Cours de M. Antoine Compagnon

Huitième leçon : Le système aujourd'hui


Après les systèmes des genres compliqués du Moyen Âge, de l'âge classique et du romantisme, le système moderne des genres apparaît très simplifié et rudimentaire. Depuis les environs du milieu du XIXe siècle, il se réduit en effet et de plus en plus à trois grandes cases fourre-tout : la poésie, le récit et le théâtre. Comment et pourquoi en est-on arrivé là à cette schématisation ? En partie sans doute parce que la polarité de la poésie et du récit est devenue déterminante dans l'histoire de la poésie depuis Baudelaire, parce que la poésie s'est de plus en plus opposée au récit, a exclu le récit (voir Dominique Combe, Poésie et récit : une rhétorique des genres, Corti, 1989).

Ce nouveau système simplifié des genres (poésie, récit, théâtre) est en vérité hétérogène, et la polarité sur laquelle il se fonde (poésie vs récit) est elle aussi dséquilibrée. D'une part, la polarité de la poésie et de la prose est une opposition linguistique pertinente et un critère poétique valide, non celle de la poésie et du récit. L'opposition de la prose et de la poésie revient à séparer deux espèces dans le discours littéraire par opposition au discours ordinaire :

Discours ordinaire   Discours littéraire

Prose                Poésie

La poésie est un code littéraire secondaire ; le récit est une composante du code de la langue (comme la description, le dialogue ou le commentaire). Le code poétique n'était pas un genre chez Aristote (mimèsis), mais il était équivalent à la littérature au sens moderne. Un genre est une forme historique, institutionnelle : les poésies épique, dramatique, lyrique sont des genres. L'ode, l'hymne, l'élégie sont des sous-genres de la poésie lyrique. Récit et poésie sont néanmoins pensés à l'époque moderne comme des genres, au prix d'une double assimilation.

D'autre part, la poésie a traditionnellement inclus le récit. Le récit n'est pas non plus un genre ; il n'est pas une forme historique, mais un universel linguistique, quoique non défini par un code (mais comme un mode ou type).

Récit et poésie sont toutefois assimilés à des formes homogènes. Sous l'opposition de la poésie et du récit, la justifiant, il y a de fait le partage sous-jacent entre le roman, comme archétype du récit, et la poésie lyrique, comme archétype de la poésie pure. Roman et poésie lyrique, eux, sont bien des genres : c'est cette opposition légitime qui est devenue dominante au XIXe siècle.

Le récit est donc désormais perçu comme le trait essentiel du genre roman (par opposition à la description, au dialogue, au commentaire, et même si le récit n'est pas forcément romanesque et existe aussi dans les Mémoires ou l'histoire).

Et le lyrique est perçu comme le trait essentiel de la poésie, par opposition à la tradition classique : le sous-genre lyrique devient ainsi un genre à part entière et même un code.

La poésie pure

L'exclusion du narratif hors de la poésie s'est amplifiée depuis le milieu du XIXe siècle : de Baudelaire à Mallarmé et Valéry, puis à Breton (voir Monsieur Teste ou Nadja et leur procès du roman ; voir le débat sur la poésie pure autour de l'abbé Bremond ; voir l'idéal gidien du roman pur). Auparavant, la poésie contenait indiscutablement le récit.

Le système classique reposait sur la triade de l'épique, du dramatique et du lyrique, au XVIIe et au XVIIIe siècle. Cette triade, quoique déviante, avait été héritée de la tradition gréco-latine (par un désir de symétrie, suivant Genette). Elle était justifiée par exemple sous le chapeau de la « fiction » (étendue par Batteux, comme on l'a vu, au lyrique).

Chez les modernes, la mimèsis reste la référence, mais l'attitude (la valeur) a changé : au lieu d'être louée, la mimèsis est blâmée en poésie. À l'aristotélisme des classiques, succède ainsi le platonisme des modernes.

La fable était le contenu narratif des fictions de 1690 à 1828, chez les classiques et encore chez les romantiques (voir Combe, p. 67). Elle était commune aux genres épique et dramatique, et parfois au roman, situé hors de la poésie. La fable, ou la fiction narrative, était essentielle à la poésie : cela impliquait que celle-ci se limitait à l'épopée, d'une part, à la tragédie et à la comédie, de l'autre. Il n'était pas question de la poésie lyrique, malgré son introduction par Batteux comme troisième terme symétrique, déjà clé de voûte du système.

La poésie lyrique ne raconte pas : elle était admise comme imitation chez Batteux, mais pas comme fable. Fiction et fable peuvent caractériser le théâtre et le roman. Pour les classiques, l'épopée et le théâtre sont donc compris dans la poésie, et la narrativité y est un facteur d'inclusion.

Après un retournement, pour les modernes la poésie lyrique représente la poéticité suprême par son exclusion de la narration, alors que pour les classiques, elle était suspecte parce qu'elle échappait au récit, à la mimèsis.

On assiste donc à la revanche moderne du lyrique, qui trouve une place, et la première, au sein de la poésie, et supplante les genres épique et dramatique, désormais exclus de la poésie. Le narratif, critère classique de la poéticité, est devenu critère moderne de prosaïsme.

Le statut particulier (spécifique) de la poésie lyrique sert, soit à identifier la poésie à l'épopée et au drame, chez les classiques, soit à opposer la poésie à l'épopée et au drame, chez les modernes.

Le renversement moderne est aussi réducteur que l'opposition classique était réductrice : pour avoir défini la poésie par le critère de la mimèsis, donc de la fiction narrative, le classicisme a préparé la réaction moderne excluant la représentation et le récit de la poésie. L'excès du lyrisme était inscrit en creux, en négatif, dans la théorie classique.

Il y a donc eu un renversement moderne (non un déplacement) des valeurs classiques. L'assimilation de la mimèsis et du mythos se perpétue depuis Aristote, (malgré les tentatives de Batteux). Après 1870, la mise en question de la domination du récit dans la poésie est une mise en question de la mimèsis.

La poétique est donc toujours structurée suivant la vieille triade, mais la notion de poésie vraie, incarnée aux XVIIe et au XVIIIe siècle par l'épique et le dramatique, au détriment du lyrique, est incarnée depuis la fin du XIXe siècle par le seul lyrique, à l'exclusion de l'épique et du narratif.

Le partage parallèle de la prose et du vers

Dans le système classique, la triade était subsumée sous la catégorie de « Poésie », comme versification (cf. cette double définition depuis Aristote). Les genres en prose (le roman) étaient situés hors du système.

Mais les genres en prose se développent au XVIIIe siècle, tandis que l'épopée décline. Et la prose progresse aussi au théâtre. Le mot « littérature » apparaît au XIXe siècle au-dessus de la « poésie », comme une catégorie plus large.

Deux partages se redistribuent donc simultanément et parallèlement : la division de la prose et de la poésie, et la triade. Jusqu'au XVIIIe siècle, la triade s'appliquait uniquement à la poésie (au vers) ; la triade se disperse désormais des deux côtés de la division de la prose et du vers. S'opposent désormais la prose narrative ou dramatique, et la poésie lyrique. Le récit se cantonne désormais à la prose, et la poésie au lyrique, conçu comme antithétique du narratif. On aboutit ainsi au tableau suivant :

XVIIe-XVIIIe siècles

Prose

Poésie

epique   dramatique   (lyrique)

XIXe-XXe siècles

Prose

narratif     dramatique

Poésie

lyrique

La nouvelle tripartition moderne mélange les genres premiers et seconds :

Roman                Poésie                Théâtre

Elle est calquée sur la triade romantique, et c'est une classification courante rendant compte de l'état présent de la distribution de la littérature. Lukacs estimait ainsi que l'épopée avait été transposée dans le roman à l'époque moderne. Et le théâtre est identique au mode représentatif. Quant à la poésie, une fois la distinction du vers et de la prose abolie, elle se définit par son mode de représentation et par son contenu thématique. L'état présent du système des genres reste donc dépendant des catégories classiques, mais les valeurs ont été renversées.

Ainsi les catégories aristotéliciennes, fussent-elles retournées, sont restées longtemps présentes dans la réflexion moderne sur les genres, comme en témoigne Joyce dans Dedalus, où il fait tenir à son héros Stephen un long discours inspiré de la théorie romantique des genres : « L'art se divise nécessairement en trois formes progressives. Ce sont : la forme lyrique, où l'artiste présente son image en rapport immédiat avec lui-même ; la forme épique, où il présente son image en rapport intermédiaire entre lui-même et les autres ; la forme dramatique, où il présente son image en rapport immédiat avec les autres » (« Folio », p. 311). On reconnaît l'emprise du romantisme sur Stephen, mais son ami Lynch se moque de sa « scolastique » et ridiculise sa foi esthétique : « À quoi rime ton laïus sur la beauté et l'imagination dans cette île de malheur, abandonnée de Dieu ? » (p. 313). Façon de bafouer la canon et son inadéquation à la réalité moderne de l'Irlande, du monde.


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