Cours de M. Antoine Compagnon

Onzième leçon : Genre et réception


1. Genre heuristique et genre intrinsèque

Du point de vue de la réception, les notions de genre et de cercle herméneutique sont donc apparentées. Le genre, comme attente, horizon, est de l'ordre de la précompréhension herméneutique : la circularité du genre et des traits est analogue à celle du tout et des parties. Il reste qu'on peut concevoir la fonction herméneutique du genre de deux manières. Soit le genre est un outil heuristique, et l'interprétation rejoint, par le cercle herméneutique, un sens qui, lui, est toujours particulier ; soit le genre est constitutif du sens, et l'interprétation va  vers un sens qui dépend du genre. Autrement dit, le genre est-il ou non transitoire dans l'interprétation littéraire? Survit-il ou non à l'interprétation littéraire ? D'une certaine manière, cette alternative renvoie à deux conceptions du cercle herméneutique, deux phases de son histoire. Pour Schleiermacher et Dilthey, le cercle herménetique était méthodique, destiné à être dépassé une fois le sens compris ; pour Husserl et Heidegger, la circularité herméneutique est indépassable et constitutive de la compréhension.

Le genre a une valeur heuristique, cela veut dire qu'il sert à la découverte du sens. Il se situe alors du côté de l'interprétation, il permet de l'unifier. C'est une hypothèse sur le tout (sur le sens d'ensemble du texte) qui est confrontée aux parties, aux traits du texte. Mais, comme instrument heuristique, est-il à jeter une fois qu'il a servi ? Le genre est-il une notion transitoire ? Ou bien survit-il au sens toujours particulier auquel aboutit la compréhension ? Alors il n'est pas seulement un outil à jeter une fois que la compréhension est acquise et la compréhension est elle-même dépendante du genre, elle est liée au genre (elle est genre-bound), lequel est constitutif du sens.

La conception générique, peut-on sans doute avancer, sert à la fois une fonction heuristique et une fonction constitutive : par exemple, c'est ce que repère la distinction entre la tragédie (heuristique) et le tragique (constitutif). Si la compréhension correcte a été atteinte, et si la compréhension est liée au genre, alors le sens lui-même doit être aussi lié au genre. Le genre est constitutif de l'énonciation aussi bien que de l'interprétation, de la production aussi bien que de la réception, et c'est pourquoi le concept de genre n'est pas arbitraire, ni par trop variable dans l'interprétation (il y a en gros accord sur les genres auxquels les textes appartiennent).

Si le sens est lié au genre, alors non seulement l'interprétation mais aussi l'énonciation (la parole, l'écriture) doit être régie par une idée du tout. C'est ce que Gombrich montrait à propos des types : les façons de voir sont soumises à des types ; on copie par making and matching (créer et contrôler), le contrôle venant après. On met des mots les uns derrière les autres avec ou sous une conception directrice du sens (même dans un cadavre exquis ; c'est d'ailleurs ce qui rend un cadavre exquis possible). Il existe une notion subsumante qui contrôle le déroulement temporel de l'énonciation, et cette notion, comme type, correspond à un système d'attentes pour pour l'interprète mais aussi pour le locuteur (l'auteur est de ce point de vue son premier lecteur).

Cette fonction du genre est connue depuis longtemps. Ainsi, saint Augustin analyse cette fonction du genre dans un passage des Confessions :

Je me prépare à chanter un chant que je connais. Avant que je commence, mon attente se tend vers l'ensemble de ce chant ; mais quand j'ai commencé, à mesure que les éléments prélevés de mon attente deviennent du passé, ma mémoire se tend vers eux à son tour ; et les forces vives de mon activité sont distendues, vers la mémoire à cause de ce que j'ai dit, et vers l'attente à cause de ce que je vais dire. Néanmoins mon attente est là, présente ; et c'est par elle que transite ce qui était futur pour devenir passé. Plus cette action avance, plus s'abrège l'attente et s'allonge la mémoire, jusqu'à ce que l'attente tout entière soit épuisée, quand l'action tout entière est finie et a passé dans la mémoire (XI, xxviii).

On se souvient des éléments que Ricoeur avait trouvés chez Augustin pour lancer sa réflexion sur Temps et récit.

Cependant, on doit demander si l'idée de contrôle du tout de l'énonciation qui est celle du locuteur est une conception générique ? Cette idée n'est-elle pas restreinte au sens particulier et unique de l'énoncé en question ? Ceci est impossible pour deux raisons. 1. L'idée de contrôle n'est pas explicite (elle est de l'ordre d'un savoir-faire, d'une compétence) ; les détails ne sont pas tous conscients. Par exemple, voyez comment on raconte une histoire (par exemple, drôle) de manière différente, alors que chaque performance est sous le contrôle de la même conception (générique) : un conte, dans ses variantes, est toujours différent et pourtant le même. 2. Même si le sens est inhabituel et toujours sous certains aspects unique, le locuteur sait qu'il doit prendre en compte la compréhension du destinataire. Il y a donc un transfert de système d'attentes : un dédoublement du locuteur, une compétence générique partagée. Les genres font partie d'une compétence spéciale, et le texte sans genre reste un mythe.

Ce transfert d'attentes suppose une familiarité avec les types de sens (les airs de famille) et l'expérience commune. Sans cela, l'interprète n'attendrait pas un type de sens. Les types de sens et les attentes de sens sur lesquels le locuteur s'appuie constituent donc la conception générique qui contrôle son énonciation. La compréhension suppose que l'interprète procède avec ou sous le même système d'attentes, la même conception générique partagée, constitutive du sens et de la compréhension : ainsi le genre n'est pas seulement heuristique, mais constitutif et même intrinsèque. Bien comprendre, c'est comprendre le genre intrinsèque auquel appartient un énoncé, le genre qui a régi sa production.

Résumons les arguments contre le genre intrinsèque. Y a-t-il vraiment un concept générique stable, constitutif du sens, entre l'idée heuristique vague que l'interprète se fait au départ (c'est une élégie, un sonnet), et le sens individuel, déterminé, auquel il parvient au bout du cercle (voir le débat entre Dilthey et Heidegger). Il semble d'abord que non : l'idée du tout que se fait l'interprète devient de plus en plus explicite jusqu'à ce que cette idée générique se fonde dans un sens particularisé et individuel. Le genre intrinsèque, partagé par le locuteur et l'interprète, n'est ni plus ni moins que le sens de l'énoncé comme tout (au bout de l'interprétation, le genre s'identifie avec l'individu), et il vaut donc mieux ne pas parler de genre.

Mais l'interprète ne peut pas renoncer à son idée générique, car ce serait renoncer à tout (les détails) ce qu'il a compris grâce à elle. Et il y a de fait moins de genres intrinsèques que de sens particuliers : il y a des familles de sens.

Le genre est donc lié au caractère essentiellement temporel de la parole et de l'interprétation, comme sens anticipé du tout. Il est donc nécessaire, indispensable de distinguer le genre intrinsèque du sens qu'il régit, et qu'il permet de produire et de comprendre. Ainsi, le début de La Divine Comédie installant une épopée chrétienne.

La seule façon de comprendre comment le début d'un énoncé, comme dans un feuilleton, fonctionne au sein d'un tout avant d'avoir achevé le tout de cet énoncé est par une conception générique assez étroite pour déterminer le sens du début (voir les lecteurs de Proust avant Le Temps retrouvé, qui, comme E.R. Curtius, avaient déjà compris : souvenirs ou thèse, Mémoires ou roman philosophique). Pensez à votre expérience de tout début de roman : de quel genre ou type relève ce livre ? Et à la nécessité fréquente de relire les trente ou cinquante premières pages une fois que le genre a été perçu, établi, confirmé. Le plaisir de la relecture est lui aussi lié à cette reconnaissance générique (anagnoresis). Un critique disait qu'Ulysse de Joyce est un livre fait pour être non pas lu, mais relu. On pourrait en dire autant de la Recherche, sans doute pas d'un roman policier (sauf Le Meurtre de Roger Ackroyd).

Cette conception générique étroite est encore assez large pour que les mots et séquences qui suivront puissent varier dans certaines limites sans altérer les sens déterminés des premiers mots et séquences (par exemple, la fin de la Recherche a changé tout en s'accommodant du même début qui avait été conçu pour une autre suite ; il y a dans la Recherche une réflexion de Proust sur le tout, Balzac, Wagner au début de La Prisonnière ; Proust y exprime nettement sa préférence pour les touts premédités).

Le genre intrinsèque est donc ce sentiment anticipé du tout par le moyen duquel un interprète peut comprendre correctement chaque partie dans sa détermination. Ce sentiment peut s'accommoder de suites relativement différentes, il n'est donc pas identique au sens particulier : il pouvait s'accommoder de l'absence d'Albertine ; le roman publié après 1918 n'est plus le roman prévu avant 1914, mais le début convient toujours, et la fin n'a pas changé ; Proust écrit à Rivière après Swann en 1913 : vous m'avez compris, c'est-à-dire le genre de livre, de roman que ce sera quand le lecteur sera arrivé au bout.

Autre exemple, Le Chevalier des Touches de Barbey d'Aurevilly : c'est un roman hétérogène : réaliste et balzacien; appartenant à la tradition de la société conteuse ; roman de chevalerie ; romance ; satire même. Le lecteur passe par ces diverses présuppositions génériques au fur et à mesure de sa progression.

Le genre intrinsèque est aussi nécessaire au locuteur qu'à l'interprète : avant la fin de l'énonciation, les sens des séquences sont déterminés par l'espèce de sens qu'il vont compléter dans des mots qui ne sont pas encore choisis (voyez Albertine dans le grand syntagme de la Recherche). Le locuteur anticipe l'espèce de choses qu'il dira, mais le sens particularisé dépendra du détail de la suite, dans le cadre du genre intrinsèque (relativement tolérant, compréhensif). Baudelaire, une fois quelques poèmes des Fleurs du mal condamnés, entend les compléter dans un autre tout du même genre. Les Fleurs du mal de 1861 constitueront de fait un autre sens générique dans le recueil.

2. Genre et contexte

« Comment savez-vous que cette phrase veut dire ceci plutôt que cela ? - À cause du contexte. » La situation qui consiste à redresser un contresens dans une classe est des plus ordinaires, et l'appel au contexte est la méthode habituelle pour résoudre de tels conflits d'interprétation : ce passage ne peut pas vouloir dire cela à cause du contexte. Le professeur a traditionnellement pour rôle de donner le contexte (on l'accuse aujourd'hui de garder des cartes dans sa manche, de les produire comme des arguments d'autorité ; la lecture méthodique entend limiter cet usage jugé abusif du contexte). Or le contexte est constitué de tout un ensemble de facteurs, depuis les mots voisins jusqu'au milieu historique dans son ensemble., en passant par les traditions et conventions sur lesquelles le locuteur s'appuie, ses usages linguistiques et culturels, etc. Le contexte désigne à la fois les faits qui accompagnent le sens du texte et les constructions qui font partie du sens du texte. Les mots voisins sont des faits, des données, mais leur sens est une construction que nous assimilons à une donnée, parce qu'elle nous semble moins problématique que la crux, le passage litigieux. La situation historique est une donnée, mais l'attitude du locuteur par rapport à l'énoncé est une construction. Par exemple, pensons à ce titre ancien de Baudelaire pour Les Fleurs du mal : Les Lesbiennes. Est-ce un nom propre ou un nom commun, sont-ce les habitantes de Lesbos ou les femmes homosexuelles. Le nom commun n'est pas encore dans la langue, mais les titres féminins de recueils poétiques sont alors courants : Les Orientales, Les Athéniennes. Le milieu, les conventions et les traditions sont des données, mais non les choix du locuteur parmi ces conventions et traditions (il est en l'occurrence difficile d'admettre que Baudelaire n'ait pas donné le sens commun au titre).

Le contexte est donc un mot très ambigu : il désigne à la fois les données du milieu permettant de concevoir la notion juste du tout d'un texte, et cette notion construite du tout d'un texte permettant de déterminer le sens d'une partie de ce texte. Mais les données de la situation ne déterminent pas directement le sens ; elles suggèrent un type plus probable de sens ; et c'est ce type plus probable de sens qui détermine le sens de la partie que nous défendons en invoquant le contexte.

Autrement dit, l'essentiel du contexte est le genre, le genre intrinsèque du discours (le type probable du sens). Le reste du contexte est constitué d'indices du genre intrinsèque mais ne peut pas déterminer les sens partiels.

3. Genre extrinsèque

Un interprète passe par une idée générique pour aller au sens d'un texte ; il la révise ou non en cours d'interprétation. En général, elle est plus vague et plus large que le genre intrinsèque, et elle se rétrécit au fur et à mesure de la lecture. Mais une idée générique préliminaire n'est pas pour autant extrinsèque ; elles est plutôt un outil heuristique (comme appeler La Divine Comédie une épopée chrétienne). Un genre heuristique qui doit être rétréci plutôt que révisé ne peut proprement être appelé extrinsèque. Un genre ne peut être appelé extrinsèque que s'il est conçu par erreur et utilisé comme un genre intrinsèque, par exemple si on traite la Recherche de  Mémoires ou d'autobiographie, ou si on lit au premier degré une satire ironique (voyez A Modest Proposal de Swift). Un sentiment générique du tout différent de celui du locuteur serait extrinsèque, parce qu'il déterminerait des sens incorrects, de même que tout genre heuristique trop large. L'interprétation vise le rejet des genres extrinsèques à la recherche du genre intrinsèque.

4. Genre et implications

Il y a un caractère conventionnel des attentes liées au genre (comme jeu de langage). Ce sont des implications déterminées par la logique des propriétés des genres intrinsèques, comme telles des conventions partagées.

Par exemple, de la prose réécrite en vers (en allant à la ligne, prose poétique vs vers libre). L'effet des mots imprimés comme des vers est différent de l'effet des mots imprimés comme de la prose. Le simple réarrangement des mots de la prose au vers peut changer le son et le sens. La prose peut-elle devenir de la poésie par la grâce de la typographie ? Sans doute, car le passage à la ligne (le blanc métrique) ajoute rythme, accents et schémas sonores (et visuels) qui enrichissent le sens des mots. Il font faire des pauses aux fins de vers, imposent un rythme, suggèrent des conventions de concentration et de brièveté propres au genre. Ainsi un même syntagme peut avoir plus d'un sens, car il peut être subsumé sous plus d'un genre intrinsèque, et donc avoir différentes implications (prose ou vers).

En fait, on peut sans doute dire que les désaccords sur les interprétations sont le plus souvent des désaccords sur le genre des énoncés, au sens donné ici au genre intrinsèque. Les conventions génériques déterminent un texte y compris phonétiquement (comme la non-élision des e muets).

Le but, la fin (purpose) est sans doute le plus important principe des genres, comme l'ordre, la prière, la lettre. Les genres sont en ce sens beaucoup plus spécialisés que les classes supérieures, comme la poésie et la prose. Mais le but n'en est pas moins crucial. Le but n'est pas nécessairement une action (l'art moderne étant entendu comme finalité sans fin, suivant et depuis Kant). Les finalités d'un genre intrinsèque lient l'idée de genre et le principe de contrôle. La finalité est l'idée, comme des accents d'intensité modifiant le sens.

5. Genres et esthétique de la réception

Cette analyse des genres et de l'interprétation illustre les rapports avec l'esthétique de la réception de H.R. Jauss, elle aussi inspirée par le cercle herméneutique, et qui conçoit donc le genre comme une catégorie de la réception, du côté du lecteur : comme le d'un horizon d'attente (générique) et d'un écart esthétique (individuel).

L'analogie langue/parole et genre/texte a été souvent mise en avant par le structuralisme (le genre comme système, le texte comme actualisation), mais elle est trompeuse, car elle ne prend pas en compte le lecteur. Il est nécessaire d'aborder le genre du point de vue de la réception, comme conditions historiques auxquelles l'entendement est soumis (Gadamer, Jauss, Stempel).

Suivant le formaliste de l'École de Prague Mukarovsky, le texte-chose (l'oeuvre matérielle et virtuelle, le niveau neutre) s'oppose à l'objet esthétique concrétisé par le lecteur qui lui donne un sens conforme aux normes de son époque à lui. Et on a pu dire que là était la juste distinction langue/parole : cette fois-ci, c'est le texte comme langue (niveau neutre, programme, partition, système) qui se distingue de son actualisation comme parole.

Le texte est réalisation par rapport au genre historique, mais il est abstraction par rapport à la lecture comme actualisation d'un programme.

Une concrétisation, première ou ultérieure, ne saurait actualiser la totalité des ressources qu'un texte offre. Elle opère une sélection par rapport au potentiel sémiotique de l'artefact, et cette limitation est soumise à la situation historique du récepteur.

Le conditionnement « générique » régit la concrétisation. Autrement dit, la concrétisation n'efface pas le côté générique, mais le met en relief (elle fait partie du sens). Un message est toujours particulier, mais il est aussi paradigmatique, ou typique. Tel serait le rôle des genres dans la réception. Le genre historique est un ensemble de normes, de règles de jeu qui renseignent le lecteur sur la façon dont il devra comprendre le texte. « Le genre est une instance qui assure la compréhensibilité du texte du point de vue de sa composition et de son contenu » (Stempel, p. 170).

Jauss voit même dans les genres des normes au-delà du texte, dans le monde : les genres littéraires produisent, confirment ou contestent des normes de la « communication » sociale.


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