Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Janvier 2014 (volume 15, numéro 1)
titre article
Bénédicte Letellier

Que fait le soufisme à « la pensée du roman » ?

Ziad Elmarsafy, Sufism in the contemporary arabic literature, Édimbourg : Edinburgh University Press, coll. « Edinburgh studies in modern arabic literature », 2012, 260 p., EAN 9780748641406.

1« Comment pouvez‑vous nier la vérité du soufisme1 ? » Selon Al‑Hujwîrî (xie siècle), il faudrait poser la question aux sceptiques après leur avoir rapporté un certain nombre de paroles des sheikhs sur le soufisme ou, selon moi, tout simplement après avoir lu quelques romans arabes contemporains, beaucoup plus accessibles aux sceptiques d’aujourd’hui, non‑initiés à l’expérience soufie. Jusqu’à ce jour, la critique arabe contemporaine reste bien trop tributaire des théories occidentales. Elle a tendance notamment à privilégier les approches historiques et sociologiques voire idéologiques et à lire les textes arabes à partir du réalisme, conception bien souvent reprise à la pensée d’Auerbach. Toutefois, cette lecture ne peut pas rendre compte de cette part spirituelle de la littérature arabe qui relève pleinement de la pensée et du langage soufis dans la mesure où le soufisme ébranle fortement la notion de réalité que l’Occident s’est construite.

2Le soufisme dans la littérature arabe contemporaine / Sufism in the contemporary arabic literature est maintenant indéniable comme le démontre l’essai de Ziad Elmarsafy qui porte ce titre — essai, publié dans une nouvelle et prometteuse collection « Edinburgh Studies in Modern Arabic Literature » dirigée par Rasheed El‑Enany et éditée aux Presses Universitaires d’Edinburgh. L’essai est fondamental pour le renouvellement de la critique arabe contemporaine. Si de prime abord la structure de cet ouvrage peut être décevante par ce qu’elle ne met pas en avant une réflexion théorique et qu’elle offre une suite aléatoire de lectures sur l’œuvre romanesque de sept auteurs arabes, justifiées par la présence commune du soufisme, elle permet cependant de favoriser une réelle « disponibilité herméneutique » (Marielle Macé), caractéristique du genre de l’essai. Il faut préciser que l’auteur ne vise pas l’exhaustivité. Plus humblement, il propose une réflexion fondée sur une pérégrination intuitive et intellectuelle au cours de laquelle se font entendre, d’un roman à l’autre, le langage et la pensée soufis. De cette manière, la pratique de sa pensée, loin d’enfermer le lecteur dans une croyance ou des certitudes, révèle une ambition bien plus audacieuse : ouvrir un réel débat sur la pensée arabe du roman. Sa pratique est à l’image de ce qu’est le soufisme. Elle me rappelle les propos d’Éric Geoffroy :

Dans cette spiritualité, l’essentiel est parfois devenu accessoire, et l’accessoire essentiel. Or, ce qu’on peut attendre du soufisme, dans notre nouvel espace‑temps, est un constant dépassement des schémas mentaux, piétistes, routiniers, car la routine est suicidaire en matière de spiritualité2.

3Enfin, l’enjeu de cet ouvrage est aussi d’accompagner une approche critique encore balbutiante qui cherche à décrire avec plus de justesse le renouvellement des littératures arabes depuis les années soixante. L’enjeu est de taille car il suscite de fortes interrogations sur la dimension spirituelle de l’homme et son rapport au monde. Pour le dire vite, Z. Elmarsafy amène son lecteur anglophone3 à saisir la part proprement soufie et mystique de cette littérature et plus largement à questionner le lien inusable de la littérature avec le sacré et, par conséquent, notre relation au sacré, ici en Occident.

De Pavel à Ṣalâḥ ‛Abd Al‑Ṣabûr

4Dans une longue et nécessaire introduction, Z. Elmarsafy a fait le choix d’une démarche heuristique, partant d’une pensée familière au lecteur anglophone pour parvenir à une pensée plus lointaine, portée par des noms plus imprononçables pour le lecteur non arabisant.

5Dans La Pensée du roman (2003), Thomas Pavel propose de concevoir le roman comme une « anthropologie fondamentale » qui témoigne de préoccupations sur « la nature et l’organisation du monde humain » et plus précisément de la difficulté qu’a l’homme individuel d’habiter le monde. Dans Sufism in the contemporary arabic novel, Z. Elmarsafy s’appuie sur cette conception pour expliquer l’émergence croissante, depuis la seconde moitié du xxe siècle, de la pensée, des thèmes et des topoï soufis dans le roman arabe contemporain. Il propose de lire cette présence du soufisme comme une redéfinition et une réappropriation de la notion d’individualité.

6Le monde est‑il seulement habitable en contexte arabe ? Confronté à des situations extrêmes, l’individu arabe, tel qu’il est représenté dans les romans que Z. Elmarsafy analyse, cherche un nouvel ordre commun fondé sur l’idée de réconciliation avec l’autre. L’auteur en donne un exemple : la vie héroïque du saint ou du soufi est l’une des projections imaginaires et sociales qui représente par excellence l’être de douleur ou celui que Louis Dumont appelle « l’individu‑hors‑du‑monde ». Elle a la particularité d’être éminemment symbolique. L’auteur cite Michel de Certeau dans La Fable mystique : l’épreuve de vérité du mystique est « une blessure indissociable d’un malheur social » qui garantit « une identité ou un salut » (p. 43). En ce sens, la figure du saint ou du soufi devient « solidaire de la misère historique et collective ». Elle manifeste alors une intégration possible de l’individu dans le monde. Aussi, reprendre l’hypothèse certalienne autant que celle de Wittgenstein, qui fait du mysticisme un besoin humain face aux limites des sciences, est une manière pour Z. Elmarsafy de rappeler que la pensée mystique est au cœur de la problématique existentielle de l’individu arabe. D’où la question que posent les romanciers arabes contemporains : comment, en période de crise, dépasser la représentation consternante du monde autrement que par un retour au langage mystique ? Le monde est‑il même descriptible ? En somme, si la pensée du roman interroge la genèse de l’individu, la pensée arabe et mystique du roman contemporain consisterait, selon Z. Elmarsafy, à interroger la genèse de l’individu à travers la création de l’autre, c’est‑à‑dire au sens large de tout ce que je crois ne pas être moi, de tout ce qui m’est étranger.

7Cette invention a des résonances philosophiques. L’auteur fait ici référence à Derrida puis à Derek Attridge qui s’en inspire4. Penser le roman comme la création de l’autre ou du tout autre, c’est adhérer à une conception large de la littérature selon laquelle l’autre, fût‑il divin ou humain, intérieur ou extérieur, « requiert une sorte d’abandon du contrôle intellectuel » (p. 2). De la philosophie au soufisme, il n’y a plus qu’un pas que l’auteur fait, s’inscrivant ainsi dans la continuité de Ian Almond5 : « La création littéraire appelle une ouverture à l’autre et nécessite l’invention d’un espace qui lui est propre. » (ibid.) Ces conditions de l’acte créateur sont précisément celles qui déterminent l’expérience mystique et qui font l’objet de plusieurs études sur le soufisme dans les traités les plus anciens. Z. Elmarsafy prend l’exemple du Livre des éclairs de Naṣr Al‑Sarrâj (xe siècle). Le soufisme y est défini comme la « science des ouvertures ». En arabe, « al‑futuh » ou l’ouverture, terme souvent traduit par « révélations », « illuminations » ou « conquêtes spirituelles », désigne ce processus par lequel le cœur de l’homme s’ouvre à l’inspiration divine, processus semblable à celui de la création littéraire lorsqu’elle n’est pas limitée à une simple opération mimétique. Déterminer, comme le suggère Derrida6, le processus de création littéraire comme le fruit d’autre chose que de la littérature elle‑même, c’est là, du point de vue arabe, une détermination déjà conquise par la pensée et le langage mystiques. Relire Derrida donc comme une passerelle pour aller de Pavel aux romanciers arabes. Mais pour mieux comprendre le lien entre la science des ouvertures et la création littéraire, Z. Elmarsafy reprend la théorie poétique de l’écrivain égyptien Ṣalâḥ ‘Abd Al‑Ṣabûr (1931‑1981), lequel compare l’activité du poète à l’expérience du soufi. Les deux cherchent une voie pour accéder à la vérité qui transcende le quotidien :

L’acte de création poétique engendre une séparation du moi avec le moi comme en réponse à l’appel de l’Autre et comme une manière de recevoir l’Autre. L’acte poétique laisse le moi transformé par cette rencontre. [...] Poète et poème sont tous les deux des créations de l’Autre. (p. 3)

8Mais si la pensée et le langage soufis s’accordent particulièrement bien à la forme poétique, qu’en est‑il de la forme romanesque importée de l’Occident ? Romanciers et romans arabes sont‑ils, de la même manière, des créations de l’Autre ?

9Oui, il faut alors se souvenir des théories de Derrida et de ‘Abd Al‑Ṣabûr, se souvenir que « le processus de création qui donne lieu à la littérature [quelle que soit sa forme] nécessite de céder le contrôle à l’Autre, créant ainsi un espace à l’intérieur du moi que l’Autre peut habiter et à travers lequel l’Autre peut parler. » (p. 9)

10C’est à partir de ce parcours théorique que Z. Elmarsafy propose de lire une sélection de romans arabes contemporains. Dès lors, la pensée du roman est d’emblée remise en question par le fait que le roman arabe interroge la création de l’Autre et en cela raconte la transformation possible de l’individu (quelle que soit sa situation : intégrée ou en marge du monde), du monde et de leur rapport.

Yahya Haqqi & Abdel-Hakim Kassem : ouverture sur le sacré

11L’introduction qui se présente comme une apologie de l’ouverture initie la réflexion à travers l’œuvre de deux romanciers égyptiens de la génération des années soixante : Yahya Haqqi et Abdel‑Hakim Kassem. Du premier, il faut savoir qu’il abandonne la description de personnages types chère à la génération précédente et se soucie davantage du devenir de l’individu. Z. Elmarsafy montre que dans l’une de ses nouvelles très connue (« La lampe d’Oum Hashim ») l’individu est déterminé par le lien sacré qui l’unit à la fois à la société et à son dieu. Bien que cette nouvelle schématise avec évidence la problématique portée depuis plus d’un siècle par la Nahḍa7 sur la position à adopter dans la rencontre avec l’Occident et qui dans la nouvelle se résume à l’idée qu’il n’y a pas de science sans foi, Yahya Haqqi montre le parcours d’un homme qui après avoir fait l’expérience d’une vie rationnelle et érotique se tourne vers le divin. « La réintégration d’Ismaïl dans la société égyptienne dépend de la préservation du lien social, lui‑même déterminé par sa relation au divin. » (p. 16) L’écriture de Yahya Haqqi pose d’emblée la dialectique de l’amour humain et de l’amour divin, l’opposition inhérente à l’individu entre l’ambition et le renoncement et le rapport entre la créativité et le sacré. Les thèmes et les motifs soufis (comme la lampe à huile d’Oum Hashim, la dévotion et la sainteté) présents dans cette nouvelle appellent donc une redéfinition ou du moins une réflexion sur l’individu. Certes cette fiction littéraire telle que Z. Elmarsafy la présente, illustre bien ce qu’est l’objet séculaire du roman en Occident selon T. Pavel, à savoir la difficulté de l’individu à habiter le monde. Mais, je me permets d’ajouter que cette nouvelle renverse la problématique énoncée par T. Pavel en racontant à quel point l’individu est traversé par des altérités ou des mondes qui l’habitent. Sa difficulté réside alors dans l’harmonisation de ces mondes qui le composent. En somme, la problématique est intérieure même si elle est lisible en termes politiques et sociaux. Le parcours d’Ismael peut alors se lire sous le signe du voyage spirituel où la rencontre avec l’Autre (l’étranger, la femme,...) le crée et le conduit jusqu’à l’expérience de l’amour divin.

12Abdel‑Aziz, personnage principal du roman d’Abdel‑Hakim Kassem (Les sept jours d’un homme), est lui aussi un individu hors‑du‑monde dans la mesure où il fait l’expérience de la séparation lors de la mort de son père. Son existence, centrée sur l’agriculture et la dévotion au saint soufi Sayyid Ahmad Al‑Badawî, se façonne peu à peu à travers les voix qui l’entourent et à partir desquelles il découvre sa propre voix. Mais, contrairement à Ismael, Abdel‑Aziz abandonne la voix du soufisme et fait l’expérience décevante de la réalité socio‑politique. Son intégration dans le monde se réalise donc au détriment de sa relation au divin. Ici, la dynamique d’écriture obéit à la dialectique du réel et de l’idéal à travers laquelle le monde onirique, rythmé par les rituels soufis, caractérisé par la pureté, tend à disparaître au profit d’un monde politique très angoissant. Néanmoins, l’auteur souligne que le roman ne peut se réduire à une simple opposition entre soufisme et politique car « c’est la sensibilité soufie et la conscience constamment stupéfaite du premier chapitre qui rend possible le développement de la conscience des réalités socio‑politiques » (p. 21). Comparable au Bildungsroman, ce roman donne à voir la formation d’un individu qui après avoir vécu la mort de son père est abandonné par les saints :

À cet égard, le roman raconte la socialisation politique d’un individu qui en apparence seulement est en désaccord avec les valeurs de sa famille mais en réalité est informé et déterminé par elles lorsqu’il adopte la croyance qui fait de lui un artiste. (ibid.)

13Dans ces deux exemples, l’idée d’individu témoigne d’un lien avec le sacré non seulement ancien mais aussi inébranlable. Quels que soient le contexte et la figure de l’Autre (humain ou divin), ces deux romans arabes disent que l’individu n’est pas séparé de l’Autre et que sa dignité reste d’autant plus intacte qu’il en a conscience et qu’il œuvre à l’harmonie des mondes qui le créent. Même si Z. Elmarsafy ne le formule pas ainsi, il le suggère à travers quelques analogies qui font naître un regard comparatif et qui se répète d’une œuvre à l’autre comme une pensée implicite.

L’harmonie des mondes

14Les romans abordés dans cet ouvrage font le constat d’un monde inhabitable et disharmonieux. Pourtant, la lecture que propose Z. Elmarsafy apporte un nouvel éclairage sur ces romans qui, à l’instar des romans considérés comme les plus réalistes (ceux de Naguib Mahfouz, par exemple), suggèrent au lecteur une résolution possible des conflits à travers une lecture symbolique. L’auteur a fait le choix de procéder par auteur, leur consacrant un chapitre pour commenter leurs romans les plus significatifs. Il commence avec Naguib Mahfouz (Égypte) puis Tayeb Salih (Soudan), Maḥmûd Al‑Mas‘adî (Tunisie), Gamal Al‑Ghitany (Égypte), Ibrahim Al‑Koni (Libye) et Tahar Ouettar (Algérie). Il clôt son essai par un épilogue consacré à Bahaa Taher. Reprendre la liste des romans et de leur commentaire en respectant cet ordre ne me permettrait pas ici de rendre compte avec efficacité des éléments mystiques récurrents énumérés et largement commentés par Z. Elmarsafy qui m’ont invitée à interroger en retour la « pensée du roman » — questionnement dont il faut préciser qu’il n’est pas celui de l’auteur, même si sa méthode critique et la structure de son ouvrage favorisent et suscitent un tel prolongement réflexif. J’aborderai ici quatre topoï de la pensée soufie tels que Z. Elmarsafy les commente.

Les dualismes

15Ce que disent la plupart de ces romans, ce sont les dualismes dont font l’expérience les personnages. L’opposition des modes de vie urbain et rural en est un exemple. Dans l’œuvre de Tayeb Salih, le cycle romanesque de Wad Hamid présente un récit centré sur la vie du village à partir duquel tout personnage extérieur peut se lire comme étant un individu hors‑du‑monde, étranger voire démoniaque. Ici, l’opposition in/out se résout par « une métamorphose de l’étranger sacré en saint local » (p. 58). Les romans de Tayeb Salih se prêtent particulièrement bien à une lecture allégorique du colon, de l’étranger et plus largement du tout Autre qui s’intègre de manière pacifique à la société locale. Ce n’est pas le cas des deux récits de Bahaa Taher commentés dans l’épilogue : « J’ai rêvé de toi hier » (1983) et Oasis du couchant (2006). La pluralité des points de vue (musulman, chrétien, pharaonique, grec) laisse apparaître un autre type d’antagonisme : celui plus relatif qui oppose les valeurs d’un personnage au monde qui l’entoure. Les personnages de Taher sont « habités par le même désir du sacré et le sens perpétuel de l’insatisfaction » (p. 165). Néanmoins, même si la complétude avec l’Autre n’est qu’une promesse, la relation entre les personnages est, selon Rasheed El‑Enany, « une réelle union des individus et non pas une union allégorique des cultures représentées » (p. 165). S’il est impossible aux personnages de s’unir au tout Autre, à l’instar du mystique défini par Michel de Certeau, ils sont en effet tous habités par quelque chose qui les transporte d’un lieu à l’autre et notamment vers l’espace sacré du désert.

Le désert

16Espace d’ascèse par excellence, le désert est l’espace congruent de la fiction dans les romans d’Ibrahim Al‑Koni, qualifiés de « romans du désert ». Dans cet espace, qui renvoie à la définition de l’espace certalien comme « lieu pratiqué », la connaissance est possible à la condition d’abandonner les connaissances rationnelles et de pouvoir saisir les analogies qui régissent cet espace enchanté. « Le désert d’Al‑Koni appelle plus une réinvention qu’une description. » (p. 111) Pour les personnages de ce monde fictionnel, comme pour le lecteur, il s’agit donc de traverser cet espace et de pratiquer une « écologie mystique retraçant le déplacement des individus dans le désert ». Bref, la lecture ne serait pas totale si elle ne relevait pas le défi de ce que j’appellerai « un mode d’habitation nomade » au sein de cet univers. La lecture — autant que l’écriture d’ailleurs — de cet espace tend à devenir une expérience esthétique des simultanéités à travers laquelle la mort est un réveil de la conscience. La dynamique est celle d’une élévation d’âme qui annihile les désirs contradictoires du moi. Topos soufi qui rappelle les paroles de ce premier apologiste du soufisme, Al‑Junayd, auquel Al‑Koni se réfère : « Le soufisme c’est que Dieu te fasse mourir à toi‑même et qu’il te fasse vivre par lui. » En somme, les romans du désert disent qu’il y a rivalité des mondes tant que l’homme individuel ne fait pas l’expérience de l’extinction du moi, en arabe « al‑fanâ ». Le déplacement, d’ordre métaphysique, consiste alors à passer de la question du « qui suis‑je ? » à la question « Où est Dieu ? ». Il requiert une autre compréhension du divin fortement suggérée à travers la communication avec l’Autre (les animaux, les inanimés, les jinn...) qui repose sur la subsistance du monothéisme d’Abraham et de la mythologie touareg. Chez Al‑Koni, le soufisme n’est donc pas la seule clé de lecture. Aussi, pour lire ses romans, faut‑il faire preuve d’imagination intellectuelle et spirituelle. Il s’agit bien de réinventer ou, comme le soufi et le poète, de créer.

L’homme parfait / Al‑insân al‑kâmil

17Cesser de voir les dualités ou faire l’expérience de l’Un est l’un des états mystiques qui tend vers l’homme parfait, universel. Z. Elmarsafy relève la présence de ce topos dans l’œuvre de Tayeb Salih et celle de Tahar Ouettar. Chez ce dernier, le soufisme est intégré à une réflexion sur l’histoire algérienne et la mémoire. Dans La bougie et les corridors (1995), par exemple, Ouettar esquisse un parallèle entre l’histoire de son pays et celle du soufisme : l’histoire se lit comme une série d’états mystiques. Face à l’histoire sombre et labyrinthique de l’Algérie, le poète isolé reflète peu à peu « la complexité inextricable de la période dans laquelle il vit » (p. 144). Manière ironique, selon Z. Elmarsafy d’évoquer l’homme parfait qui se fait le miroir du cosmos — naturel et surnaturel — dans son être et qui est censé réaliser l’identité suprême. L’identité algérienne par sa diversité culturelle, géographique et linguistique semble à elle seule un véritable obstacle si l’on en croit le narrateur :

il est impossible pour toute autre créature d’être Algérien, le descendant de tous les démons, tous les anges et tous les jinn, descendant de la mer, de la plaine, de la côte, de la montagne et du désert. Le Berbère, l’Arabe, le Phénicien, le Romain, le Vandal. (p. 146)

18Toutefois, le jeune poète fait l’expérience de l’extinction lors d’une danse extatique. Toutes les oppositions binaires qui constituent cette identité se dissolvent dans l’essence même du poète. Ce dernier comprend alors comment l’État islamique en Algérie a pu devenir possible et quelle y est sa place en tant que citoyen, poète et saint. Si ce roman algérien inscrit d’emblée le « devenir saint » de l’individu dans l’isolement et dans l’impossibilité de vivre dans une république islamique, il établit une relation concrète entre l’individu et la société. Dans un autre roman, Tahar le saint revient dans son temple sacré, cette relation est nettement marquée par l’influence, sur le monde extérieur et plus largement sur le cosmos, de l’individu devenu saint et puissant, semblable au personnage‑type du futuwwa. Dans ces romans algériens, le saint (al‑waliyy) représente, selon Ouettar lui‑même, « l’inconscient musulman, dans ses diverses manifestations, que ce soient des mouvements islamiques individuel ou collectif ». Dans l’œuvre de Gamal Al‑Ghitany, l’homme universel ne désigne pas seulement une synthèse parfaite de la culture globale et islamique, il se manifeste aussi et surtout à travers des personnages solitaires, confrontés à l’appareil du pouvoir et représentants le plus haut degré de sainteté. En arabe, c’est à proprement parler un « individu » : fard. Le terme est directement emprunté à Ibn ‘Arabî (xiie siècle), « le plus grand maître » de la métaphysique soufie. « L’individu est celui qui accède à la station la plus proche de Dieu. » (p. 92)

Ibn ‘Arabî décrit ces individus extraordinaires et extra‑sociaux en détail. Ils constituent une élite parmi les soufis ; chercheurs dont le seul souci est de contempler la beauté et la majesté de Dieu. [...] Dans la cosmologie d’Ibn ‘Arabî, ces individus voyagent entre Dieu et l’humanité, faisant circuler l’énergie divine qui devient moteur de l’univers. (p. 92)

19Le roman autobiographique d’Al‑Ghitany, Le livre des illuminations (1990), donne la parole à un narrateur qui transmet son expérience d’individu (fard) sous la forme de révélations divines, d’illuminations. Z. Elmarsafy met l’accent sur la dissémination d’autoportraits dans l’œuvre d’Al‑Ghitany qui inscrivent d’emblée la représentation de l’individu dans une écriture atemporelle. Stratégie narrative qui défie le temps et la mort. Dans son roman autobiographique, « la survivance de Gamal Al‑Ghitany » (p. 78) est une forme d’écriture qui perpétue la pensée, le style et le langage mystique d’Ibn ‘Arabî, tout en la recréant. Plusieurs guides ou figures paternelles qui ont emprunté la voie du soufisme initient le narrateur à la dynamique du voyage spirituel et de la création littéraire. Ce roman est sans doute l’un de ceux qui, dans cet ouvrage, illustre le mieux l’idée que le roman est une création de l’Autre à travers laquelle l’individu prend conscience de ce qui le transforme :

dès que le voyage spirituel est accompli, le voyageur retrouve son ancien moi (puisque son voyage n’était pas physique), armé d’une nouvelle connaissance (gnose) qui accède au cœur des choses et prêt à continuer de servir et représenter Dieu sur terre. (p. 97)

La création : soufisme & art

20Le topos de la création est une donnée constante de tous ces romans arabes contemporains. Comme le note Z. Elmarsafy à propos du roman de Gamal Al‑Ghitany, l’acte d’écriture est un voyage comparable à celui de la création du monde. Mais ce sont deux échelles différentes de la création. À l’échelle humaine, ces romanciers témoignent d’une volonté de défier le temps et la mort, de réconcilier l’individu avec le monde, d’esquisser un espace possible de solidarité et de justice. En aucun cas, ils ne convoquent le soufisme comme un concept, un moyen, un outil ou une stratégie narrative. Cela le réduirait à ce qu’il n’est pas : une sorte de style poétique, l’héritage culturel d’une pensée voire une série de symboles ésotériques et magiques. Z. Elmarsafy réussit à démontrer que le soufisme est présent dans ces romans en tant que mode d’intégration du tout Autre. Ses commentaires resituent précisément les textes au sein d’une œuvre marquée par un même souci auctorial : dire l’harmonie possible des mondes malgré le constat d’une inhabitabilité du monde physique et matériel. Ces romanciers pensent leur roman à partir de ce que fait le soufisme en eux. Deux exemples pour finir : Maḥmûd Al‑Mas‘adî et Naguib Mahfouz. Une confidence du premier : « Le soufisme est le résumé de l’aventure humaine ». Il n’est donc ni dans le sujet ni dans l’objet mais dans le déplacement et la transformation de l’un et l’autre.

Ainsi parlait Abû Hurayra (1973) raconte l’ouverture de l’individu qui, d’un état isolé et paralysé, n’en finit pas de mourir pour fusionner avec le cosmos » (p. 67)

21Pour ce romancier tunisien, le soufisme est avant tout une méditation sur « le jeu du désir et de l’infini au cœur de la création artistique » (p. 69) qui prend la forme d’un témoignage — tel qu’il fut incarné par Al‑Hallâj et que Massignon appelle le « monisme testimonial » — nettement repérable à la structure même du roman élaborée à partir d’un « chœur testimonial unifié » (p. 68). La lecture de Z. Elmarsafy insiste davantage sur cette méditation, présente dans l’œuvre du Tunisien et que je considère comme ce que fait le soufisme à sa pensée, plutôt que sur les symboles et les thèmes métaphysiques, habituellement décrits par la critique. La nouvelle « Le voyageur » (1954) avec laquelle l’auteur clôt son commentaire est une manière de ne pas s’en tenir à la lecture allégorique du voyage — recherche de la connaissance et de la paix — et de saisir à quel point le langage et la pensée soufis révèlent inévitablement les limites de l’être humain, ancré dans l’espace et le temps, incarné et mortel.

La fin du voyage, tout comme la mort de Maydan et la fin tragique de l’itinéraire d’Abû Hurayra, témoigne du réalisme d’Al‑Mas‘adî : la création artistique est parfaitement valable en tant qu’expérience destinée à accéder à l’immortalité, à condition que cette immortalité ne soit pas physique mais spirituelle et esthétique. (p. 77)

22Le soufisme dit non seulement l’humain et toutes ses difficultés à s’intégrer à l’Autre mais aussi et surtout il montre « une vérité qui transcende les inquiétudes humaines et quotidiennes » (p. 27) et inaugure ainsi une autre conception du réalisme.

23À travers l’œuvre de Naguib Mahfouz, le soufisme participe à la puissance de création du roman. Il ne s’agit pas de penser le roman à partir d’une constante répétition qui le caractériserait selon une lecture anthropologique mais de le penser comme une révélation spirituelle que seule « l’équation du soufisme et de l’art » peut faire entendre. Sans doute est‑ce la raison pour laquelle Z. Elmarsafy est amené à préciser la notion de réalisme dans le contexte des littératures arabes contemporaines. Chez Mahfouz, lecteur de Bergson, le réalisme ne désigne pas seulement ce qui existe en dehors de la pensée. Il n’y a pas de réalisme sans idéalisme (qui serait une manière d’accorder le primat à la réalité de la pensée et aux croyances). C’est la raison pour laquelle, explique Z. Elmarsafy,

la révélation faite par l’intermédiaire de l’art dépend de l’évocation d’un sens de l’immatérialité de la vie. L’esthétique réaliste, pour Bergson, est essentiellement idéaliste : nous sommes réalistes — nous entrons en contact avec la réalité —seulement lorsque nous sommes les plus idéalistes. (p. 25)

24Cette lecture de Bergson à travers l’écriture de Mahfouz dit une fois de plus à quel point nous ne sommes pas séparés du monde dans la mesure où la perception de la réalité dépend de notre pensée et que, selon Z. Elmarsafy, cette pensée idéaliste est étroitement liée à cet other‑worldliness, à l’Autre. Autrement dit, la vérité ou al‑ḥaqîqa peut transcender les soucis humains dès lors qu’est entrepris un effort spirituel pour entrer en contact avec la réalité. Même si Mahfouz reconnaît qu’il est de ceux qui aiment le soufisme plus qu’ils ne le pratiquent, toute son œuvre témoigne d’une

transformation de Mahfouz, romancier réaliste en saint [et de sa] défense récurrente en faveur d’une création littéraire considérée comme un processus d’intégration du tout Autre dans le monde de l’effort humain et dans la lutte pour la justice (p. 51).


***

25L’ouvrage de Ziad Elmarsafy est, à n’en pas douter, une lecture incontournable. Non seulement, ses commentaires montrent à quel point le soufisme accompagne le processus de création littéraire dans le roman arabe contemporain mais aussi comment ce dernier suscite un prolongement à « la pensée du roman ». Certes, le roman arabe peut se lire à partir du constat de T. Pavel mais, en affirmant la dimension spirituelle de l’homme, il rappelle plus que jamais l’urgence de réappropriation de l’individu dans sa relation à l’Autre, élargissant du même coup la notion de monde extérieur.  

26Que fait le soufisme à « la pensée du roman » ? À la description des difficultés de l’homme individuel à habiter le monde, le soufisme ajoute la volonté d’accéder à l’harmonie à travers la création littéraire considérée comme un ensemble de possibles éthiques, esthétiques et stylistiques, d’y parvenir non pas en restant dans la croyance que l’individu est séparé du monde mais en croyant qu’il est uni à ce monde ou du moins qu’il participe de et à ce monde. L’idéalisme de ces romans ne relève pas de l’utopie mais de la réalité et de la présence de l’Autre dans la pensée comme une première forme d’intégration. En somme, penser le roman à partir d’une habitabilité du monde, c’est encore croire à la séparation de l’individu avec le monde, c’est, de manière tautologique, pérenniser le constat des difficultés de l’individu pour s’y intégrer, hormis à travers la possibilité d’une utopie ou d’un idéal jamais atteint. Faut‑il donc penser que les romans occidentaux n’ont cessé de dire que l’homme occidental a perdu la foi en lui, en sa capacité à se transformer et donc à transformer le monde ? La présence du soufisme dans les romans arabes contemporains apparaît comme un dépassement possible de ce constat. Le soufisme fait du roman arabe contemporain un roman inachevé, inscrit dans un processus de vérité, étranger à la construction occidentale du réalisme. Cet inachèvement est le signe d’un ethos spirituel propre à l’individu, à considérer dans le sens arabe de fard comme le degré le plus haut de la sainteté.