossant à la falaise le village de La Clarté. Le lieu réel est devenu le lieu de la fiction, un « havre », « une cache à pic » (ibid., p. 21). Le prénom Claire, fantôme surgissant dans la lumière, appelle le lieu de sa renaissance qu’est ce petit village de La Clarté invisible aux regards, là où Simon, l’amour de son adolescence, est pharmacien, tout près de là où, renonçant à sa carrière de traductrice — « Elle parlait quinze langues au moins » (SM, p. 105) selon son frère Paul — Claire se décide à vivre, c’est‑à‑dire, dès l’aube, à en arpenter les lieux.

25La déclinaison étymologique, l’explication du prénom de Claire — celui que Quignard aurait dû porter s’il était né fille — par l’imaginaire dont il est porteur donne au roman son thème « l’essence de la lumière ». Son sémantisme convoque autant la pensée d’Aristote sur l’origine de la lumière que l’histoire des premiers chrétiens. Khara, en grec « la joie, l’allégresse ». Claire est clarté (clara) : « la Clara romaine — la diaphanès, la perlucida, la translucens — »  (SCA, p. 34), la lumière du premier monde d’où surgirent la mer puis la terre (ibid., p. 36). Elle est la lumière « qui permet au corps de surgir dans le lieu » (Ibid., p. 35) parce qu’au gré de ses marches sur la lande, Claire n’est presque plus Claire mais un corps diaphane qui irradie une certaine lumière. C’est d’ailleurs cela que Quignard cherchait à faire en écrivant ce roman comme il le dit :

Une femme se laisse déborder par la lumière. Telle est la solidarité mystérieuse que je cherchais à mettre en scène. (Ibid., p. 118)

26L’errance de Claire est un contre‑don à la lumière, c’est-à-dire à la source : « Une femme qui se laisse déborder par la lumière est une femme qui se laisse déborder par l’origine » (ibid.).

27Cette clarté de Claire fait venir le roman. Elle est épiphanique. Se dérobant à la parole de l’autre, Claire devient un personnage de conte. Sa parole se dissout dans la lande. On ne l’entend plus. Dans la cinquième et dernière partie du roman « Voix sur la lande », ce sont d’autres voix que la sienne qui prennent en charge la narration alors qu’elle s’enfonce dans le « silence insupportable » des chats (Ibid., p. 97). Sa parole n’est plus désormais qu’errance de lieu en lieu, de place en place parce que Claire comme Colette « ne veut pas être payée de mots […] revendique qu’on remonte à quelque chose de plus naturel que la langue acquise ; de plus sauvage ; de plus authentique, poussées, pulsions, désirs, violences » (ibid., p. 96). Corrélativement, Claire s’absente du regard des autres. Elle ne le cherche plus comme Masoch enfant cherchait celui de sa nourrice ukrainienne lui lisant des contes, ou comme autrefois l’enfant que fut Quignard cherchait en vain le regard de sa mère ou le regard d’une jeune allemande s’absentant dans sa lecture. Claire devient le guet. Elle guette Simon tout le jour, parfois le soir,  à la tombée de la nuit quand il reprend son canot à moteur pour rentrer chez lui. Elle le guette au cœur du petit village à deux pas de la pharmacie ou dissimulée dans une faille de la roche jusqu’à ne plus être elle‑même qu’« un tout petit point dans sa cache de la falaise, au‑dessus d’un gros bloc de granit noir » (SM, p. 133).

28Puis, après la mort de Simon, Claire, « clouée sur place par la douleur » (ibid., p. 215) observe l’endroit où elle l’a vu disparaitre à jamais dans la mer. Claire, dont le prénom est une injonction — Claire/Chara/charagma : « Charagma en grec désigne l’incision, la fissure, la littera, le charachtèr » (SCA, p. 34) —, goule, fée, chamane, « avance en silence sur la lande » (ibid., p. 29), la main dans la fissure du temps que creuse la mort de Simon, à qui elle a voué depuis l’adolescence un amour exclusif, total, sans concession. « Ce fut un lien absolu », au dire de Paul son frère (SM, p. 111). Plus radicalement qu’Ann dans Villa Amalia, Claire, dans une sensorialité extrême au lieu qu’elle habite, à la nature, au vent, à la mer, dans une « extrême solitude » (ibid., p. 43), dans la détresse, quitte la communauté marchant vers ce qui la constitue, vers l’origine, vers son être. Sans fin, elle « gravit les roches une à une. Elle marchait sur la lande, dans les bruyères, dans les mousses, dans les genêts. Elle retrouvait les lieux de son enfance » (SCA, p. 23). Elle rôde jour et nuit entre ciel et mer jusqu’à devenir elle‑même « un chemin perdu au‑dessus de la mer » (ibid., p. 234), un fantôme irradiant sa lumière. Claire devient chaque jour davantage le lieu qu’elle parcourt jusqu’au point où « le paysage devient solidaire d’une contemplation » (ibid., p. 115). Paul disait d’elle : « Pour elle, c’était le lieu qui comptait, qui s’échangeait à l’enfance c’est-à-dire à Simon » (ibid., p. 60). Sa meilleure cachette : « — Être le lieu lui‑même » (ibid., p. 93). Être pleinement solidaire du lieu sauvage de la côte bretonne comme elle l’est « au haut de la falaise, au‑dessus de la mer, dans l’immensité de la mer, à Simon mort, englouti dans le lieu, c’est‑à‑dire dans la mer »  (SCA, p. 15), au point que, quand elle disparait : « Son corps manque […] au lieu, aux roches » (SM, p. 250). Solidaire des lieux, Claire devient un chat, « se mettant à sentir le chat, prenant la couleur du chat, reprenant toutes les attitudes que préférait Ardi » (ibid., p. 53) ; chaque jour, comme un chat, elle « lapait l’eau de mer, lançant sa langue dans l’eau » (SM, p. 215). Sa « vita nova » (ibid., p. 53) est son devenir chat.

29Cette étrange solidarité de Claire aux lieux est aussi celle qui unit Claire et Simon, Pascal Quignard et sa sœur Marianne, Claire et son frère Paul, dont Jean, l’ami de Paul, admirait le lien indéfectible qui les unissait :

Rien de ce qui l’un ou l’autre pouvait faire n’était capable d’altérer l’affection qu’ils se portaient.  […] Ce n’était pas de l’amour, le sentiment qui régnait entre eux deux. Ce n’était pas non plus une espèce de pardon automatique. C’était une solidarité mystérieuse. C’était un lien sans origine. (Ibid., p. 185)

30C’est cela même la solidarité « absolue » des chats aux lieux qui « Aussitôt nés, […] sont le lieu où ils vivent » (SCA, p. 15).

Ouverture au jadis

31Le verbe latin « circare » (circumeo, cirueo), tourner autour est devenu en ancien français « cercher », « parcourir en tout sens, fouiller » puis « chercher » au sens d’« aller autour, tourner autour. […] Errer en rond. Rôder en rond comme les planètes autour des étoiles, au‑delà du système solaire24 ». Comme Claire, Quignard, portant son regard sur le monde  « non pas comme lucidité — mais plutôt comme éveil dans le noir puis écarquillement dans le demi‑jour, comme vigilance enfin, soudaine, en attente d’une clarté plus grande » (SCA, p. 120), ressent le besoin vital d’errer « de trace en trace, de point de vue en point de vue, de roche en roche, de livre en livre25 ». Dès L’Être du balbutiement, il s’est glissé dans les pas d’Ulysse dont le retour n’est pas régression mais « non savoir du retour » (EB, p. 196) comme un « chercher, aller-à-la-recherche-de » (ibid.). Dès ce premier livre publié, mu par un secret qui lui échappe, il est Zétès, littéralement « celui qui cherche26 », qui « questionne dans le sans-réponse » la parole de Masoch. À la recherche d’une compréhension, d’une saisie du sens au cœur, non de la vie de Masoch, mais de son écriture, non dans l’affirmation d’une vérité ou d’une certitude absolue, pas même d’un savoir, son étude « tend à […] déployer l’originalité d’un texte, […] essaye de virer vers ce qui dans l’œuvre se lève d’incontournable » (EB, p. 60). Sa quête solitaire est alors le lieu même de sa pensée, là où elle puise dans le suspens d’un moi toujours changeant, là où Quignard, comme tout artiste véritable, risque sa vie à chercher au plus profond de soi le lieu où son existence et son art se confondent, au risque d’en mourir, comme le fit Schubert, pour « rejoindre la condition originaire27 ».

32Écrire, créer, et non gloser, c’est alors retrouver au cœur de l’écriture l’errance native de l’enfance, celle de l’enfant, à qui ses parents qui reprochaient sans fin la dette d’une « chose mystérieuse » (OD, p. 14), qui, un jour « partit. Il avança. Il alla très loin. Il fouilla monts et vallées, forêts et champs, grottes, rives, caves, greniers, banlieues, hameaux isolés, cités détruites, bibliothèques, musées, ruines » (ibid.) Écrire un roman, écrire Les Solidarités mystérieuses est vraiment écrire. C’est « se perdre dans ce qu’on dit comme l’âme (l’haleine) dans la pénombre » (OD, p. 150) en ce lieu‑corps qui se lève en soi, dans cette fente qui se déchire dans un lieu en soi, au plus profond de soi. C’est ne pas quitter « le vieux sabir » (SCA, p. 131) au fond de soi afin que l’écriture soit infiniment, extraordinairement, vivante, toujours sur le qui‑vive. Appelé par le passage de la nuit au jour, par la lumière, Quignard, écrivant Les Solidarités mystérieuses, est Claire/Clarté. Khara : en inuit, « le premier chaman » (ibid., p. 33). Son être-écrivain est celui d’« un homme qui n’arrête pas de vouloir se défaire de l’obscurité, qui n’arrive jamais à sortir tout à fait de l’obscurité, comme un chaman est un homme qui sort de sa grotte » (VS, p. 374) parce qu’écrire, c’est mettre la main dans une fente du temps, c’est remonter à la source, aller vers le plus ancien, offrir un contre‑don au jadis, « remplir une obligation envers l’origine […] rendre quelque chose à la vie, et même à la terre perdue dans l’univers stellaire » (SCA, p. 43). C’est peut‑être retrouver « le fil ténu de la voix maternelle qui part et qui revient (qu’on entend dans le premier monde et qu’on retrouve sortant de la bouche rouge d’une femme gigantesque aux deux seins soudain emplis de lait dans le second monde » (OD, p. 95).

33Écrire est alors détachement de toute attache, renoncement à toute posture, absence de contraintes, confiance, plénitude, ouverture. Écrire, c’est « éclairer » la source, c’est retrouver l’enfance non comme une identité mais « un lieu qui s’entrouvre » (SCA, p. 62) sans nostalgie, dans la sensation de plus en plus vive du temps qui passe, de ce temps « où les jours sont comptés, où les années deviennent rares » (ibid., p. 61), où luit « une étrange illumination ». C’est s’ouvrir à la contemplation, au jadis mythique, inlocalisable, toujours en devenir, jamais‑là, dans un temps « vivant, bouleversant, imprédictible, étonnant, cruel, déchirant et impénétrable dans son déchirement » (ibid., p. 125) dans une forme de « filiation du récent au précédent, de la créature à la création » (Ibid., p. 43).

34Ainsi, à l’image de Claire, lié au plus ancien, au cœur de l’écriture, Pascal Quignard est libre.

35Sérénité de l’aube. Un écrivain devient un chat.