Cours de M. Antoine Compagnon

Septième leçon : Esthétique des genres : la triade romantique


Le système classique des genres faisait des modes de l'énonciation des archétypes génériques et des universaux poétiques. Il se situait hors de l'histoire, dans une typologie abstraite et essentialiste. Avec le romantisme, on passe à des conceptions évolutionnistes et historiques des genres. Jusque-là le genre n'était pas une notion explicative, mais un critère de jugement. Les modèles génériques constituaient des valeurs. Autour des années 1770-1780, à Iéna et dans le milieu de l'Athenäum, la rhétorique classique cède le terrain de l'analyse générique à l'esthétique, comme science du Beau et de sa relativité. Pour les romantiques, il ne s'agit plus d'offrir des modèles ni d'établir des règles, mais d'expliquer la genèse et l'évolution de la littérature. Les genres deviennent des principes de causalité inhérents à la littérature ; ils ont une nature interne. La problématique est donc tournée vers le passé, mais elle est aussi finaliste, visant à justifier le présent, au premier chef la littérature romantique. Les classifications génériques sont confrontées à l'histoire : l'esthétique romantique est aussi une philosophie de l'histoire.

Les frères Schlegel (les fils du traducteur de Batteux) historicisent ainsi la notion de genre, par l'opposition du classique et du romantique. Les genres ne sont pas naturels ni intemporels, mais à situer dans un lieu et un temps. Dans une note de 1797, Friedrich Schlegel postule la succession de la forme lyrique comme subjective, de la forme dramatique comme objective, et de la forme épique comme subjective-objective. Par rapport aux trois modes de Platon, le critère est déplacé ; il est vu diachroniquement et axiologiquement. Il devient psychologique et ontologique. La forme mixte (épique) est jugée postérieure et supérieure, car synthétique.

Mais Schlegel hésite avec autre ordre concurrent : celui de l'épopée objective, du lyrisme subjectif, et du drame objectif-subjectif. Dans les « Époques de la poésie » de son Entretien sur la poésie, Schlegel définit la poésie épique comme première historiquement, suivie de la poésie lyrique (iambique), puis de la tragédie. Il songe cette fois à l'évolution de la poésie grecque culminant dans la tragédie. Auparavant, il avait à l'esprit toute la poésie occidentale, culminant dans l'épique sous l'espèce du roman romantique. Les deux généalogies sont donc concurrentes :

Occident

Lyrique

Subjectif

Dramatique

Objectif

Épique

Subjectif-objectif

Grèce

Épique

Objectif

Lyrique

Subjectif

Dramatique

Objectif-subjectif

Le lyrique est évidemment toujours subjectif, mais on ne sait pas bien lequel du dramatique ou de l'épique est le plus objectif et lequel est le plus synthétique.

La question de l'historicité se résume à celle de l'ordre des termes de la vieille triade rhétorique, déduit de la distinction (psychologique, métaphysique) de l'objectif et du subjectif, tandis que l'hésitation porte sur la supériorité du drame (grec) ou de l'épopée (romantique) comme synthèse, le lyrique étant évidemment le genre subjectif.

Une philosophie de l'histoire est au fond de ces triades (Schelling et Hegel). Les genres sont soumis au devenir, mais il sont fondés sur des formes intemporelles (psychologiques, ontologiques). La théorie intemporelle des modes rhétoriques contribue à l'historicité des genres esthétiques :

« Il existe une forme épique, une forme lyrique, une forme dramatique, sans l'esprit des anciens genres poétiques qui ont porté ces noms, mais séparées entre elles par une différence déterminée et éternelle. En tant que forme l'épique l'emporte manifestement. Elle est subjective-objective. La forme lyrique est seulement subjective, la forme dramatique seulement objective (cité par Szondi, p. 135). »

Comme catégories abstraites, les trois formes échappent aux genres historiques.

Hölderlin méditera lui aussi sur les genres autour de 1798-1800, et visera un système théorique, non une classification empirique. Le partage des trois genres (épique, tragique, lyrique) est cette fois rattaché aux héros d'Homère : le héros « naturel » ou « naïf » est en harmonie avec le monde, l'homme « héroïque » s'oppose au monde, et le héros « idéal », synthétique, embrasse le Tout vs le détail. Une psychologie est élevée en métaphysique à partir de trois tons fondamentaux : naïf, héroïque et idéal, composantes des genres historiques. Hölderlin ajoute une distinction entre le ton fondamental et l'exposition artistique, qui peuvent se contredire. Cette dialectique du contenu et de l'expression aboutit à une nouvelle roue des genres :

 

Apparence

Signification

Lyrique

Idéal

Naïf

Épique

Naïf

Héroïque

Tragique

Héroïque

Idéal

La gradation mène à présent vers le dramatique suivant l'ordre : lyrique, épique, dramatique. Mais le lyrique est vu comme exposition épique et passion tragique. Il s'agit d'une chaîne sans fin de dépassements réciproques, chaque genre étant l'achèvement du précédent. Les tons alternent ; l'un domine successivement. Mais la gradation se stabilise et le drame devient la forme mixte, synthétique, supérieure.

Pour August Schlegel, l'ordre générique est « épique, lyrique, dramatique : thèse, antithèse, synthèse », suivant une succession désormais bien figée (même si Schelling renverse les deux premiers termes : subjectif, objectif).

Hegel, dans ses Leçons d'esthétique (1820-1829) a pour but de déterminer l'essence de l'art. C'est dans cette perspective qu'il décrit une hiérarchie des arts suivant le développement de l'Esprit dans l'Histoire : architecture et sculpture, peinture, musique, puis arts sine materia, c'est-à-dire poésie. Il procède à un exposé sur les différents arts, puis traite des divisions internes à chaque art ; c'est ici que prend place une théorie des genres.

La quatrième partie de son Esthétique porte sur la poésie et couronne l'édifice par un vrai système des genres qui reprend la classification d'August Schlegel. La détermination d'essence de la poésie équivaut à la détermination de ses trois moments génériques que sont l'épopée, le lyrisme et la poésie dramatique. L'épique correspond, suivant Hegel, à l'expression première de la conscience d'un peuple ; le lyrique advient lorsque le moi individuel se sépare du tout de la nation ; le dramatique « réunit les deux précédentes pour former une nouvelle totalité qui comporte un déroulement objectif et nous fait assister en même temps au jaillissement de l'intériorité individuelle ». Les trois moments ont leurs figures concrètes historiques dans l'art symbolique, l'art classique et l'art romantique. Le système est clos, car théorie et histoire se correspondent : essentialisme et historicisme se confirment l'un l'autre. Le chapitre iii porte sur les trois grands genres épique, lyrique et dramatique, tout en laissant de côté un problème : que faire des autres genres ?

Plusieurs critères concurrents apparaissent successivement dans la classification hégélienne, suivant Jean-Marie Schaeffer :

1. Les moments génériques sont des modalités d'énonciation. La poésie dramatique correspond au mode mimétique (« Le but du drame consiste à représenter des actions et conditions humaines et actuelles, en faisant parler les personnes agissantes ») ; l'épopée représente le pôle de la narration (des cosmogonies au roman) ; mais une difficulté se présente pour le classement modal de la poésie lyrique : sa définition comme expression d'un état d'âme n'est pas réductible à un mode. Le système est donc boiteux et un autre critère doit être introduit.

2. Hegel distingue alors les trois genres suivant la triade dialectique de l'objectif, du subjectif et de la synthèse. L'épique est voué à l'objectivité du monde, le lyrique est voué à la subjectivité du Moi, et la réconciliation a lieu dans dans le drame à la fois subjectif et objectif (cf. Iéna et Schelling).

« La poésie lyrique est à l'opposé de l'épique. Elle a pour contenu le subjectif, le monde intérieur, l'âme agitée par des sentiments et qui, au lieu d'agir, persiste dans son intériorité et ne peut par conséquent avoir pour forme et pour but que l'épanchement du sujet, son expression. »

La poésie dramatique, qui réunit les contraires, est donc « la phase la plus élevée de la poésie et de l'art » :

« Le troisième genre réunit les deux précédents, pour former une nouvelle totalité qui comporte un déroulement objectif et nous fait assister en même temps au jaillissement des événements de l'intériorité individuelle, si bien que l'objectif se présente comme inséparable du sujet, tandis que le subjectif, par sa réalisation extérieure et par la manière dont il est perçu, fait apparaître les passions qui l'animent comme étant un effet direct de ce que le sujet est et fait. »

Ces distinctions restent pourtant peu satisfaisantes : le lyrique est subjectif comme expression d'états d'âme, donc en vertu de son contenu ; l'épique est objectif comme représentation du monde extérieur, donc par son contenu, mais aussi parce que l'attitude du narrateur est de non-implication par opposition au drame : l'opposition épique vs lyrique n'est donc pas polaire, du genre participation vs distance. Le drame est objectif-subjectif par son objet : il représente à la fois des événements et des intériorités. On pourrait dire la même chose de l'épique si Hegel introduisait le critère de l'attitude du narrateur.

3. L'épique représente un conflit exogène ; le dramatique un conflit endogène. Ce critère s'effondre toutefois dès qu'on sort de la narration homérique : le roman, avatar de l'épique, est affaire de famille, endogène et exogène.

Quelques-unes des comparaisons de Hegel sont déconcertantes : le rôle du destin serait par exemple plus puissant dans l'épopée que dans la tragédie, car le personnage y forge sa propre destinée.

Hegel s'intéresse ensuite à la détermination de la nature interne de chaque genre, c'est-à-dire à son contenu idéel. L'Epos correspond à une vision du monde totale, suivant une définition liée à l'épopée homérique (à l'Iliade surtout). Pour le drame, la théorie est pareillement inspirée de modèles canoniques, mais il y en a trois cette fois en concurrence : la tragédie grecque, le drame de Shakespeare, et la comédie d'Aristophane. Pour la poésie lyrique, il faut ensuite se contenter d'une énumération : il n'y a pas d'idéal historique du paradigme lyrique. La forme est instable en raison de son objet.

La notion hégélienne de genre est à la fois théorique (métaphysique) et historique. Le progrès dialectique d'un genre à l'autre est lié à l'histoire des genres : Hegel combine la poétique d'Aristote et le mouvement de l'histoire, la synchronie et la diachronie. La typologie hégélienne est aussi une histoire des genres sensible au « drame » contemporain défendu par les romantiques contre les classiques : Goethe, Schiller et Shakespeare. Et elle parle du roman comme de l'avatar moderne de l'épopée, ou l'« épopée bourgeosie moderne ». Hegel conjugue donc la fidélité à la classification classique avec la volonté d'intégrer son temps. La prose n'a pourtant pas droit de cité dans le système, alors qu'elle est de plus en plus présente dans la littérature.

Le romantisme fonde philosophiquement (par l'opposition ontologique du subjectif et de l'objectif) la triade classique. Il maintient par conséquent la triade rhétorique, mais la justifie par une esthétique historique. Il recherche la synthèse et le dépassement dans un genre enveloppant, suivant une ambition contradictoire avec son projet de classification historique. Le thème du mélange des genres est omniprésent, englobant genres historiques, modes, vers et prose, styles. « Embrasser tout ce qui est poétique » serait le but ultime (L'Absolu littéraire, p. 112). Le romantique est donc la catégorie absolue. Le thème de la synthèse, de la correspondance des arts restera présent durant tout le siècle, jusqu'à Wagner, au wagnérisme et au symbolisme.

Le drame est donc en général considéré comme la forme synthétique supérieure, mais le roman est aussi parfois jugé synthétique, et moderne par excellence.

Chez Hegel, la distonction des formes essentielles par opposition aux genres bâtards donne des schémas historico-systématiques ainsi résumés (Schaeffer, p. 43) :

Poésie épique

Symbolique

Épigrammes, gnomes, etc.

 

Classique

Proprement dite

 

Romantique

Idylle, roman

 

Orientale

Ramajana

Classique

Iliade

Romantique

Germanique : Edda ;

Chrétienne : Dante ;

Chevaleresque.

 

Poésie dramatique

Tragédie

Comédie

Drame

Antique vs moderne

Antique vs moderne

Antique vs moderne

L'épique, le lyrique et le dramatique se suivent comme trois moments historiques différents. L'épique est donc originaire, et le dramatique est vu comme aboutissement. Et le lyrique existe partout. Cette évolution concerne uniquement la poésie grecque, tandis que le développement global de la poésie suit la triade du symbolique, du classique et du romantique.

Après Hegel, c'est plutôt la triade de Schelling qui s'imposera : lyrique, épique, dramatique, suivant une diachronie de type anthropologique. Chez Hugo par exemple : le lyrique est l'expression des temps primitifs ; l'épique (incluant la tragédie), celle des temps antiques ; le dramatique, celle des temps modernes, ou chrétiens, marqués par la déchirure de l'âme et du corps. Il reste chez une progression, mais il n'y a plus de dialectique.

Chez Nietzsche, dans La Naissance de la tragédie (1871), l'opposition de l'apollinien (mesure, harmonie, conscience) et du dionysiaque (ivresse et délire), reprend celle du naïf et du sentimental, identifiés depuis Goethe et Schiller au classique et au romantique, comme deux tendances universelles. Homère et Archiloque, ou l'épique et le lyrique, représentent les deux pôles, tandis que la tragédie figure leur union parfaite. La tragédie est au sommet, elle est le genre poétique par excellence. La triade aristotélicienne reste donc sous-jacente ; toutefois, les trois catégories ne sont plus génériques, mais esthétiques.

Ainsi, tout au long du XIXe siècle, les termes de la triade héritée d'Aristote ont été constamment redistribués en fonction de présupposés ontologiques. Genette juge mécanique cette construction factice d'un système, et s'en moque, notamment à propos des rapports supposés entre genres et temps passé, présent et futur (p. 126-127).

Goethe, dans « Uber epische und dramatische Dichtung » (avec Schiller), liait épique et passé, et dramatique et présent. Mais toutes sortes d'équations ont été posées, avec quand même deux dominantes: épique et passé, lyrique et présent, le dramatique restant plus difficile à accoupler avec une temporalité. Et ces assimilations ne sont pas sans rappeler celles de la rhétorique classique.

On peut aussi observer que tous ces classements sont toujours ad hoc ou pro domo, c'est-à-dire destinés à justifier le dépassement qu'ils proposent. L'aspiration à l'unité et à la synthèse les animent : correspondance des arts, wagnérisme, Symbolisme, Livre mallarméen, Texte et poème en prose seront les idéaux successifs d'un système des genres destinés à dépasser les genres.


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