Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mai 2008 (volume 9, numéro 5)
Lamia Mecheri

Voyager avec le diable

Grégoire Holtz et Thibaut (di) Maus de Rolley, Voyager avec le diable : voyages réels, voyages imaginaires et discours démonologiques (XVe-XVIIe siècles), Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2008.

1Étrange voyage : ange déchu tombé du Ciel dans l’Enfer pour s’être révolté contre Dieu, le diable a l’art du voyage dans les airs et vole aussi bien que l’ange parcourant ciel, terre et mer.

2Le présent ouvrage invite donc à voyager avec lui. Mais, ce « voyage avec le diable est devenu un voyage dans un fauteuil » pour le lecteur d’aujourd’hui, qui peut suivre avec un œil critique le fil d’Ariane emprunté par les écrivains-voyageurs et les démonologues, que ce soit dans les espaces géographiques explorés ou dans les traités démonologiques.

3C’est à travers des récits mêlant fiction et démonologie que s’accomplissent les voyages à la fois réels et imaginaires du diable entre le XVe et le XVIIe siècle — de la Renaissance et du début de la colonisation jusqu’à l’apparition des récits de voyages, et où l’on accordait beaucoup d’importance aux conflits religieux, scientifiques et anthropologiques.

4L’image ici donnée du diable ici n’est pas celle de la tradition médiévale, régnant sur l’Enfer où errent les damnés, mais plutôt celui qu’a peint Signorelli ; un démon à l’air libre portant sa proie. Figure dangereuse dans la mesure où elle peut communiquer avec les hommes, les tenter, les prendre en possession.

5Pour aller à sa rencontre et voyager en sa compagnie, il serait vain « d’attendre le jugement dernier » ou « de descendre en enfer » : il est omniprésent et a ses lieux privilégiés. Selon les démonologues, il loge partout, et montre quelques préférences pour certains endroits — en témoignent les cas de possession où le corps devient, comme le signale Michel Certeau, un « atlas diabolique. Ses innombrables résidences ont été découvertes grâce au mouvement colonial, à la conquête du Nouveau-Monde et aux récits de voyages. Voyageur, le diable ménage aussi des médiations entre les différents espaces.

6Voyager en sa compagnie implique la découverte de nouveaux horizons, des contrées lointaines comme le continent américain qui est un mélange de cultures démonologiques — l’étude du théâtre d’Achieta invite à porter un regard positif sur l’indigène (l’Indien) ou la possédée de Loudun. On comprend en outre, qu’en raison même de sa mobilité et en vertu de ses métamorphoses, le diable devient alors « vecteur pour dire l’altérité».

7Le volume compte deux parties. Dans la première partie, après avoir expliqué la conception de l’au-delà qui reste ambiguë durant l’époque médiévale, et qui évoque le voyage de l’âme dans l’autre monde, ainsi que le rôle joué par le protagoniste lors des étapes durant son aventure infernale et ce à partir des textes (traités par Mattia Cavagna) de l’Apocalypse de Saint-Paul et La vision de Tondale, l’auteur dresse un plan géographique de cet autre univers pour aller à la rencontre de « Lucifer, prince des ténèbres ». En effet, ce dernier réside dans l’enfer dit inférieur où demeurent les damnés qui sont châtiés pour l’éternité.

8Une fois le lieu détecté, l’accent est ensuite mis sur les différentes apparences que peut prendre le diable pendant ses déplacements par exemple : dans l’histoire de Perceforest (étude menée par Christine Ferlampin-Acher), il se dissimule derrière le personnage de Zéphir, cet ange déchu, envoyé sur terre pour tenter les humains (le chevalier Estoné) mais aussi pour les taquiner (c’est l’un de ses points forts) et les emporter sur son dos.

9Autre fiction, celle de la fille vagabonde (par Sophie Houdard) et la possibilité de faire entrer le diable dans le corps du personnage. cette fille possédée voyage jusqu’aux enfers par simple curiosité et ramène avec elle la liste des vivants, qui, après leurs morts iront rejoindre Lucifer. Ce voyage est interprété comme un voyage de fille errante, amoureuse, etc.

10Quant au démon lunaire Kepler dans Faust (selon Maus de Rolley), il raconte les voyages que les hommes font avec lui.

11L’image du démon à travers ces exemples est comme un moyen de transport « le démon reste un des rares véhicules offerts à qui veut monter vers les astres ». C’est justement grâce à leur mobilité que les démons ont une facilité en divination et en astrologie.

12Les lieux privilégiés (d'après l'étude de Frank Lestringant) sont les îles ; signe d’instabilité comme les diables. Ces derniers colonisent de vastes étendues allant de l’Occident jusqu’à Terre-Neuve. La littérature géographique est le témoin de ces endroits à travers quelques fictions (présentées par Marianne Closson) comme celle de F. de Belleforest où la demoiselle est transformée en spectre ou celle de Piston et Fortunie (au Canada), terre des indiens « adorateurs du diables ».

13Mais le diable aime aussi les maisons des faibles en religion et qui ont besoin d’être fortifiés. Ainsi, l’œuvre de J. Nider (étudiée par Jean Céard) est un dialogue qui se passe entre un théologien et un paresseux…

14Enfin, le diable est identifié à l’Antéchrist. Selon le pape « il est au cœur de l’homme » et « il ne cesse de ruiner l’œuvre divine ». P. Dupless-Morney, dans son Traité de l’église (œuvre analysée par Natacha Salliot et qui critique l’église romaine) montre la présence du diable dans l’espace à travers les territoires et sa domination comme l’Antéchrist depuis son trône.

15Dans la seconde partie, il s’agit d’abord de distinguer entre discours démonologique et récits de voyages c’est-à-dire entre voyageur et démonologue car chacun a sa manière d’observer et d’analyser.

16Le démonologue ne se contente pas seulement d’observer par curiosité les rites-le cas de la possession par exemple-comme le fait le voyageur (cet aspect a été étudié par grégoire Holtz). Non seulement il fait parler le diable, enregistre sa voix mais il s’appuie aussi sur les témoignages. Dans les deux cas, l’idée est de réduire « l’inconnu au connu » par analogie pour expliquer le phénomène de l’altérité.

17Les incarnations et les manifestations de Satan sont diverses, c’est pourquoi il est des voyageurs ou des démonologues qui fournissent des savoirs plus que d’autres. Certains ont même voulu aller étudier l’apparition des fantômes, à l’instar de P. Loyer (comme le montre l'étude faite par Timothy Chesters). Au XVIe siècle, le retour des morts reste un sujet controversé et provoque tout un débat. P. Loyer met en fable les deux histoires de T. Harriot, celle du méchant sauvé de l’enfer et donc c’est un revenant et celle d’un autre homme, qui, après avoir été au paradis, revient « faire la publicité » sur cet magnifique endroit.

18Ensuite ces démonologues et voyageurs font cap jusqu’au Nouveau Monde sur les traces du diable qui est allé immigré suite au mouvement colonial dans les pays exotiques et encore une fois se mêle du sort des sociétés. Ainsi, dans Sauvage (analysé par Eric Thierry), il porte le masque de Gougou (démon femelle) auquel se sont soumis les indigènes.

19Or, il s’avère que le diable brésilien est plus redoutable et empêcherait toute tentative de christianisation. Du coup, le voyage avec lui s’annonce dangereux. Reste la célèbre phrase du Jésuite Antonil : « Le Brésil est l’enfer des noirs, le purgatoire des blancs et le paradis des mulâtres ». Donc, il faut se débarrasser de lui. Poursuivant son vagabondage, il fait escale en Europe avant d’atteindre l’Est…

20En somme, le diable fait preuve d’ « ubiquité » ; il est partout dans les sociétés qui pratiquent d’autres religions que le christianisme et au lieu de s’en débarrasser, le voyageur l’a embarqué avec lui. Enfin, il joue l’élément perturbateur (selon les études de Jourde) des savoirs philosophiques-Bodin ouvre une fenêtre sur la question du transport des sorcières et sur celle de l’immortalité tout en distinguant entre physique et métaphysique- et scientifiques-la critique libertine a été controversée parce qu’elle nie carrément l’existence des anges et démons (d'après isabelle Moreau).

21Selon Sorel, ce sont les méchantes personnes qui incarnent le diable et c’est travers la fiction comique que s’accomplit le voyage et plus précisément la satire, à laquelle Satan « ne survit pas ».

22Décidément, le diable a plus d’un tour dans son sac. À chaque fois, il porte un nouveau masque et se téléporte d’un endroit à un autre : de Lucifer, prince des ténèbres, jusqu’à la figure de Gougou en passant par le diable sabbatique, le démon aérien, le luiton (esprit familier), le démon néoplatonicien, Giropary, Aygan et Setebos. Toutes ces métamorphoses résonnent dans les récits fictionnels — roman d’amour et arthurien sans oublier la comédie — mais aussi dans les discours démonologiques et offrent l’occasion aux auteurs de manipuler à leur tour le diable comme une marionnette en faisant de lui un personnage dans leur espace imaginaire.

23Ce livre offre à son lecteur une image du diable à laquelle il ne s’attendait pas du tout : un Satan caricaturé, relégué au second plan, constitué en objet de divertissement ou être de papier enfermé dans ce labyrinthe qui est le monde des auteurs.