Nathalie Mauriac Dyer : Éditions et lectures de Sodome et Gomorrhe



Pour ouvrir mon propos - et contribuer à la tâche apparemment indéfinie d'éclaircissement des allusions dans À la recherche du temps perdu -, je commenterai un extrait de l'évocation de la « race sur qui pèse une malédiction », dans Sodome et Gomorrhe I . Il s'agit de l'allusion à Oscar Wilde:

[l'inverti est] « sans situation qu'instable, comme pour le poète la veille fêté dans tous les salons, applaudi dans tous les théâtres de Londres, chassé  le lendemain de tous les garnis sans pouvoir trouver un oreiller où reposer sa tête » (p. 17)

« Chassé le lendemain de tous les garnis sans pouvoir trouver un oreiller où reposer sa tête » est en fait un collage de citations. C'est dans le Journal des Goncourt, à la date du 28 mai 1895, trois jours après la condamnation de Wilde aux travaux forcés, que Proust a pu trouver l'évocation de l'écrivain chassé d'hôtel en hôtel, relatée par Daudet :

« Le malheureux, à ce qu'il paraît, était dans l'impossibilité de coucher à Londres. Retourné à l'hôtel de ses amours, le maître d'hôtel arrivait lui dire que le marquis Queensberry était en bas (...) et qu'il fallait partir. Il se rendait dans un autre hôtel, grimé, travesti ; mais une heure ne s'était pas passée, que le maître d'hôtel lui disait : « Vous êtes M. Oscar Wilde, je vous prie de sortir ! » Il allait encore frapper à la porte d'un hôtel dont le propriétaire se refusait à le recevoir (...) Enfin il s'est décidé à se rendre chez son frère (...) auquel il demandait la place par terre pour son corps ».

De « la place par terre pour son corps », Proust va faire, plus poétiquement, « l'oreiller où reposer sa tête ». Il s'agit en fait, là encore, d'une citation, cette fois des Évangiles -- citation un peu arrangée, car le texte sacré ne mentionne pas, évidemment, l'oreiller, si proustien :

« Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l'Homme n'a pas où reposer sa tête ». (Matthieu 8,20 ; Luc 9, 58)

Proust en donne la version fidèle en 1919, dans une note à « Journées de pèlerinage » des Pastiches et mélanges (Pléiade, p. 94 note **), et s'était appliqué le verset à lui-même dans une lettre à Barrès de 1906 (Corr.,VI, 29), pour signifier sa détresse au lendemain de la mort de sa mère. Dans le texte de Sodome I, l'écrivain inverti, condamné, humilié, rejeté par tous, est donc subrepticement assimilé au Christ. Or dans une lettre à Gallimard de mai 1916, lettre fondatrice pour nous, puisque Proust y fait part à son éditeur de ce que son livre, « plus long qu['il] ne s'en rendait compte [lui]-même », va comporter un volume intitulé « Sodome et Gomorrhe », ce n'est plus l'écrivain, mais le spectre de son manuscrit inédit, peut-être censuré pour sa « complète et audacieuse vérité de peinture », qui amène la comparaison évangélique:

[en publiant Du côté de chez Swann chez Grasset] « J'ai assuré [à mon oeuvre] un asile, je veux bien essayer de le quitter, mais veux être hors de doute d'abord que le vôtre ne risquera pas ensuite de lui faire défaut, et que mon manuscrit ne sera pas obligé d'errer, conduit par moi ou par un autre si je ne suis plus là, sans trouver, comme le « Fils de l'Homme », d'oreiller où reposer sa tête »  (Corr., XV, 131)

De cette belle image du texte errant, sans asile éditorial, je retiendrai que Proust ne l'applique pas à « Sodome et Gomorrhe », mais à ce qu'il appelle « son oeuvre » -- est-ce lapsus, est-ce que l'oeuvre est indivisible, et plus encore qu'une autre La Recherche construite sur la « solidarité » organique « des parties », ou est-ce, aussi, que Sodome et Gomorrhe est le coeur de l'oeuvre, est l'oeuvre elle-même ?

Le fait est que ce que Marcel Proust entendra six ans plus tard, en 1922, par « Sodome et Gomorrhe » n'est pas ce que nous entendons aujourd'hui par là, lorsque nous y voyons le quatrième tome d'À la recherche du temps perdu, c'est-à-dire, en termes logiques, la septième partie d'un tout. En fait, il y a lieu de croire qu'au moment de la mort de Proust Sodome et Gomorrhe devait constituer, en puissance, un massif textuel de plusieurs volumes, un « tome » dépassant en importance matérielle tous les autres, un tome dont l'envergure aurait approché la moitié de la Recherche.

C'est ce qu'invitent fortement à penser la correspondance avec son éditeur, et les dernières annonces de librairie. Si Sodome et Gomorrhe en 1916 est, on vient de le rappeler, « un volume », quatre ans plus tard, en juin 1920, la décision de conjoindre au Côté de Guermantes II une trentaine de pages intitulées Sodome et Gomorrhe I ouvre ce qu'on pourrait appeler la « série » Sodome et Gomorrhe, comme Proust parle ailleurs de la « série À la recherche du temps perdu », avec la « plaque indicatrice » du « numérotage » -- « ce sont les livres qui ensuite font eux-mêmes leurs titres » (Corr., XVII, 414). Six mois plus tard, en janvier 1921, il annonce à Gallimard trois « longs volumes qui se succéderont à intervalles assez espacés» avant Le Temps retrouvé, « Sodome II, Sodome III, Sodome IV » (Corr., XX, 53). Un an après, en janvier 1922,  il lui confie qu'il « croit bien qu'il y aura un Sodome V, sinon un Sodome VI » (Corr., XXI, 39). Quelques jours à peine après sa mort en novembre 1922, La Nouvelle Revue Française, organe de la librairie Gallimard, annonce d'ailleurs comme « sous presse » un « Sodome et Gomorrhe III », en deux parties (« La Prisonnière » et « Albertine disparue »), et comme « à paraître » « Sodome et Gomorrhe, en plusieurs volumes (suite) » avant, enfin, le tome conclusif du Temps retrouvé (La NRF, 1er décembre 1922). Qu'est-il donc arrivé, pour que les « suivants Sodome », comme disait Proust en mai 1922 (Corr., XXI, 197), se soient ainsi évanouis du paysage éditorial, et que Sodome et Gomorrhe nous apparaisse aujourd'hui réduit  à sa plus simple expression ?

Ce Sodome et Gomorrhe III annoncé in extremis comme sous presse est, en réalité, largement inachevé à la mort de Proust le 18 novembre 1922, notamment dans sa deuxième partie « Albertine disparue », et les « suivants Sodome » sont en complet chantier à la suite de remaniements substantiels entrepris, mais non menés à bien, sur la dactylographie d' « Albertine disparue ». Le premier volet de Sodome III, « La Prisonnière », peut toutefois paraître un an après la mort de Proust sans modifications majeures, mais la deuxième partie, « Albertine disparue », fera quant à elle l'objet d'aménagements éditoriaux beaucoup plus vigoureux, de manière à effacer tout ce qui, dans les remaniements interrompus de Proust, compromettait la publication de la fin du roman. A la parution du Temps retrouvé en 1927, l'ambitieuse série prévue par Proust aura donc tourné court, et Gallimard peut mener à bien la réorganisation de la tomaison qui lui tient à coeur. Dès mars 1923 en effet, quatre mois après la mort de l'écrivain, il écrivait à son frère Robert pour lui proposer de « composer le tome qui comprend Guermantes II sans les premières pages de Sodome et Gomorrhe qui seraient incorporées avec la suite de cette partie de l'ouvrage », c'est à dire, déjà, la tomaison que nous connaissons aujourd'hui, où Le côté de Guermantes et Sodome et Gomorrhe constituent deux tomes séparés. Gallimard poursuit :

« Marcel avait parfois regretté d'avoir joint ces pages aux précédentes. En effet, ce groupement est arbitraire. Il a pu avoir sa raison pour indiquer la liaison entre toutes les parties de l'oeuvre, mais aujourd'hui cette continuité est assez connue pour qu'il me paraisse raisonnable et conforme aux désirs de l'auteur de revenir à une édition plus rationnelle. Bien des lecteurs se plaignent de ne pouvoir mettre entre toutes les mains un livre qui sans cela pourrait l'être. Il en résulte en outre une complication pour les titres qui n'est pas sans créer de confusion et nuire à la vente » (Années perdues, p. 38-39)

Chapeautant l'appel quelque peu hypocrite aux désirs prétendus de Marcel et à l'intérêt de la décence, l'argument commercial est censé gagner définitivement Robert Proust à la cause de la « rationalisation ». Il n'acceptera toutefois qu'en 1928 la réorganisation proposée. Ces aménagements éditoriaux, dont nous sommes les héritiers, trop souvent à notre insu, ne font donc que signer l'inachèvement de la Recherche, mais ne sont pas sans infléchir nos approches critiques, dans la mesure où ils le masquent avec succès. Il importe ainsi au lecteur de Sodome et Gomorrhe, c'est à dire de Sodome et Gomorrhe I et II, de les connaître, pour ne pas céder à l'illusion d'une an-historicité des éditions ; pour ne pas restreindre aujourd'hui à un seul de sept tomes une thématique, celle de l'inversion, qui le déborde si largement qu'elle se déploie jusqu'aux confins du Temps retrouvé proprement dit, c'est à dire jusqu'à la « Matinée chez la princesse de Guermantes ». Il est de bonne méthode, également, de restaurer la conjonction entre Guermantes II et Sodome I, conjonction déjà si fortement et magistralement inscrite dans le texte par la prolepse de la visite finale chez les Guermantes et l'analepse de la rencontre Charlus-Jupien, qui, par leur croisement, font en quelque sorte de Sodome I une excroissance de Guermantes II, et de la dernière scène de Guermantes II une scène appartenant déjà à la série Sodome et Gomorrhe.

La « solidarité des parties » était, on ne le répétera jamais assez, chère à Proust, qui n'a cessé d'insister sur la « construction inflexible » de son livre, sa « composition rigoureuse », « méticuleuse », où « il n'y a pas un détail qui n'en amorce un autre dans le même volume ou dans les volumes suivants » (Corr., XVIII, 464, 547, 389, 536 ; XIX, 519). Les « pierres d'attente » à Sodome III dans Sodome II, notamment l'esquisse d'un parallèle entre les couples héros-Albertine et Charlus-Morel, sont visibles, bien connues ; certaines sont largement soulignées par l'instance narratrice, notamment celles qui s'accumulent dans le chapitre III à propos du chauffeur des Verdurin, dont la malhonnêteté soulignée augure des malheurs à venir du héros (p. 395, 416, 419,420). Certains amorçages, en revanche, sont presque indiscernables, et ce n'est certainement que dans l'après-coup d'une relecture qu'ils peuvent apparaître au lecteur attentif : prenons l'ajoutage relatif aux conseils musicaux de Charlus à Morel pendant leur déjeuner au restaurant, ajoutage que Proust a dû faire sur épreuves, puisque le passage est encore absent de la dactylographie corrigée. Charlus y décrit lyriquement à Morel la « façon, seule vraiment transcendante et animatrice, dont [il le fera] jouer à Paris » (p. 398) : Morel « laiss[era] tomber la jolie  mèche pour plaire à Mme Verdurin ». Or, dans la première partie de Sodome III, «  La Prisonnière », quand Morel interprétera le Septuor de Vinteuil, le héros observera « une mèche jusque là invisible et confondue dans sa chevelure [venant] se détacher et faire boucle sur son front » (III, 756). On aura droit plus loin à un couplet enthousiaste de Charlus, devant « l'évidence de la mèche miraculeuse » (III, 791). 

 On pourrait dire que certains de ces infimes « amorçages » proustiens, semblables à la mèche « jusque là invisible et confondue » dans la chevelure de Morel, se détachent soudain de la masse textuelle, à la faveur d'une « illumination rétrospective ». On peut dès lors se poser la question suivante : certains amorçages à Sodome III dans Sodome II seraient-ils restés indiscernés, dans la mesure où Sodome et Gomorrhe III n'a été connu dans son intégralité et reconstitué que très récemment ? La lecture de ce Sodome III, et plus particulièrement de sa deuxième partie « Albertine disparue », pourrait-elle aujourd'hui informer notre lecture de Sodome II ?

Entreprendre une telle enquête suppose évidemment de la part du critique un acte de foi, à savoir que la démarche créatrice proustienne peut être créditée non seulement de cohérence, mais d'une puissance de prévision, de projection « à large ouverture de compas », d'anticipation de l'oeuvre à venir ; précisément que Proust, travaillant en 1921 et 1922 à Sodome II, conçoit déjà le contour des modifications d'envergure qu'il va faire subir au contenu de l'épisode d'Albertine dans les cahiers de la suite,  lorsqu'ils seront dactylographiés quelques mois plus tard, et qu'il en inscrit les signes avant-coureurs dès la révision de Sodome II. Un tel acte de foi est sans doute excessif : il faut donner leur part à l'obscurité, aux hésitations, à l'expérimentation, aux tâtonnements, aux bifurcations subites de l'écriture. D'autre part, le projet de Sodome III, de par son inachèvement même, demeure plongé dans une obscurité partielle, et la lumière rétrospective dont peut nous faire à ce titre bénéficier « Albertine disparue » est peut-être pâle et incertaine. Peut-être, autre difficulté de l'entreprise, ne vais-je d'ailleurs rencontrer que le reflet de mon propre regard critique, que ma propre définition de l'après-coup, et confondre la lumière que je projette sur le texte avec celle qui est censée en émaner. Il n'en reste pas moins que la question de l'empiètement de Sodome III dans Sodome II se pose. Elle est ouverte, et elle est irritante.

Sodome III étant essentiellement centré sur l' « histoire » d'Albertine, il convient de privilégier dans Sodome II les préparations à cet épisode, au stade des corrections à la dactylographie, qui est le dernier état génétique dont nous disposions.

Une différence marquante entre la version manuscrite de Sodome II et l'étape de la révision de la dactylographie, en ce qui concerne l'épisode d'Albertine, est l'annonce anticipée de la mort de la jeune fille, c'est à dire de la péripétie capitale de Sodome III, celle qui finira par procurer en 1922 son titre à sa deuxième partie. Par une de ces interventions plus ou moins intempestives dont est familier le lecteur proustien, l'instance narratrice se remémore ses conquêtes :

« J'ose avouer que beaucoup de ses amies [des amies d'Albertine] me donnèrent sur une plage ou une autre des instants de plaisir [...] Dernièrement j'y ai repensé, leurs noms me sont revenus. Je comptai que dans cette seule saison douze me donnèrent leurs frêles faveurs. Un nom me revint ensuite ce qui fit treize. J'eus alors comme une crainte enfantine de rester sur ce nombre. Hélas, je songeais que j'avais oublié la première, Albertine qui n'était plus et qui fit la quatorzième » (p. 184)

Genette parlerait de prolepse externe : l'énonciation s'opère à partir d'un point inassignable sur l'axe temporel, mais en tout cas extérieur aux limites du récit premier. L'événement déjà advenu de la mort d'Albertine, Albertine « qui n'était plus », est situé pour le lecteur dans un avenir imprécis, qui pourrait même, rien ne s'y opposerait logiquement, être soustrait du champ temporel du récit à venir. Mais le choc créé ouvre évidemment l'espace d'une attente, qui se focalise implicitement sur les circonstances de l'événement. La volonté d'accélération du suspense est manifeste, car les prodromes de l'événement, dans la version des cahiers, n'apparaissaient pas avant la captivité d'Albertine, on le verra .

D'autre part on  trouve sur la dactylographie corrigée, soixante pages plus loin dans le chapitre II, une nouvelle forme d'anticipation de la mort d'Albertine, apparaissant elle aussi dans le cadre d'une addition manuscrite. C'est le dialogue qui conclut l'épisode de la visite à la dame d'Infreville qu'Albertine ne veut pas « lâcher » pour le héros, puis dédaigne dès qu'il fait mine de vouloir l'accompagner, ce qui provoque les violents reproches  de son ami:

« Vous êtes trop méchant. Je change tout pour passer une bonne soirée avec vous et c'est vous qui ne voulez pas, et vous m'accusez de mensonge. Jamais je ne vous avais encore vu si cruel. La mer sera mon tombeau. Je ne vous reverrai jamais (mon coeur battit à ces mots bien que je fusse sûr qu'elle reviendrait le lendemain, ce qui arriva) Je me noierai, je me jetterai à l'eau.- Comme Sapho.- Encore une insulte de plus ; vous n'avez pas seulement des doutes sur ce que je dis mais sur ce que je fais.- Mais, mon petit, je ne mettais aucune intention, je vous le jure, vous savez que Sapho s'est précipitée dans la mer » (p. 197)

Dans l'édition Folio procurée par Antoine Compagnon, qui suit l'édition originale de 1922, cette scène figure quelques pages à peine (12) après la prolepse que je viens d'évoquer. Cependant, comme l'a suggéré une autre édition qui suit, elle, la dactylographie corrigée, celle de Françoise Leriche dans le Livre de Poche - et je vous renvoie également aux variantes de la Pléiade et au complément de notes d'Antoine Compagnon à son édition sur http://www.fabula.org -  l'épisode de la dame d'Infreville, dont Proust a d'abord donné une version manuscrite à cette place, puis une version dactylographiée plus aboutie beaucoup plus loin, a malencontreusement été laissée par le correcteur de la NRF à sa place initiale dépassée, et effacée de sa place définitive. Du point de vue de la logique du développement des caractères, un tel échange entre les personnages serait en effet quelque peu surprenant alors que le héros n'a jamais fait part de ses soupçons à Albertine : il  devient parfaitement plausible après la scène où il a enfin « osé lui dire ce qu'on lui avait raconté de son genre de vie »  (p. 226). Dans la mise en place correcte (c'est à dire p. 248 de l'édition « Folio »), la scène vient couronner toute une gradation et une accumulation d'indices incriminants pour Albertine ; elle marque le début d'un reflux temporaire du soupçon gomorrhéen, au profit, si l'on peut dire, d'une jalousie focalisée sur Saint-Loup.

Un passage comparable figurait au début de la dactylographie de Sodome III :  il n'était pas question de menace de suicide par noyade, mais du pressentiment d'Albertine d'un accident de cheval, pressentiment auquel le héros opposait la même incrédulité. L'ajout à Sodome II anticipe-t-il sur une substitution ? Toujours est-il que le pressentiment d'Albertine sera effacé quelques mois plus tard de « La Prisonnière », de même que l'allusion par Andrée au possible suicide d'une Albertine invertie et coupable fera partie des pages ôtées d' « Albertine disparue » (IV, 180). Dans la perspective d'une esthétique de la préparation à Sodome III, cet ajoutage à Sodome II présente l'intérêt de conjoindre par avance l'événement de la mort violente d'Albertine au motif de l'inversion sexuelle, conjonction qui va précisément caractériser, de manière absolument inédite par rapport à la version précédente des cahiers manuscrits, la mort accidentelle d'Albertine dans « Albertine disparue ». Ici comme là, en outre, la mort réelle ou imaginée d'Albertine apparaît comme un rébus, un texte dont il faut au héros déchiffrer la dimension incriminante secrète, peut-être à faux d'ailleurs.

La première anticipation de la mort d'Albertine, celle de l'aparté du narrateur, introduisait au suspense sur les circonstances d'un événement fatal, avant même le déploiement du soupçon gomorrhéen : au terme d'une accumulation de tels soupçons, la seconde anticipation, cette menace de suicide théâtrale d'Albertine et sa lecture narquoise et provocatrice par le héros, donnent une première forme de réponse à la question des circonstances ou des motivations. Insinuation thématique, impression obscure , signe avant-coureur : en termes musicaux, on dirait que le thème fait entendre ses premiers accents. Si l'interprétation par le lecteur ne peut être que rétrospective, la mise en place par l'écrivain me semble elle bien concertée.

Attachons-nous maintenant à une autre correction tardive à Sodome et Gomorrhe II. Sur l'exemplaire de Jalousie qu'il utilise comme copie d'impression, Proust apporte un ajout minuscule, et apparemment de peu de portée :

Qu'Albertine acceptât des dîners de maman, si nous n'étions pas invités chez Mme Bontemps, <laquelle pourtant n'était pas à Paris la moitié du temps, son mari acceptant des « postes » comme autrefois quand il en avait assez du ministère>[1], cela paraissait à Françoise de la part de mon amie une indélicatesse... (p. 135)

M. Bontemps, on l'a oublié, nous était apparu dans À l'Ombre des jeunes filles en fleurs comme « chef de cabinet » ou « directeur de cabinet » du « ministre des travaux publics » ou « des postes » (I, 458, 502). Proust aurait pu en rester là : Albertine est disculpée de son apparente indélicatesse par l'éloignement de sa famille ; mais un autre ajout manuscrit, apporté sur la dactylographie au chapitre IV, revient sur la carrière de M. Bontemps :

La passion mystérieuse avec laquelle j'avais pensé autrefois à l'Autriche parce que c'était le pays d'où venait Albertine, <(son oncle y avait été conseiller d'ambassade )> [...] cette passion mystérieuse je l'éprouvais encore mais par une interversion de signes, dans le domaine de l'horreur. (p. 504)

« C'était le pays d'où venait Albertine, (son oncle y avait été conseiller d'ambassade ) » : Proust motive ici l'origine autrichienne d'Albertine, mais à la fois explicite le sens du « comme autrefois » de l'ajout précédent : en acceptant des postes loin de Paris « comme autrefois », M. Bontemps aurait donc, implicitement, renoué avec la carrière diplomatique qui avait été la sienne. Mais vers quoi tendent ces précisions sur la carrière de M. Bontemps, en dehors des motivations de contexte immédiat que nous avons repérées ? Il est parfaitement impossible de répondre à cette question en dehors d'une connaissance de Sodome et Gomorrhe III reconstitué : quand après le départ de la prisonnière le héros désespéré dépêche Saint-Loup auprès de la tante de la jeune fille, c'est à dire de Mme Bontemps, l'émissaire se rend, selon la version du manuscrit, en « Touraine ». Mais sur la dactylographie corrigée d' « Albertine disparue », la « Touraine » est biffée, et remplacée par « Bruxelles », « Bruxelles où M. Bontemps était ministre de France », c'est à dire ministre plénipotentiaire de France, nous dirions aujourd'hui ambassadeur. Cette correction à Sodome III s'inscrit donc exactement dans la logique des deux précédentes à Sodome II. On peut les paraphraser ainsi : M. Bontemps, qui doit en avoir assez du ministère, a accepté, comme autrefois quand il avait été conseiller d'ambassade en Autriche, un poste à l'étranger, celui de ministre de France en Belgique.

Ces trois petites modifications, ces trois cailloux de Petit Poucet, à la portée romanesque apparemment insignifiante, sont pourtant, à mes yeux, aussi précieux que les quelques tessons que retrouve l'archéologue là où il soupçonne l'existence d'une occupation humaine: ils témoignent, fût-ce sur une micro-séquence narrative, d'une véritable continuité de projet et de vision entre Sodome II et Sodome III. Or la prévision du détail peut-elle vraiment se développer isolément du schéma plus ample où il doit venir s'insérer ? Sans doute pas : nous pressentons que le déplacement géographique de la résidence des Bontemps n'est pas tout à fait sans portée ni conséquence romanesque, puisque c'est là que trouve refuge Albertine après sa fuite : or sa mort à Montjouvain, « où elle était depuis qu'elle m'avait quitté » finit par dire le héros, montre que ce refuge n'était qu'une « couverture ». Mais si toute une logique romanesque s'esquisse alors pour le proustien rompu au jeu des indices et des « amorçages », elle doit demeurer aussi invalidable qu'infalsifiable.Du côté de l'amont du récit cette fois, de ces « préparations » qui nous ont occupés, l'inachèvement de Sodome III frustre encore la démarche critique, puisque c'est seulement à partir de sa forme définitive que nous aurions pu, je l'avais indiqué en commençant, dégager sans conteste possible dans le volume précédent d'autres préparations encore : il faut donc admettre, au terme de cette étude, qu'il y a dans Sodome II, du fait de l'inachèvement de Sodome III, des lieux d'illisibilité,  lieux en outre sans localisation, que nous ne pouvons pas même épingler précisément sur le texte. 

  Cet inachèvement de Sodome et Gomorrhe III rejaillit d'une autre manière encore sur Sodome et Gomorrhe II, et ce sera, en guise de conclusion, le dernier point de cet exposé. Si le lecteur de Sodome II saisit aisément l'importance dramatique, narrative, architectonique du chapitre IV, il sait en général moins que, depuis la reconstitution de Sodome III, il se trouve à ce point du récit devant une fourche narrative [voir le schéma ci-dessous : A-B-C ou A-B'-C']. Je ne dirai pas que nous sommes là comme Hercule à la croisée des chemins, car il n'y a pas la « bonne » et la « mauvaise » version, mais il y a la version de la Guerre et celle de 1922. Celle de 1922 a l'avantage d'être contemporaine de la révision de Sodome II, et tout ce que j'ai essayé de suggérer ici invite à y voir la suite « logique » de l'ouvrage mis au programme. Sodome et Gomorrhe III n'ayant toutefois pas reçu la sanction éditoriale de Proust, on ne saurait écarter l'état précédent, même s'il ne peut pas plus prétendre -- et bien qu'il forme la base de la plupart des éditions actuelles -- avoir jamais été entériné par Proust comme la suite de Sodome et Gomorrhe II publié. Or ce dédoublement n'est pas sans conséquence : si nous nous engageons dans la lecture de la version des cahiers manuscrits, publiée sous les titres La Prisonnière et La Fugitive ou Albertine disparue, le soupçon du caractère coupable de l' intimité d'Albertine avec Mlle Vinteuil sera d'abord renforcé, puis, dans un renversement posthume, rectifié. Si nous lisons au contraire la version de Sodome et Gomorrhe III, nous voyons Albertine rétracter sa confidence pendant sa captivité, le héros la croire bien volontiers, puis revenir au moment la nouvelle de sa mort au voisinage de Montjouvain à son interprétation de Balbec. S'il y a, d'une version à l'autre, symétrie des moyens employés, passage de la confirmation à la rectification ou inversement, c'est pour un résultat opposé. On peut donc dire que, du fait de l'inachèvement d'À la recherche du temps perdu à la mort de Proust, le statut de la confidence d'Albertine au chapitre IV de Sodome et Gomorrhe II se trouve narrativement indécidable. Mais ce dont il est question avec cette indécidabilité, cette impénétrabilité, cette « fugitivité », ce n'est plus seulement d'une qualité essentielle  au « côté de Gomorrhe » et au personnage d'Albertine. Cette fugitivité, cette indécidabilité, ont pris corps dans le dédoublement du texte: nous avions une jeune fille  « aux deux hypothèses » (cf. p. 200, 222), nous aurons aussi un texte « aux deux hypothèses », ou plutôt, deux textes pour deux hypothèses. Rien ne nous empêche, en une de ces « oscillations rythmées » chères à Proust (p. 226), d'aller et venir indéfiniment entre l'un et l'autre. Le chapitre IV de Sodome et Gomorrhe II, où le posthume vient « mordre » sur l'anthume, est le lieu d'un passage possible vers cette autre lecture.

*

Sodome et Gomorrhe II

Chapitre IV

« Désolation au lever du soleil »

(A)

confidences d'Albertine, intime de Mlle Vinteuil et son amie

« Albertine, pratiquante professionnelle du saphisme »

Cahiers manuscrits VIII-XIV

Étape de la mise au net

(1916-1917)

(B) Albertine rougit lors de l'interrogatoire jaloux du héros relatif à la venue de Mlle Vinteuil à la soirée Verdurin  (Pléiade, III, 897-898)

confirmation

(C) Son désir d'aller à la soirée Verdurin où Mlle Vinteuil devait venir aurait dissimulé un projet de mariage : « la rougeur qui était venue au visage d'Albertine quand j'avais parlé de Mlle Vinteuil venait de ce que je l'avais fait à propos de cette matinée qu'elle avait voulu me cacher à cause de ce projet de mariage que je ne devais pas savoir. Le refus d'Albertine de me jurer qu'elle n'aurait eu aucun plaisir à revoir à cette matinée Mlle Vinteuil avait à ce moment-là augmenté mon tourment, fortifié mes soupçons, mais me prouvait rétrospectivement qu'elle avait tenu à être sincère, et même pour une chose innocente, peut-être justement parce que c'était une chose innocente » (Pléiade, IV, 201-202 ; voir aussi 193-200).

rectification posthume

Sodome et Gomorrhe III

Étape des dactylographies corrigées

 (1922)

(B') Au retour du héros de la soirée Verdurin, Albertine se rétracte: « j'ai cru bêtement me rendre intéressante à vos yeux en inventant que j'avais beaucoup connu ces jeunes filles ». Elle est crue par son ami. (Pléiade, III, 839-840)

rectification

(C') Albertine fugitive trouve la mort dans un accident de cheval « au bord de la Vivonne » : « Ces mots : « au bord de la Vivonne », ajoutaient quelque chose de plus atroce à mon désespoir. Car cette coïncidence qu'elle m'eût dit dans le petit tram qu'elle était amie de Mlle Vinteuil, et que l'endroit où elle était depuis qu'elle m'avait quitté et où elle avait trouvé la mort fût le voisinage de Montjouvain, cette coïncidence ne pouvait être fortuite, un éclair jaillissait entre ce Montjouvain raconté dans le chemin de fer et cette Vivonne involontairement avouée dans le télégramme de mme Bontemps. Et c'était donc le soir où j'étais allé chez les Verdurin,  le soir où je lui avais dit vouloir la quitter, qu'elle m'avait menti ! » (Livre de poche, p. 541. Pléiade, IV, 59 var.a)

confirmation posthume

 

Bibliographie 

Sodome et Gomorrhe I-II, éd. Antoine Compagnon, « Folio » classique.

Sodome et Gomorrhe I-II, éd. Françoise Leriche, Le Livre de Poche « classique », 1993.

Sodome et Gomorrhe III (La Prisonnière suivi de Albertine disparue), éd. Nathalie Mauriac Dyer, Le Livre de Poche « classique », 1993.

Robert Proust et la Nouvelle Revue Française, Les Années perdues de la Recherche (1922-1931). Correspondance pour l'édition des volumes posthumes d'A la recherche du temps perdu, éd. Nathalie Mauriac Dyer et al., Gallimard, 1999.

Correspondance  de Marcel Proust, éd. Philip Kolb, Plon (= Corr.).

Les références à À la Recherche du temps perdu sont données dans l'édition de la Pléiade établie sous la direction de Jean-Yves Tadié, Gallimard, 4 volumes.


[1] Les soufflets signalent une addition manuscrite.