Cours de M. Antoine Compagnon

Sixième leçon : Système des genres : Renaissance et néo-classicisme


1. Arts poétiques de la Renaissance

Les Arts poétiques sont de plus en plus nombreux à la Renaissance, mais on ne saurait parler d'un système des genres, suivant Gisèle Mathieu-Castellani (La Notion de genre à la Renaissance, p. 21). Sous le nom de genres, on parle de genres d'écrire, comme l'épigramme, le sonnet ou l'épopée, c'est-à-dire de structures formelles, mais aussi de genres de style, comme « brief, copieux, floride », etc. D'autre part, on tente de classer et de différencier les espèces (les structures formelles) en fonction de critères hétérogènes : mètre, organisation, style, argument, etc. Le résultat est une juxtaposition sans distribution des caractéristiques et traits structuraux de chaque forme.

Vauquelin de la Fresnaye, dont l'Art poétique, composé vers 1574, fut publié en 1605, propose une énumération de formes lyriques, mais l'hymne et l'ode ne sont pas distinguées, et l'élégie n'est pas définie sinon par l'alexandrin. Peletier du Mans, dans son Art poétique de 1555, proche de la Pléiade, recherche les traits dominants de chaque forme, mais ce sont des remarques de détail, incapables de rendre compte de la différence entre lyrisme et drame, ou des procédés propres à l'épopée. Il s'agit encore de descriptions post rem, à partir de textes jugés exemplaires (l'Énéide pour l'épopée), sans réflexion abstraite ni théorique.

En général, après une hiérarchie explicite des grands genres (narratif et dramatique), la classification se perd dans une « poussière de petites formes » (Genette). Suivant Peletier, l'« Œuvre Heroïque est celui qui donne le pris, et le vrei titre de Poëte », et le poème dramatique « aportera honneur a la langue Françoese », puis un chapitre réunit l'épître et l'élégie (distinguées par le mètre seul), et aussi la satire (définie elle par son contenu) : « la Satire est comme le fiel de l'Histoire » (Mathieu-Castellani, p. 21-22).

Trois traits principaux caractérisent les Arts poétiques de la Renaissance :

1.      Un recul théorique, une abstraction moindre. Les traits sont normatifs plus que descriptifs ; ce sont des préceptes et règles didactiques ;

2.      Une subdivision en espèces, sans distinguer grandes et petites unités ;

3.      Un privilège pour les genres de style par opposition aux genres d'écrire. C'est la classification de l'elocutio qui est la plus élaborée. Le problème essentiel est celui des styles et de leur rapport au sujet (la convenance toujours). Ronsard est soucieux de definir le « beau stille bas ». D'Aubigné caractérise les livres des Tragiques par des styles : « bas et tragique » pour Misères ; « moyen mais satyrique » pour Princes ; puis « tragicque moyen » et « tragicque eslevé ». Les genres d'écrire sont négligés, et, dans les différents genres, les modalités.

La théorie des genres de la Renaissance est donc peu formalisée ; elle se veut empirique, mais elle est souvent démentie par la pratique. Certains sont sensibles à ce décalage, comme le Quintil Horatian qui oppose à Du Bellay : « ce que tu dis n'est pas ce que tu fais ». Il s'agit plus d'un discours dogmatique sur la poésie que de l'analyse des caractères structuraux des textes.

Il y a cependant des exceptions, comme Castelvetro, dont la Poetica d'Aristotele vulgarizzata e sposta (1570), propose une combinatoire analytique des genres permettant leur calcul sur la base des objets (3), des moyens (5), et des modes (3). Castelvetro aboutit ainsi à 95 genres, ou possibilités abstraites de genres : « De ce nombre, dit-il, je doute fort, car il ne me paraît pas vrai que chaque espèce de mode passe par chaque espèce de moyen, tout ainsi qu'elle passe par chaque espèce de matière » (François Lecercle, La Notion de genre à la Renaissance, p. 84). Ainsi est bien posé, mais c'est rare, le problème du rapport entre classification abstraite et genres empiriques, dans une grille qui anticipe de manière frappante l'architexte de Gérard Genette en insistant sur les cases vides que réserve la classification.

            Mais l'énumération empirique domine le plus souvent, en suivant la métrique pour les petits genres. Ce sera encore le cas dans L'Art poétique de Boileau (1674), où le chant II donne lieu à une énumération des « genres secondaires » (églogue, élégie, ode, sonnet, épigramme, rondeau, madrigal, satire et vaudeville), et le chant III est consacré aux « grands genres », suivant la hiérarchie aristotélicienne (tragédie, épopée, comédie). Comme chez Quintilien, mais après la canonisation des genres aristotéliciens, il n'y a pas d'homogénéité. Les genres ne sont rien que des abréviations de classes de textes (Schaeffer, p. 29).

La convenance réciproque est encore au principe de tout. Dans l'épopée suivant Boileau :

Soyez vif et pressé dans vos narrations ;

Soyez riche et pompeux dans vos descriptions.

C'est là qu'il faut des vers étaler l'élégance ;

N'y présentez jamais de basse circonstance (v. 257-260).

2. Rhétorique et littérature à l'âge classique

L'analogie entre les genres oratoires (judiciaire, délibératif, démonstratif) et les genres littéraires (épique, dramatique, lyrique) est devenue fondamentale à l'âge classique. « Ces trois genres enferment et comprennent tout ce qui se passe parmi les hommes dans le commerce de la vie civile, et ce qui regarde leur bonheur dans cette vie et dans l'autre » (Le Gras, cité par Kibédi Varga, Rhétorique et littérature, p. 24).

L'opposition du Faire et du Savoir (actio vs scientia), ou d'un discours visant à décider la public à agir et d'un discours visant à lui communiquer une connaissance, est première. Puis le Faire se divise à son tour suivant que le discours vise à faire quelque chose qui intéresse l'orateur ou qui intéresse l'auditeur. Cela donne la vieille tripartition du démonstratif (savoir) d'un côté, du judiciaire et du délibératif de l'autre (faire visant l'émetteur vs le récepteur, le passé vs le futur). Les genres rhétoriques sont ainsi distingués d'après le temps : passé pour le judiciaire, futur pour le délibératif, et donc présent (mais bien artificiellement) pour le démonstratif assimilé au panégyrique. S'il distingue les genres d'après les temps, René Bary note que le démonstratif est en général rattaché au présent, mais soutient qu'il regarde en fait les trois temps.

 

Judiciaire

Délibératif

Démonstratif

Structure de la matière

Actio intéressant l'orateur

Actio intéressant l'auditeur

Scientia

Temps de la matière

Passé

Futur

Présent

Intention de l'orateur

Accuser ou défendre

Persuader ou dissuader

Louer ou blâmer

But de l'orateur

Équité

Utilité

Honnêteté

Passions suscitées

Sévérité ou douceur

Crainte ou espérance

Plaisir

Des analogies sont ensuite perçues entre les traits distinctifs des trois genres rhétoriques et des trois genres littéraires. Le démonstratif paraît le plus proche de la poésie, et les théoriciens allemands des genres utiliseront en effet au XIXe siècle des catégories temporelles voisines pour caractériser la triade romantique. Les trois temps sont ainsi attribués aux trois genres (passé, futur, présent), non sans hésitations : le dramatique est rattaché au présent mais aussi au futur (la délibération), l'épique au présent mais aussi au passé, et le lyrique reste incertain (il est proche du démonstratif,). Il n'y a pas de corrélation précise entre genre rhétoriques et genres poétiques, mais le lyrique et l'épique sont plus voisins du démonstratif (louer ou blâmer), et le dramatique est plus proche des deux autres genres rhétoriques (accuser ou défendre, persuader ou dissuader). Le but de la poésie est en effet de plaire (et instruire). Le théâtre présente une action intéressant le spectateur, soumise à son jugement.

Le mélange des genres rhétoriques est aussi nécessaire (au nom de la varietas), mais une oeuvre appartient en pratique à un genre : le sermon appartient au délibératif, la tragédie au dramatique. Dans les trois genres, des formes sont elles-mêmes désignées comme genres : le genre dramatique comprend les genres tragédie et comédie.

La littérature classique est en situation : la plupart des poèmes amoureux célèbrent une dame ; les drames ont des spectateurs à persuader.

3. Vers la triade

            Les systèmes (poétique et rhétorique) adaptés de l'antiquité sont visiblement inadéquats, mais, chez les théoriciens, la difficulté est grande de proposer de nouveaux systèmes. Suivant Rapin, « La Poétique générale peut être distinguée en trois espèces de poème parfait, en l'épopée, la tragédie, la comédie, et ces trois espèces peuvent se réduire à deux seulement, dont l'une consiste dans la représentation, l'autre dans la narration » (Réflexions sur la poétique, 1709). Tant pis si la réalité à décrire ne correspond plus à ces divisions.

Suivant Furetière (que Trévoux recopiera un siècle plus tard), le poème est ainsi défini : « Ouvrage, composition en vers avec des pieds, rimes et cadences nombreuses. Les vrais poèmes sont les épiques et les dramatiques, les poèmes héroïques, qui décrivent une ou plusieurs actions d'un héros. Les vers lyriques [...] ne méritent le nom de poème que fort abusivement. » Comme chez Horace, ici recopié, la poésie lyrique ne se rattache à la poésie que par la forme versifiée, tandis que la domination du poème épique est affirmée comme essence du genre (et pourtant « Les Français n'ont pas la tête épique »). Poème, suivant le Dictionnaire de l'Académie de 1694 : « Toute sorte d'ouvrage en vers [...]. Se dit absolument et particulièrement du Poème épique. »

Mais la poésie lyrique est promue de plus en plus comme troisième terme, par goût de la symétrie suivant Genette, auprès des poésies dramatique et épique et afin de fédérer tous les poèmes non mimétiques. Genette cite de nombreux exemples de cette triade émergente : Minturno, 1559 ; Cervantes ; Milton, 1644 ; Dryden, 1668 ; Houdar de La Motte, 1716 ; Baumgarten, 1735 (Théorie des genres, p. 112). Ces auteurs ne justifient pas la triade en théorie, mais c'est le cas chez Cascales, 1617 et 1634 : la poésie lyrique, dit cet auteur, a pour fable (mythos) non une action mais une pensée. Ce qui n'est pas sans soulever de difficultés puisque pour Aristote la fable était l'assemblage des actions.

            Au XVIIIe siècle, l'abbé Charles Batteux (1713-1780), dans Les Beaux-Arts réduits à un même principe, 1746, et Principes de littérature, 1754, réédités jusqu'en 1824, formule une esthétique générale réduisant tous les arts à l'imitation de la nature. Pas même la danse n'y échappe. Batteux maintient non seulement que l'imitation est le principe de toute poésie, mais il étend même ce principe à la poésie lyrique. Il écrit au chapitre xiii, « Sur la poésie lyrique », qu'« elle paraît se prêter moins que les autres espèces au principe général qui ramène tout à l'imitation ». Les psaumes de David, les odes de Pindare et d'Horace ne sont que « feu, sentiment, ivresse, chant, cri du coeur ». Le poète, semble-t-il, exprime des sentiments et n'imite rien. « Ainsi deux choses sont vraies : que les poésies lyriques sont de vrais poèmes ; que ces poésies n'ont point le caractère de l'imitation. » Batteux se trouve donc acculé à une impasse.

Mais la pure expression, ajoute-t-il, ne se trouve que dans les cantiques sacrés, dictés par Dieu, lequel n'a pas besoin d'imiter, lequel crée. Chez l'homme, au-delà du cri, vient l'art pour prolonger des sentiments qui ressemblent à l'enthousiasme initial. Le débat porte donc sur la nature de l'imitation : est-elle un impetus comme tel intermittent, ou est-elle continue ? Suivant Batteux, les sentiments exprimés dans la poésie lyrique sont partiellement feints au-delà d'un impetus original (conçu sur le modèle de l'inspiration). On peut exprimer des sentiments fictifs : par exemple, dans l'épopée et le drame, quand l'action s'arrête, les monologues sont des morceaux lyriques. Le sentiment est imité dans un drame. Alors pourquoi pas dans une ode ? La poésie lyrique est donc elle aussi imitation, suivant Batteux, car elle imite des sentiments : « dans la poésie épique et dramatique, on imite les actions et les moeurs ; dans le lyrique, on chante les sentiments ou les passions imitées ». L'inflexion est fondamentale : « On est passé d'une possibilité d'expression fictive à une fictivité fondamentale » (Genette, Théorie des genres, p. 115).

Et de l'imitation d'actions (Aristote) à l'imitation tout court. Aristote est donc  nettement trahi, mais Batteux veut encore montrer qu'il lui est fidèle : « Que cette doctrine est conforme à celle d'Aristote. » Il lit dans une remarque stylistique marginale de La Poétique la possibilité de distinguer le dithyrambe, l'épopée et le drame, donc de retrouver chez Aristote la tripartition de Platon, puis de faire du dithyrambe un exemple du lyrique. Aristote aurait déjà distingué trois genres ou couleurs (Horace) fondamentales : le dithyrambe ou lyrique, l'épopée ou poésie de récit, le drame ou tragédie et comédie (Genette, p. 94). Batteux cite ici Aristote : « Les mots composés de plusieurs mots conviennent plus spécialement aux dithyrambes, les mots inusités aux vers heroïques (épopée), les métaphores aux iambes (drame) » (1459 a). Il s'agissait d'une remarque sur la convenance entre styles et genres, et elle portait en fait sur les vers héroïques et les vers iambiques. Et l'identification entre le dithyrambe et la poésie lyrique est évidemment fallacieuse.

La distorsion est donc flagrante par rapport à La Poétique, mais elle n'en est pas moins justifiée du point de vue modal, ou de l'énonciation (le genre est identifié au mode, bien que ce ne soit pas expressément le point de vue de Batteux) : dans le lyrique, le poète est le seul sujet d'énonciation (mais le discours n'est pas narratif). La tripartition de Batteux correspond donc au point de vue de l'énonciation : 1. l'énonciation est réservée au poète ; 2. l'énonciation est alternée ; 3. l'énonciation est réservée aux personnages. Dans la première situation d'énonciation, on garde le critère de la pureté, mais on a substitué l'énonciation purement expressive à l'énonciation purement narrative (ce qui est infidèle à la lettre, mais non pas à l'esprit peut-être). La case était en tout état de cause disponible, puisqu'il n'y avait en tout cas pas de narratif pur à y mettre, déjà chez Platon ; elle était disponible pour accueillir l'expression, sincère ou non, d'idées ou de sentiments. D'où l'équivalence entre modes et genres : 1. Lyrique ; 2. Épique ; 3. Dramatique. Il s'agit bien d'une définition nouvelle, modale, des genres.

Il y aura ensuite un débat entre Batteux et Johann Adolf Schlegel (le père) sur l'universalité du principe d'imitation : « le poète chante ses sentiments réels, plutôt que des sentiments imités », objectera Schlegel ; la poésie lyrique n'est donc pas imitative. Pour Batteux, il suffit que les sentiments exprimés puissent être feints pour que le lyrique se ramène au principe d'imitation ; pour Schlegel en revanche, il suffit que ces sentiments puissent être authentiques pour que le lyrique échappe au principe d'imitation.

            Ainsi, chez Batteux, la « fiction » est liée à poésie: « la poésie ne vit que de fiction » (Combe, Poésie et récit, p. 65). Et cette définition de la poésie par la fiction l'emportera. Fiction : « la même chose que peindre, ou fingere [...], le mot de fiction ne doit signifier que l'imitation artificielle des caractères, des moeurs, des actions, des discours, etc. Tellement que feindre sera la même chose que représenter, ou plutôt contrefaire. » Ainsi dans le Dictionnaire de Richelet (1694) : «  Fiction: action ingénieuse de l'esprit qui imagine une chose qui n'est pas. La fiction doit être ingénieuse et vraisemblable. Elle est l'âme de la poésie. » Et dans le Dictionnaire de Trévoux (1771) : « La fable est l'âme de la poésie : c'est une fiction qui se sert de personnes agissantes pour conduire une intrigue, qui enveloppe l'action. » La poésie lyrique une fois ramenée à la fiction comme principe de la poésie, on est prêt pour l'émergence de la triade romantique mettant le lyrique sur le même pied que l'épique et le dramatique.


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