« Adapter en »
1L’une des surprises de l’ouvrage L’adaptation. Des livres aux scénarios... est de découvrir une définition de l’ « adaptation », parmi d’autres qui figurent dans ce livre, qui ne suppose pas qu’un travail est fait pour passer d’une œuvre préalable à un film (via un scénario) mais qui repose sur le fait qu’un simple canevas de quelques pages qui peut tout à fait être original et non tiré d’un ouvrage préalable est adapté sous forme d’un « découpage » développé, scène par scène, pour le langage cinématographique, sans qu’il s’agisse de la forme définitive (dite ultérieurement « découpage technique » dans la profession) qui fait figurer le détail des échelles de plan pour préparer le tournage, etc. A mesure que le cinéma français s’industrialise (parallèlement au modèle hollywoodien), explique Laurent Le Forestier, qui propose le premier chapitre du recueil (« Écrire le film : scénario/découpage » en France (années 1920-1930) »), le souci d’une « écriture cinématographique » par un professionnel fait que le monde du cinéma souhaite que le texte écrit qui sert de base pour présenter l’argument du film (et obtenir des financements) soit bien adapté au cinéma lui-même, à son langage, à sa technique propre. Cette forme textuelle, ou ce deuxième stade textuel du scénario, s’oppose en particulier au simple « canevas », qui, lui, peut être écrit par un écrivain qui n’est pas au fait des différentes techniques du cinéma. Cela renverse l’apriori traditionnel qui étudie la façon dont un texte littéraire a été, plus ou moins « fidèlement », adapté en film, en prenant le texte littéraire comme aune pour juger le film.
2La mise au jour de cette tension, que je formule à ma manière en distinguant adapter à et adapter en, est l’une des richesses de l’ouvrage dirigé par Alain Boillat et Gilles Philippe dans la mesure où, pour en finir avec la fidélité (c’est-à-dire pour en finir avec la réduction de la relation cinéma-littérature à la question de la fidélité via une conception elle-même réductrice de l’adaptation-en), il importe soit d’élargir la question de la relation entre littérature et cinéma aux études visuelles et à la théorie des médias contemporaine (qui prolongent les travaux sur l’intermédialité) — ce qui serait plutôt l’option du présent rédacteur, sans exclure des recherches sur les jeux de langage entre médiums et médias -, soit de réouvrir la question de l’adaptation elle-même, ce qui est plutôt l’option de l’ouvrage, même si la première perspective n’est pas absente.
3Comme en écho à la réflexion minutieuse du premier article appuyée sur une connaissance historique fine des mots et pratiques professionnelles, le dernier article, en effet, celui de Jean-Louis Jeannelle (« Scénarios inadaptés : quelle lecture peut-on faire des versions non retenues d’un projet d’adaptation »), propose de substituer sur le plan théorique la notion d’ « adaptabilité » à celle d’adaptation, ce qui engage en partie l’auteur sur la voie d’une théorie des médias, en distinguant trois potentialités d’évolution — ou « disponibilité » d’un texte : hypertextualité, transfictionnalité et adaptation. L’adaptation comme dynamique d’adaptabilité peut alors être étudiée du point de vue : 1/ de sa « faisabilité » (en fonction de sa rentabilité et du « désir d’extension » que suscite l’œuvre initiale), 2/ du « quotient d’adaptabilité » de l’œuvre (« disponibilité à la réécriture », « plasticité », capacité à être reconfigurée selon différents « horizons d’attente »), 3/ des « topiques d’arguments » critiques disponibles dans la culture qui déterminent sur la « supposée adaptabilité ou inadaptabilité des textes ». Dans cet esprit d’ouverture, Jeannelle compare l’approche néo-formaliste du classicisme américain (David Bordwell) aux recherches de Georges Forestier sur le théâtre classique français. Si, par opposition à l’hypertextualité et la transfictionnalité, la question de l’adaptation ne rencontre pas frontalement la théorie des médias, elle ne prend sens de facto que par rapport à cette reconfiguration théorique plus générale qui rend raison de la vie médiatique des textes et se révèle dans l’étude de cas. L’analyse que Jeannelle propose, en se focalisant pourtant sur la dimension la plus textuelle (la plasticité) de plusieurs scénarios de L’Espoir, l’atteste clairement, dans la mesure où le texte initial rencontre les enjeux propres à une culture des studios (en l’occurrence celui de la MGM) ou propres à une culture française du moment (partagée par le monde de l’édition et le monde du cinéma français) attentive, au contraire, aux « expériences existentielles » (travail préparatoire de Modiano et scénario de Jean Cau), etc. Bien sûr, cette dimension médiatique se mêle à des enjeux historiques puisque, par exemple, un studio hollywoodien doit tenir compte de la relecture de L’Espoir qu’ouvre la victoire communiste de 1949 en Chine pour son public.
4Il est particulièrement intéressant de noter que, dans cet ouvrage, les questions de narration (ou de narratologie) qui emprisonnent, voire empoisonnent, par la proximité (apparente) entre récit littéraire et récit cinématographique, la réflexion sur les relations entre littérature et cinéma, soient en quelque sorte reconfigurées, soit par l’histoire du cinéma selon ses métiers et pratiques professionnelles (Le Forestier), soit par une histoire culturelle soucieuse de penser d’abord les horizons d’attente des récits plutôt que le détail des intrigues et des inévitables différences (comme par exemple, écrit J.-L. Jeannelle, le fait que, pour la MGM, le récit doit « prendr[e] la forme d’une fresque historique destinée en premier lieu au public américain, puis à l’exportation », p. 323). Non seulement il est possible de penser la relation entre cinéma et littérature indépendamment des questions de récit (par exemple via la présence de la culture visuelle dans la littérature — manières de voir, instruments d’optique stimulant l’écriture, retranscription d’expériences individuelles ou collectives de films...), ce qui permet de mettre à distance la question de l’ adaptation-fidélité, mais, si l’on s’intéresse au récit cinématographique et à ses potentiels pour les comparer à ceux du texte littéraire, il apparaît bien d’autres perspectives de recherche que ce livre explore, entre les deux pôles que représentent l’approche historique et l’approche médiatique.
5L’adaptation. Des livres aux scénarios... a notamment pour origine un programme de recherche consacré au fonds Autant-Lara déposé à la Cinémathèque suisse, axé sur une « étude historique et génétique des adaptations de Stendhal », dirigé par les deux responsables de l’ouvrage (Alain Boillat et Gilles Philippe). Objet-carrefour entre les études littéraires et les études cinématographiques et audiovisuelles, le scénario appréhendé dans sa dimension génétique est un objet particulièrement fécond, comme le souligne la passionnante introduction. Texte pour un film, destiné à s’effacer, le scénario, outre les trois stades identifiés par Le Forestier, connaît pourtant une vie textuelle très riche ; il est même parfois édité comme œuvre littéraire, notamment quand le film ne peut pas se faire, ou en réponse à un film qui ne convient pas à l’auteur (de la version) du scénario publié. L’ouvrage permet notamment de mieux comprendre ce cinéma des adaptateurs qu’a été en partie le cinéma de la Qualité française (1946-1958) si durement attaqué par Truffaut.
6Là où la critique du futur cinéaste met l’accent sur la soumission des Lara-Aurenche-Bost à la culture littéraire, parce que le trio se contenterait d’illustrer des scènes-clés sous forme de tableaux en cherchant des « équivalences » entre texte littéraire et formes filmiques, on apprend que ce trio, responsable de la plupart des adaptations et projets d’adaptation d’Autant-Lara, est au contraire soucieux de trouver une forme proprement cinématographique pour figurer l’ « esprit » stendhalien (versus la lettre, bien sûr... quoiqu’il y ait toute une discussion sur les libertés prises par le trio, là où la langue stendhalienne, plus âpre, peut quand même être reprise, notamment dans certains passages dialogués - ce que n’a pas manqué de faire la dramatique télévisuelle, plus aboutie, du Rouge et le Noir par Pierre Cardinal en 1961, bien étudiée par Gilles Delavaud1). Le débat se précise donc, et il ne donne pas forcément tort à Truffaut, même si cet ouvrage contribue aussi, comme l’atteste son sous-titre, et comme l’ont fait d’autres travaux des dix dernières années, à réhabiliter le cinéma des années 1950 généralement dévalué chez les universitaires et certains critiques par l’éclatant succès de la Nouvelle Vague (et de ses protagonistes principaux par la suite).
7On pourrait formuler ce débat ainsi : tout d’abord, ce trio, soucieux de professionnalisme et d’une qualité technique apte à rivaliser avec les studios américains (notamment, comme le rappelle bien Sarah Leahy dans l’ouvrage, dans le cadre d’une bataille pour un cinéma « national » portée par les syndicats proches du PCF contre l’impérialisme hollywoodien), cherche à affirmer la patte du cinéaste par des jeux de prolongement entre littérature et cinéma. Ainsi, au sein des génériques, on tourne les « pages »/cartons du film, de même, le trio revendique le recours à un certain « esprit français » rebelle aux injonctions morales des producteurs soucieux de ne pas effaroucher le public catholique traditionnel. Mais il s’agit aussi, suivant l’inspiration de Guitry par exemple, d’affirmer la part d’artisticité propre au film par des procédés — comme le flashback, ou la mise en abyme — qui marquent la spécificité du langage cinématographique. On pourrait en avoir une formulation sémiolinguistique en parlant d’ « énonciation énoncée » : cette énonciation n’est pas nécessairement « subjective », ou auctoriale, puisqu’elle peut porter sur les conditions mêmes de l’énoncé, à savoir sur le langage cinématographique en tant que langage, qu’il s’agit de manifester, de rendre ostensible. En termes pragmatiques, il s’agit d’une énonciation qui cherche à se faire reconnaître par le spectateur, et ce, d’autant que la question est plus complexe en cinéma que dans le langage verbal. De ce point de vue, l’adaptation, en 1949, d’Occupe-toi d’Amélie par Autant-Lara (chapitre de Jeanne Rohner) montre bien comment « par le biais de l’exhibition du dispositif scénique, les scénaristes [Aurenche-Bost] se distancient de la pièce originale pour mieux s’emparer de la verdeur de son auteur et faire ressortir l’examen minutieux qu’il fait de la bourgeoisie française […] effet de distanciation induit par la mise en abyme autoris[ant] Autant-Lara à se positionner comme auteur à part entière d’une œuvre dans la source littéraire, déjà, joue sur les illusions» (p. 223).
8On notera, par parenthèse, à propos de ce chapitre, comme à propos de nombreux autres de l’ouvrage, l’apport extrêmement précieux qu’offre la reproduction de lettres, dessins, affiches, schémas, etc., tirés du fonds Autant-Lara, à l’étude des scénarios et films analysés. Il est rare de trouver un tel souci documentaire dans des ouvrages sur l’adaptation, souci bien venu dans la mesure où il concorde avec une approche génétique fortement outillée qui traverse le livre.
9Rappelons alors, pour faciliter la mise en perspective, la position de Truffaut2 (qui prolonge celle de la « caméra-stylo » d’Astruc)3 ; elle est l’inverse de la précédente : la « mise en scène » (au sens fort), qui est le moyen d’expression propre du cinéaste, est une proposition globale de monde visualisé et raconté qui va absorber le texte préalable. Si texte préalable il y a, l’« adaptation au film » se pose donc très différemment puisque le cinéaste va prélever dans l’ouvrage adapté ce qui conforte son projet, sans souci de transposition ou d’ « équivalences ». Le cas échéant, le cinéaste entre en dialogue, sur un pied d’égalité, avec l’auteur adapté. On remarque d’ailleurs que de nombreuses « adaptations » de la Nouvelle Vague, en particulier celles de Truffaut, préfèrent justement éviter la confrontation des signatures et des autorités qu’entraîne l’adaptation de la grande tradition littéraire, en particulier française, pour éliminer les interférences avec le projet du cinéaste. Au lieu de passer par une logique des opérations de traduction, bien propre à une conception dominante de l’adaptation au film, fondée sur l’analyse des procédés et des techniques, le futur réalisateur défend une conception intégrative ou appropriative de l’adaptation, au sens où c’est, non pas la lecture de l’œuvre princeps que propose un cinéaste qui importe (selon la conception actuelle, courante, qui veut qu’un metteur en scène de théâtre donne son interprétation d’une pièce du répertoire), mais l’œuvre du cinéaste lui-même qui va, dès le canevas (idéalement écrit, co-écrit ou réécrit par le cinéaste lui-même, les scénarios étant presque toujours coécrits par Truffaut), introduire une vision d’auteur dans l’appropriation que le cinéaste va faire du texte littéraire. Le cinéaste se retrouve dans l’écrivain, il n’est pas son continuateur et/ou son traducteur.
10Il n’y a pas, en ce sens, de « désir d’extension » de l’œuvre préalable, mais un projet auctorial en images et en sons qui s’empare d’un texte devenu pré-texte. Le texte initial est en quelque sorte déchu de son caractère d’œuvre propre, sous réserve, bien sûr, que le texte (ou, parfois, le contexte) ne résiste pas à cette appropriation, ce qui serait une autre forme intéressante d’« inadaptation » à étudier spécifiquement. L’adaptation au cinéma (c’est-à-dire, selon une pensée du cinéma qui se développe indépendamment de la littérature à travers l’hypothèse du primat de la mise en scène, par exemple) se substitue donc à l’adaptation au film, au sens technico-opératoire défendu par le trio Lara-Aurenche-Bost. De même, le cinéaste va plutôt chercher dans le texte littéraire une préfiguration de sa propre pensée, indépendamment, le cas échéant, du médium en jeu. Si bien que, en réalité, la question de « l’adaptation » tombe finalement d’elle-même, une pensée originale pouvant se manifester aussi bien par des mots que par des images et des sons. On pourrait plutôt parler de « rencontre » entre le projet du film et le projet du texte littéraire.
11Si l’on veut garder ce terme, l’ « adaptation » en ce sens devient un problème historique (comme le disait Barthes de la Rhétorique, théorie proto-linguistique, par rapport à la nouvelle science linguistique), c’est-à-dire la formulation d’un certain rapport entre littérature et cinéma qu’on peut dater et circonscrire, et dont nous serions à la fois sortis (de nombreux signes l’indiquent dans la recherche universitaire) mais qui continue aussi à persévérer dans la culture, en particulier sous la forme du conflit entre auteurs, ou, pire, entre un écrivain et l’ « industrie » du cinéma.
12D’où la « pierre de touche » (et les polémiques qui s’ensuivent) que constitue l’usage du flashback, qu’analyse Alain Boillat dans l’ouvrage. Certes, le flashback est une technique propre au film (qui manifeste la dimension cinématographique du scénario comme « virtuosité scénaristique revendiquée », p. 165), mais il peut aussi, paradoxalement, marquer la servilité du film au texte littéraire par la recherche de procédés permettant de maintenir la logique du récit de départ. Si la pensée de l’adaptation technico-opératoire au film permet de marquer le professionnalisme des artistes spécifiques que sont les cinéastes et scénaristes, par opposition aux amateurs supposés que sont les écrivains en matière d’écriture cinématographique, elle signale, en sens inverse, le maintien d’une division mentale, d’un clivage (ou d’un complexe d’infériorité) que Truffaut et les tenants de la caméra-stylo cherchent précisément à dépasser. Le chapitre d’Adrien Gaillard montre bien, de ce point de vue, comment se combinent chez Autant-Lara, dans Le Rouge et le Noir, une « doxa opératoire » que l’auteur qualifie de « cibliste » (selon une distinction bien connue en théorie de la traduction) avec des formes de littérarité dans l’écriture scénarique elle-même (inversion poétique, discours indirect libre, description intériorisée par un personnage infilmable...), formes qui peuvent même obscurcir le projet de représentation cinématographique, voire la rendre impossible (deux exemples très édifiants sont proposés page 252), à rebours de l’efficacité revendiquée d’un scénario professionnel.
13Pour Truffaut, cela dit, l’enjeu n’est pas tant une lutte pour la légitimité culturelle (dont ces traces de littérarité seraient un aveu) qu’un enjeu d’abord esthétique : il s’agit d’explorer l’art cinématographique sans les freins imposés par une pensée de « l’adaptation », appuyée sur la division entre médiums, à l’opposé d’une recherche fondée sur ce qu’ils partagent (comme pensée de l’homme, des mœurs, de l’époque...). Il n’est pas difficile, dès lors, de souligner, par exemple, à quel point un auteur comme Stendhal offre, quant aux enjeux de l’énonciation et de la polyphonie des points de vue, une pensée (y compris optique) bien plus riche que les formes simplifiées qu’en propose Autant-Lara, et, de fait, Laure Cordonier montre bien, dans l’ouvrage, la difficulté pour le cinéaste de développer un tant soit peu ce que serait un « esprit stendhalien », que ce soit en termes cinématographiques, ou en termes littéraires ou philosophiques, au-delà de la pétition de principe selon laquelle il se sentirait proche et porteur de cet « esprit ».
14Dans L’adaptation. Des livres aux scénarios..., ce très utile « dossier » Autant-Lara/Aurenche-Bost est complété par deux chapitres sur l’adaptation par Aurenche et Bost du Journal d’un Curé de Campagne (1947). La comparaison entre leur projet et le film de Bresson (1951) — le même producteur, Pierre Gérin, ayant ensuite contacté le cinéaste (qui préférera finalement un autre producteur) — dans un chapitre écrit par Gilles Philippe (qui rappelle que Truffaut avait réussi à s’en procurer une copie pour mieux appuyer sa charge dans son célèbre article), souligne à quel point les scénaristes transforment le sens même (sens religieux) du roman de Bernanos, en en faisant une version quasi gidienne, si bien que, face aux réticences de Bernanos, le film ne se fait pas et qu’Aurenche et Bost « désavouent » plusieurs années plus tard leur propre travail. Le chapitre de Vincent Verselle consacré à ce projet confirme qu’Aurenche et Bost « déloge[nt] le prêtre de sa position de conscience percevante » en allant jusqu’à « clore le récit sur l’enterrement du jeune prêtre - scène bien entendue impossible dans une forme-journal » (p. 131). Bresson, au contraire, comme on sait, en fait un film profondément spirituel, fondé sur l’inquiétude intérieure, qui évite toute psychologie et favorise l’épure. C’est un film très admiré par Truffaut parce qu’on voit justement comment un cinéaste, au diapason des idées d’un écrivain — Aurenche et Bost ont, bien au contraire, d’autres idées et valeurs et défendent « un monde qui se règle de lui-même […] un monde, peut-être, sans Dieu » (p. 133) — peut puiser dans l’œuvre d’origine une recherche cinématographique nouvelle, qui va d’ailleurs entraîner Bresson à formuler sa propre théorie de l’acteur (comme « modèle »).
15On soulignera, enfin, l’apport de deux contributions qui offrent des regards comparatifs au trio Lara-Aurenche-Bost à travers les travaux de scénariste d’Artaud (texte de Mireille Brangé) et de Gide (texte de Pierre Mathieu). Ce dernier montre comment Gide, un des fondateurs avec Marc Allégret du studio de production Le Film Parlant Français en 1930, malgré la critique que fait Cocteau de son auto-adaptation d’Isabelle, maîtrise certaines spécificités de l’écriture cinématographique qui lui permettent de développer « le meilleur de sa verve satirique » (p. 88), mais que ces scénarios (celui de La Symphonie pastorale sera finalement repris par Aurenche et Bost pour Delannoy en 1946) ne s’apprécient vraiment que si l’on connaît l’œuvre gidienne : « pour comprendre la prouesse littéraire qui consiste à refondre, à repenser voire à réinventer une pensée à laquelle on a déjà donné forme, il faut l’avoir déjà approchée intimement » (p. 89). À ce retravail littéraire sous les auspices du cinéma, on pourrait opposer l’étude de la démarche d’Artaud qu’une pensée de « création continuée » (plutôt que de la fidélité) permet de bien saisir en montrant comment la connaissance assez précise que l’écrivain-acteur a du cinéma lui permet de jouer sur différents tableaux, d’un point de vue professionnel (y compris en se contentant d’apparaître comme simple « adaptateur »... !), tout en cherchant à poursuivre, de projet en projet, écrit ou filmique, ou les deux, l’affirmation d’une recherche poétique originale mais qui sait tenir compte du langage propre du cinéma. Ainsi, alors qu’on a reproché à Germaine Dulac de « prosaïser » le scénario d’Artaud pour La Coquille et le Clergyman (1928), l’analyse montre plutôt qu’Artaud a anticipé dans son découpage un certain nombre de réajustements. C’est alors la démarche de cinéaste d’Artaud qu’on peut explorer.
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16Parti de la question en apparence trop connue (mais mal connue, en réalité) de l’ « adaptation », qui pourrait n’apparaître que comme un petit point de rencontre localisé, transitoire, entre écriture et film, cet ouvrage débouche donc sur de nombreuses études de cas ou perspectives nouvelles qui nourrissent un dialogue autour de l’archive entre approches et spécialités diverses, notamment entre génétique et histoire culturelle. Un signe qui ne trompe pas est la possibilité qui s’offre aux lecteurs de mieux saisir à travers cette question à la fois ce que partage et ce qui distingue littérature, scénario et cinéma. Mireille Brangé rappelle, à cet égard, la réflexion de la scénariste Cécile Vargaftig (dans un texte à paraître dans l’ouvrage qui va faire suite à celui-ci chez le même éditeur), selon laquelle l’approche génétique du scénario (comme version préalable d’un film) ne doit pas nous faire oublier qu’un scénario n’est pas un brouillon (p. 292), y compris, pourrait-on ajouter, d’un point de vue génétique. L’une des leçons qu’on pourrait donc retenir de ce livre sur l’ « adaptation » est qu’un travail minutieux sur les termes, sur leur histoire et leurs usages, permet de bien préciser, à la fois, les différents statuts du texte, du « canevas » au film, et retour, tout en permettant de penser les continuités et circulations horizontales (entre langages) comme verticales (entre édition et production de film) dans lesquelles les auteurs sont engagés, tout en contribuant à faire évoluer par leurs pratiques mêmes les définitions et les représentations croisées.
17Même si, pris dans l’élan de l’ouvrage, on pourrait souhaiter que se développent de futures screenplay studies qui, en miroir de la reconnaissance professionnelle des scénaristes eux-mêmes, prendraient acte de l’autonomie des questions que pose ce travail créatif spécifique (une écriture en quelque sorte perlocutoire qui s’éprouve dans un autre médium, mais dont ce caractère même peut être, à l’occasion, la source de recherches et d’attentes esthétiques nouvelles), on reste frappé à la lecture de l’ouvrage par le fait, que, au contraire, le scénario est plutôt un lieu intéressant d’enquête parce qu’il témoigne en tant qu’objet-frontière de la manière dont s’activent des dynamiques professionnelles et culturelles au sein des arts et des industries médiatiques : le champ du scénario, pourrait-on dire en hommage à Alain Viala, est un champ de forces qui répercute à travers la différence des langages non seulement des tensions entre les arts, mais aussi les contradictions internes à chaque art, et c’est ce qui le rend particulièrement riche à analyser. C’est pourquoi le couper des études littéraires et des études cinématographiques et audiovisuelles serait finalement contre-productif : sa valeur d’objet de recherche tient beaucoup aux tensions qu’il transforme en écriture.