Cours de M. Antoine Compagnon

Douzième leçon : Genre, création, évolution

1. Brunetière et la doctrine de l'évolution des genres

On abordera aujourd'hui la question des rapports des genres littéraires et de l'histoire, de la création, de l'évolution, du « mouvement » en littérature. Un nom est fermement associé à cette question dans la tradition française, celui de Ferdinand Brunetière (1849-1906). Sa théorie de l'évolution des genres représente l'aboutissement du paradigme biologique dans la conception du genre littéraire (Schaeffer, p. 48). Ailleurs, après la libération romantique, John Addington Symonds, dans « On the application of evolutionary principles to art and literature » (1884), témoigne d'un même néo-classicisme anti-romantique et de la même influence du darwinisme. L'accent est mis sur le mouvement, sur le changement, suivant un modèle anthropomorphique : l'évolution des genres est conforme aux trois stades de la vie : l'enfance, la maturité et décadence. C'est ce schéma, non le tempérament de l'artiste individuel, qui détermine l'évolution générique. Symonds insiste sur l'impuissance de l'artiste à surmonter la phase où se trouve la société : l'individu est pris dans le milieu. De manière analogue, Brunetière lie évolution littéraire et changements sociaux, mais surtout littéraires. Ces idées sont provocantes, peut-être pré-formalistes : la différenciation des genres, comme dans la nature, opère progressivement, du simple au multiple et au complexe, de l'homogène à l'hétérogène.

Après Sainte-Beuve et Taine, expliquant la littérature par l'homme puis par la société, Brunetière chercha à l'expliquer par la littérature elle-même, c'est-à-dire par le genre. Il conçut sa doctrine de l'évolution des genres littéraires en appliquant systématiquement la théorie de Darwin à l'histoire de la littérature française. Seul L'Évolution de la critique depuis la Renaissance jusqu'à nos jours (Hachette, 1890) fut publié, mais suffit pour démontrer la faillite de sa théorie. Cet ouvrage vient d'ailleurs d'être réédité : L'Évolution des genres dans l'histoire de la littérature (Pocket, 2000).

            Suivant Brunetière :

- Les genres ont une vie propre et ne sont pas des étiquettes; ils existent.
- Ils se différencient, comme les espèces.
- Ils se fixent, ont donc une permanence historique, « une existence individuelle, une existence comparable à la vôtre ou à la mienne, avec un commencement, un milieu et une fin ». À sa maturité, le genre «  se conforme à l'idée intérieure de sa définition ».
- Ils se modifient, suivant des forces déstabilisantes à analyser. Les mutations brusques se fixent dans les oeuvres canoniques.
- Ils se transforment, suivant une loi générale régissant les relations des genres entre eux : la loi de la sélection naturelle déterminant l'engendrement progressif des genres et la généalogie des genres.

Après la race et le milieu, Brunetière met l'accent sur le moment (le point dans une évolution) ; il refuse de voir dans la littérature l'expression d'une autre réalité : « l'oeuvre d'art avant d'être un signe est une oeuvre d'art ; [...] elle existe en elle-même, pour elle-même. » Auprès des causes extérieures, l'influence principale qui fait évoluer la littérature est « celle des oeuvres sur les oeuvres » : « en littérature comme en art - après l'influence de l'individu -, la grande action qui opère, c'est celle des oeuvres sur les oeuvres. Ou nous voulons rivaliser, dans leur genre, avec ceux qui nous ont précédés ; et voilà comment se perpétuent les procédés, comment se fondent les écoles, comment s'imposent les traditions : ou nous prétendons faire autrement qu'ils ont fait ; et voilà comment l'évolution s'oppose à la tradition, comment les écoles se renouvellent, et comment les procédés se transforment » (L'Évolution des genres, p. 263). L'histoire des genres est la manifestation d'une loi sous-jacente (Schaeffer, p. 54), celle de la génération des genres les uns par les autres, suivant une logique génétique interne. La survie des innovations littéraires les plus adaptées, l'extinction des formes inadaptées répondent à cette logique, non à une loi du progrès à la Hegel. Les genres, plutôt que les auteurs, sont les acteurs de l'histoire littéraire.

En fait, dans le système de Brunetière, l'identification des genres à des espèces biologiques dotées d'individualité est superflue, car le facteur fondamental est l'influence des oeuvres sur les oeuvres : l'imitation et l'innovation suffiraient à fonder l'évolution qu'il décrit, sans faire appel au paradigme scientifique vite ridiculisé. L'alternative posée par Brunetière entre des genres simples étiquettes ou des genres biolgiques est absurde.

Quelle est alors la valeur heuristique de ce modèle métaphorique ? Il est indéniablement au service de la constitution du canon littéraire. « C'est une autre utilité de la doctrine évolutive : elle déclasse, elle efface, elle chasse comme automatiquement les médiocrités de l'histoire de la littérature et de l'art. » Ainsi les « attardés » seront-ils automatiquement déconsidérés au nom d'une supposée maturité du genre. La tragédie est un « exemple admirable, pour ne pas dire unique, de la façon dont un genre naît, grandit, atteint sa perfection, décline, et enfin meurt ». Racine a atteint la perfection du genre dans Andromaque ; dès Phèdre, le genre se situe au-delà de sa maturité. Un simple jugement de valeur est de cette manière étayé, et le canon classique est légitimé.

2. Évolution et réception : le cas de Balzac

L'oeuvre de Brunetière ne mérite sans doute pas d'être réévaluée, encore qu'on l'ait souvent mal comprise. Par exemple en prétendant que Brunetière croyait à la subsistance des genres littéraires en dehors des oeuvres qui les exemplifient, sous prétexte qu'il déclarait : « Comme toutes choses de ce monde, ils ne naissent que pour mourir. » C'était une formule polémique, une image vive, et sa théorie de l'évolution des genres lui a fait tort, mais elle n'était pas pour lui une métaphore. De fait, comme critique littéraire, si son vocabulaire emprunte toujours au côté de la production, il n'en adopte pas moins le point de vue de la lecture, et le genre a dans ses analyses un rôle de médiation entre l'oeuvre et le public - dont l'auteur -, un peu comme l'« horizon d'attente », le système de normes et de conventions définissant une génération historique, dans l'« esthétique de la réception » de H.R. Jauss. Pris à rebours, le genre est l'horizon du déséquilibre, de l'écart produit par toute grande oeuvre nouvelle : « Autant par elle-même que par ses entours, une oeuvre littéraire s'explique par celles qui l'ont elle-même précédée et suivie », déclarait Brunetière dans son important article sur la « Critique » dans La Grande Encyclopédie. Brunetière opposait ainsi l'évolution générique comme histoire de la réception à la rhétorique (expliquer l'oeuvre par elle-même) et à l'histoire littéraire (l'expliquer par son environnement). Ainsi redressé, le genre est une catégorie légitime de la réception, un modèle de compétence pour la lecture, et nul n'avait mieux prévu que Brunetière l'inflexion de la critique moderne vers la lecture et le lecteur.

On peut illustrer cette analogie par le cas de Balzac, analysé en détail par Brunetière dans son dernier (et meilleur) livre, son Balzac (1906). En 1819, dit-il, deux formes de roman étaient en présence : le roman « personnel » et le roman historique.

1. Le roman personnel remonte au Gil Blas de Le Sage (1715-35), et au-delà au roman picaresque espagnol depuis le Lazarille de Tormes (1554) : c'est un récit d'aventures dont le narrateur a été le héros, des aventures qui retracent le destin d'une vie humaine, la fortune d'une condition privée. Ces aventures ne nous intéressent qu'une fois, ne font pas trace, n'accroissent pas notre connaissance. Dans le Gil Blas, l'intention satirique et la prétention au style s'y ajoutent comme un supplément.

Cinquante ans de récit personnel suivront en France et en Angleterre: Robinson Crusoé (1719), Les Voyages de Gulliver (1727), Manon Lescaut (1732), Marianne (1735), etc. L'intention est de rendre le roman plus conforme à la réalité ; les conteurs sont les témoins. On se rapproche par là de ce qui plaisait dans les Mémoires.

Le succès du roman par lettres, comme Clarissa Harlowe (1748) ou La Nouvelle Héloïse (1762), favorisa sans doute aussi le roman personnel, mais le détourna de la représentation de la vie commune pour le diriger vers l'analyse psychologique. Comme dans les Confessions, dans Werther (1774) ou Les Liaisons dangereuses, il s'agit de noter de combien de manières un homme peut différer d'un autre. Le roman personnel devient représentation des cas exceptionnels. Le roman se détourne de ce qui est commun (des topoi) pour aller vers ce qui est unique.

Ainsi René (1802), Delphine (1802), Corinne (1807), Adolphe (1816), Indiana (1831), Volupté (1833). Sous l'influence du romantisme, le roman personnel devient l'apothéose du Moi. Le romantisme est en rapport avec le lyrisme. De 1715 à 1760, le roman personnel s'apparentait à la définition générale du roman, puis il s'en écarte de 1760 à 1820.

2. Mais l'auteur de René est aussi celui des Martyrs, et celui de Delphine est aussi celui de Corinne. Deux éléments capitaux y sont présents pour contrebalancer le roman personnel : l'exotique (l'Italie) et l'historique (comme dans Quo Vadis?). Walter Scott fut décisif dans l'évolution moderne, perçue par Balzac.

Le rôle du roman historique fut décisif dans l'évolution du roman. Il existait avant Scott (La Calprenède, Cléopâtre et Pharamond), et la dimension historique apparaissait dans Gil Blas et les Mémoires d'un homme de qualité, ainsi que chez Mme de La Fayette ou Mme de Tencin. On romançait les données de l'histoire. Mais avec Scott et Chateaubriand, c'est le sens de l'histoire comme perception des différences, comme rapport des moeurs avec les usages et les lois qui fait irruption en littérature. Les sentiments et les idées diffèrent suivant les époques. La couleur locale est une acquisition du romantisme et marque une phase capitale de l'évolution du roman.

Jusque-là, la littérature était aristocratique : la dignité littéraire et l'idéal tragique la marquaient, et donc l'annulation des détails de la vie. Avec le romantisme, on assiste à l'introduction dans le roman du sens plein de la réalité. Aucun détail n'est méprisable ni inutile chez Scott.

3. Mais alors, pourquoi ces détails essentiels à la résurrection du passé seraient-ils inutiles à la représentation du temps présent ? S'attacher à l'universel, comme la sculpture grecque ou le théâtre classique est un droit, mais pourquoi la notation des différences serait-elle moins esthétique que leur élimination? La littérature a droit à la représentation de la vie entière, moins à la vulgarité qu'à la vérité. C'est l'école du roman historique dans le roman moderne.

Le roman historique (Scott, Les Fiancés de Manzoni, Thackeray) ne pouvait être qu'un genre de transition, dont le rôle a été de préciser les conditions du roman réaliste. Il a imposé le scrupule dans la représentation de la réalité contemporaine. De la littéralité de l'imitation, il a fait une loi du genre.

Le fortune du roman historique ne pouvait avoir qu'un temps. « Il y a ainsi, dans l'histoire littéraire, comme dans la nature, des genres ou des espèces dont la fortune et l'existence même sont liées aux circonstances, à un moment précis de leur évolution, et qui meurent de leur victoire. On ne les verra pas revivre ; le fleuve ne refluera pas vers sa source ; le roman historique n'est pas une espèce fixe de son genre » (p. 28). Il a eu son heure, quinze ou vingt ans pendant lesquels s'est élaborée la définition du roman de Balzac.

4. Balzac n'a débuté ni par de vrais romans personnels, ni par de vrais romans historiques, ni par des romans balzaciens. Les romans bizarres de 1822-25 jettent de la lumière sur un élément oublié de l'évolution du roman moderne : le roman dit « populaire », c'est-à-dire non littéraire, contemporain du mélodrame, caractérisé par la complication de l'intrigue, l'atrocité des événements, les trémolos du style, comme dans Le Moine de Lewis (1797), Ann Radcliffe, ou Maturin, Melmoth le Vagabond. Ce goût de l'atroce était déjà présent avant la Révolution, et les horreurs remplissaient les tragédies classiques avant Atrée et Thyeste.

Le succès était dû à l'intrigue naïve et compliquée, à l'intervention du hasard ou de la fortune, à l'émotion partagée (pathos), alors que les classiques ne prenaient pas parti. Le « romanesque » est un autre nom du hasard (p. 33). Le roman est le récit d'événements qui pouvaient ne pas arriver. Une intrigue compliquée soutient l'intérêt. Sans intrigue, René, Adolphe, Obermann ne sont pas des romans, mais des poèmes ou des études analytiques.

Balzac a tiré profit de son apprentissage du roman populaire (Le Vicaire des Ardennes, Argow le Pirate) : le noeud, l'intrigue sont indispensables au roman. Il faut qu'il se passe quelque chose, dont dépendent des destinées humaines. Il faut que le romancier nous intéresse, en nous racontant des aventures, ce à quoi Balzac parvient dès Les Chouans (1825).

Brunetière analyse donc l'état du roman au moment où Blazac commença : aucune réputation n'était acquise, le champ était libre. Le roman, un genre inférieur, attendait un homme qui lui donnât son élan.

3. Brunetière et Jauss

            Traduisons Brunetière dans le vocabulaire de Jauss : Brunetière fonde son interprétation sur la réponse du public, une réponse fondée sur ses attentes collectives. Peut-on dire pour autant que la signification de l'oeuvre repose pour lui sur la relation qui s'instaure, à chaque époque, entre l'oeuvre et son public, lors du premier accueil et lors des accueils successifs ? Il semble que oui. On sait que les deux notions clés de l'esthétique de la réception sont l'horizon d'attente et l'écart esthétique, dont le dialogue ou la dialectique constitue le mouvement littéraire. Sont-ce en vérité autres choses que des noms différents de l'imitation et de l'innovation, empruntées par Brunetière à la psychologie sociale d'inspiration darwinienne ? L'histoire littéraire de Brunetière, histoire interne par opposition à l'histoire sociale de Taine, histoire pour laquelle le genre est la médiation entre l'oeuvre particulière et la littérature, peut s'entendre après coup comme une histoire de la littérature du point de vue de la réception, une histoire des schémas de la réception littéraire. C'est en effet la seule conception acceptable du genre, qui n'en fasse pas une réalité ontologique subsistant en dehors des oeuvres et se réalisant en elles. Or Brunetière, qui s'intéresse toujours à la transformation générique et non au genre pour soi, l'entend bien ainsi, même s'il le dit autrement. Un indice en est que dans son histoire, l'oeuvre a sa place au moment de sa réception, là où elle est lue et produit des effets de genre (comme Sévigné et Saint-Simon dans son Manuel). Si l'on en croit sa réévaluation de Racine par exemple, Brunetière s'attache à saisir, au cours du temps, les écarts historico-esthétiques entre l'oeuvre et les horizons d'attente (formels, esthétiques) successifs du public.

L'idée même de classicisme chez Brunetière est conforme à une herméneutique de la réception, opposée à une philosophie de l'histoire hégélienne, celle qui inspire paradoxalement les récits orthodoxes de la modernité où l'oeuvre classique est soustraite au temps et à la dialectique de l'écart esthétique. Brunetière met l'accent sur l'hétérogénéité de la culture classique et sur l'altérité du texte nouveau par rapport aux horizons d'attente successifs. L'oeuvre dite classique a peut-être une puissance intégrative pour une histoire littéraire rétrospective, mais elle est une différence dans son présent, et dans les présents successifs elle demeure autre.

Brunetière, comme Jauss, situe le caractère littéraire de l'oeuvre dans l'écart qui la sépare, lors de son apparition, de l'attente du premier public. La thèse s'oppose à la fois, du temps de Brunetière, à un immanentisme romantique qui interdit de sortir du texte, et à un référentialisme sociologique qui objective le milieu ou la demande, principes heuristiques qui tous deux échouent à rendre compte de la réception retardée et/ou durable de l'oeuvre. Or cette altérité de l'oeuvre par rapport à son temps et peut-être à tout temps, il faut admettre que c'est elle que Brunetière identifie dans les termes du genre, entendu comme négativité et non comme positivité. La tension entre l'oeuvre et le public renvoie à une tension dans l'oeuvre même, à une indétermination de l'oeuvre qui laisse au lecteur la tâche de l'achever.

C'est lui faire une mauvaise querelle que de prétendre qu'il croyait à la subsistance des genres en dehors des oeuvres. Il affirmait sans doute : « Comme toutes choses de ce monde, ils ne naissent que pour mourir. » Mais c'était une formule, une image. Fonctionnellement, le genre opère chez Brunetière comme une médiation entre l'oeuvre et le public, dont son auteur ; c'est un ensemble de traits oppositionnels partagés par des textes, dans la synchronie et la diachronie. Pris à rebours, il est l'horizon du déséquilibre de toute grande oeuvre. « Autant par elle-même que par ses entours, une oeuvre littéraire s'explique par celles qui l'ont elle-même précédée et suivie », disait Brunetière, opposant ainsi l'évolution générique à la rhétorique et à l'histoire.

4. L'exemple de Flaubert

Un exemple frappant de cela est donné par l'analyse du style de Flaubert, dans un article publié en 1880, à la mort de l'écrivain. Brunetière n'aime pas Flaubert, il juge que toute son oeuvre après Madame Bovary a été un échec, en particulier Salammbô et L'Éducation sentimentale. Mais il reconnaît en Flaubert un maître bien supérieur à Balzac : « On prétendit, quand parut Madame Bovary, qu'il y avait là des pages que Balzac eût signées. Certes ! s'il avait pu les écrire ! » Flaubert est un maître par la marque qu'il a imposée à la littérature, par son invention ou par sa systématisation des « procédés de la rhétorique naturaliste ». Brunetière insiste sur la transposition du sentiment dans la sensation, procédé non pas nouveau - il existait chez Chateaubriand -, mais dont Flaubert tire un autre effet : « La comparaison n'est plus [...] une intervention personnelle du narrateur dans son propre récit, elle devient en quelque sorte un instrument d'expérimentation psychologique. » Brunetière ne nomme pas encore le style indirect libre, mais l'idée est là. « Elle se rappela [...] toutes les privations de son âme, et ses rêves tombant dans la boue, comme des hirondelles blessées. » Le commentaire est heureux: la comparaison flaubertienne est « l'expression d'une correspondance intime entre les sentiments et les sensations des personnages qui sont en scène. L'auteur est vraiment absent de sa comparaison. » Flaubert « a tiré d'un procédé connu des effets nouveaux ; et inventer, en littérature, qu'est-ce autre chose ? » Après avoir signalé d'autres formes de l'impassibilité flaubertienne (la description, l'imparfait), Brunetière conclut : « C'est une date que Madame Bovary dans le roman français. Elle a marqué la fin de quelque chose et le commencement d'autre chose. »

Le critique se livre à une comparaison intéressante. Madame Bovary parut en son temps, dit-il en des termes qui ne sont pas sans rappeler le fameux article de Baudelaire sur le roman de Flaubert, reconstruisant la stratégie du romancier. Mais Brunetière distingue deux sens de l'expression « paraître en son temps », d'abord le sacrifice à une mode, la soumission à l'opinion, le suivisme, et puis un sens intempestif, celui du chairos grec : « C'est quelquefois aussi reconnaître d'instinct où en est l'art de son temps, quelles en sont les légitimes exigences, ce qu'il peut supporter de nouveautés. » Et cela n'est nullement s'adapter à une demande ou imiter, mais au contraire innover. Le livre qui suit la mode s'épuise dans la recherche d'une coïncidence éphémère avec le public, mais le livre de son temps, au sens d'un désaccord mesuré ou d'un accord dissonant, le livre intempestif s'inscrit dans la durée. Brunetière revient souvent à ce problème: quels sont, demande-t-il à propos de Daudet, les « caractères qui perpétuent les nouveautés, et les font entrer dans la tradition » ? Les deux livres qu'il cite comme exemples des sens contradictoires de l'être-de-son-temps sont, dans la même année 1857 et sur le même sujet de l'adultère provincial et bourgeois, Madame Bovary, qui va à contre-courant, et Fanny de Feydeau, qui sacrifie au goût du jour. Curieuse coïncidence : les deux exemples seront ceux-là mêmes que Jauss choisira dans sa leçon inaugurale de 1967, « L'histoire de la littérature: un défi à la théorie littéraire », la charte de l'esthétique de la réception qui définit l'écart esthétique comme le critère de l'analyse historique. La réception première, couronnant Fanny et condamnant Bovary, a été contredite par les générations de lecteurs formés à la langue de Flaubert. Brunetière et Jauss concluent pareillement que le roman de Feydeau est justement tombé dans l'oubli, tandis que Madame Bovary devenait un chef-d'oeuvre.

Cette coïncidence vérifie que le genre, dont Brunetière fit sa spécialité, doit bien être entendu comme une catégorie de la réception, un modèle de compétence. L'innovation le déplace mais elle ne l'abolit pas; elle modifie des équivalences entre formes et fonctions. Brunetière souligne que les procédés flaubertiens ne sont pas neufs, mais que leur système est différent. Les catégories de la lecture deviennent des modèles de l'écriture à travers des déséquilibres et des transformations génériques. Les procédés de Flaubert sont ceux du romantisme, comme la transposition du sentiment en sensation, mais leur application est autre. D'où à la fois la reconnaissance et l'égarement, la déroute du lecteur, son sentiment d'inquiétante familiarité. L'innovation a nécessairement un aspect parodique, et Brunetière compare la situation de Madame Bovary vis-à-vis des oeuvres du romantisme, et celle de Don Quichotte par rapport aux romans de chevalerie. La comparaison confirme que Brunetière entend le genre moins comme un élément de classification que comme un modèle de lecture et un facteur d'écriture. Madame Bovary et Don Quichotte déplacent le roman romantique ou le roman de chevalerie par des atteintes de détail, des renversements de traits isolés à des niveaux différents. Ils réagissent : après eux, le roman de chevalerie et le roman romantique ne seront plus possibles comme avant. Parodique, réactive, selon la logique de Brunetière, l'oeuvre innovatrice va à contre-courant. Elle ne suit pas la mode, mais si elle anticipe, si elle annonce, c'est en résistant au courant et en le remontant. L'oeuvre originale regarde en arrière. Le geste jugé innovateur après coup est un geste restaurateur dans son intention. De la part de Brunetière, cette conclusion ne surprendra pas.


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