Cours de M. Antoine Compagnon

Huitième leçon : L'ancien régime du livre


Les deux prochaines leçons seront consacrées à l'émergence de l'auteur au sens juridique, de l'auteur comme droit. Question très actuelle et fort sensible. Il n'est pas de semaine sans qu'il en soit question dans la presse. La contrefaçon (le plagiat au sens courant) est le négatif de l'auteur. Or les affaires de plagiat reçoivent une publicité inédite ; les litiges relatifs au téléchargement de la musique (MP3, Napster) sont incessants ; les architectes songent à présent à réclamer des droits sur les cartes postales où figurent des bâtiments dessinés par eux ; des auteurs demandent une rémunération sur les emprunts de leurs ouvrages dans les bibliothèques publiques, etc. Paradoxalement, la culture de la gratuité et l'état de non-droit auxquels on a d'abord assimilé Internet ont provoqué par contrecoup une nouvelle sensibilité de chaque acteur économique à ses droits de propriété intellectuelle. En ce début de siècle, on a ainsi assisté à une judiciarisation croissante des affaires de plagiat, et un nombre impressionnant d'assignations pour contrefaçon a été porté devant les tribunaux : le roman de Chimo, Lila dit ça (Plon, 1996) ; la biographie romancée d'Alain Minc, Spinoza, un roman juif (Gallimard, 1999) ; le récit de Michel Le Bris, D'or, de rêves et de sang. L'épopée de la flibuste (1494-1588) (Hachette Littératures, 2001) ; tandis que le roman de Marc Lévy intitulé Et si c'était vrai... (Robert Laffont, 2000) a fait l'objet de deux assignations, l'une en contrefaçon, l'autre mettant en cause la responsabilité de l'éditeur dans l'utilisation d'un manuscrit qui lui avait été soumis. Rendant disponible mon cours sur Internet et je renonçant à mes droits d'auteur, je suis sans doute une victime attardée de la culture de la gratuité qui sévissait à la fin du xxe siècle.

S'il est tant question de droit d'auteur et de plagiat, il se peut que ce soit parce que nous avons le sentiment d'assister à la fin de la culture de l'auteur, au sens pluriséculaire qui a été le sien. C'est pourquoi il semble intéressant de regarder ses débuts. Quand s'aperçut-on que l'auteur avait des droits propres sur son oeuvre ? Quand une législation appropriée apparut-elle ? Telles sont les questions que nous poserons aujourd'hui et dans la leçon suivante. Plusieurs hypothèses sont possibles, selon Marie-Claude Dock, dont je m'inspirerais de près dans ces leçons :

-  Les droits d'auteur existaient dans le monde antique.

-  Les inventeurs de l'imprimerie seraient les fondateurs de la propriété littéraire.

-  L'origine de ce droit résiderait dans les arrêts réglementaires rendus par le Conseil du Roi le 30 août 1777...

-  ... ou dans la législation révolutionnaire, le décret des 13-19 janvier 1791 relatif au droit de représentation, et le décret des 19-24 juillet 1793 relatif au droit de reproduction, qui auraient établi la charte des droits d'auteur.

-  L'antiquité aurait sanctionné le droit moral, tandis que la reconnaissance des droits patrimoniaux daterait de l'époque moderne.

Les arguments pour une date ou l'autre sont pro domo : il s'agit soit d'étendre le droit de propriété intellectuelle à perpétuité en s'appuyant sur son ancienneté, soit d'élargir le domaine public en soulignant sa priorité.

Rome

Aucune protection des auteurs n'était organisée à Rome, où il n'y avait pas de législation spéciale relatif à la propriété littéraire : suivant un argument a silentio, on aurait tendance à conclure que la notion de propriété littéraire n'existait pas. Soyons pourtant prudents, car les pratiques suggèrent qu'elle existait quand même.

L'industrie et le commerce du livre étaient connus, sous la forme du papyrus égyptien, puis du parchemin. Cette industrie, née sous la République, se développa sous l'Empire. Le bibliopola (de biblion livre et polein vendre) doit être distingué du librarius : les bibliopoles étaient les éditeurs, tandis que les libraires étaient au service des particuliers ; l'editor, lui, était le donneur de jeux.

Les bibliopoles étaient installés au Forum, comme Atticus, ami de Cicéron, dans des boutiques avec affiches, où des esclaves tenaient le rôle de copistes, les Grecs étant les plus coûteux. Un lecteur dictait aux copistes réunis dans une salle, et un nombre considérable d'exemplaires étaient transcrits simultanément, cent exemplaires à l'heure du deuxième livre des Épigrammes de Martial, par exemple. Dans la salle voisine, avaient lieu la collation des copies et la correction des fautes, puis un grammairien réviseur datait et signait son travail. Les plaintes contre les mauvaises copies étaient courantes. Dans une troisième salle, des glutinatores collaient les pages en rouleaux ou les cousaient en tomes (carrés). Et les livres circulaient loin.

L'objet réel, par opposition à la chose incorporelle ou à l'oeuvre de l'esprit, était seul protégé en droit romain. Cicéron parle à l'occasion de choses incorporelles, mais non comme objets de droit. Plus tard, dans le droit romain (Gaïus, Justinien), l'écriture est considérée comme un chose accessoire (elle appartient au propriétaire du parchemin sur lequel elle figure), à la différence de la peinture, considérée comme chose principale (le panneau suit la peinture qui y figure).

Horace fixe la doctrine commune dans son Art poétique : « Une matière du domaine public deviendra propriété de droit privé si vous ne vous attardez pas autour du cercle commun et ouvert à tous, si vous ne vous souciez pas, traducteur fidèle, de rendre le mot pour le mot, et si imitateur vous ne vous engagez pas dans une voie trop étroite d'où un sentiment de réserve et les règles de l'oeuvre vous empêcheront de sortir » (v. 131-135). Ainsi les idées font-elles partie du domaine public, mais l'originalité de la forme fait de l'oeuvre la propriété de son auteur, suivant des critères d'originalité conformes au droit moderne.

Le droit romain reconnaissait donc un droit réel sur le manuscrit dans sa matérialité, mais, semble-t-il, non des droits patrimoniaux et moraux, de reproduction et de représentation, sur l'oeuvre, suivant les catégories modernes.

Le droit de reproduction impose à l'éditeur de ne publier une oeuvre qu'après conclusion d'un traité de cession avec l'auteur. Qu'en était-il à Rome ? Quels rapports étaient formalisés entre auteurs et éditeurs ? Le profit pécuniaire existait vraisemblablement, comme en témoigne cette lettre de Cicéron à Atticus : « Vous avez excellemment vendu mon discours Pro Ligario. À l'avenir, tout ce que j'aurai écrit, je vous en confierai la publication. » Mais quel était son intérêt ? Était-il pécuniaire ou seulement moral ? Vendere : c'est la seule allusion de ce genre dans toute cette correspondance.

Sénèque le philosophe était plus explicite : « Les livres appartiennent à Cicéron ; le libraire Dorus appelle les mêmes livres siens et la vérité est des deux côtés. L'un la revendique comme auteur (auctor), l'autre comme acheteur (emptor) ; et c'est à bon droit qu'on dit qu'ils appartiennent à l'un et à l'autre ; en effet, ils leur appartiennent à tous les deux mais non de la même manière. » Auteur et libraire ont en somme des droits concurrents : Dorus a acheté quelque chose à Cicéron.

Martial recourt aussi au verbe vendere, mais la pauvreté des poètes était proverbiale, par exemple chez Juvénal, et le sens du terme n'est pas clair.

L'auteur vendait-il le manuscrit, ou bien le droit de copie ? La profession du bibliopole répond d'elle-même, car il réalise des bénefices. Comment en exclure l'auteur ? Mais il ne semble pas qu'il y ait eu de droit exclusif de reproduction dissocié de la propriété du manuscrit. La liaison des deux était inhérente.

Chez les auteurs dramatiques, s'agissant donc de représentation, il existait, en revanche, une législation minutieuse des spectacles. Les oeuvres étaient vendues aux magistrats des villes qui les donnaient en spectacle dans les fêtes publiques : il y avait donc cession du droit de représentation moyennant une rémunération. L'ingérence de l'État se manifestait par des ordonnances, une surveillance, une censure : il est vrai que le théâtre a toujours été plus dangereux que la littérature (la censure y a régné en France jusqu'au début du xxe siècle).

Les auteurs vendaient leurs pièces aux donneurs de jeux. Horace dit de Plaute : « Il désire faire aller de l'argent dans sa bourse, après cela il est indifférent à l'échec ou au succès de sa pièce. » Les témoignages en ce sens sont nombreux. Térence tire profit de ses comédies, vendues plusieurs fois : il y a donc bien une droit de représentation.

Mais un droit moral, protégeant le créateur à travers la création, entendue comme expression de la personnalité ? Dans le droit moderne, le droit moral permet à l'auteur de protester contre une publication sans son agrément, il accompagne le monopole d'exploitation et lui survit ; droit de publication, droit à la paternité, droit de repentir, droit au respect en sont les attributs. Le droit au respect est varié : on parle de contrefaçon quand un tiers s'octroie la paternité de l'oeuvre, ou de plagiat quand il prend sans citer des pensées, expressions ou phrases. Sur tout cela, aucune disposition expresse n'existait à Rome, mais on avait bien conscience des enjeux : les plagiaires étaient justiciables de l'opinion sinon du tribunal.

Le principe du droit de publier était aussi reconnu à l'auteur, comme l'atteste Cicéron écrivant à Atticus : « Est-il à propos de publier mes ouvrages sans mon ordre ? » La publication était donc subordonnée au consentement de l'auteur, maître absolu du destin de l'oeuvre.

Quant au plagiat, il était assimilé métaphoriquement au vol. Il est mentionné par Horace et Virgile, mais surtout par Martial : « Il y a une seule page de toi dans mes oeuvres, Fidentinus, mais l'empreinte fidèle de son auteur y est marquée, empreinte qui montre au grand jour tes vers comme un vol manifeste [...]. Mes livres n'ont pas besoin de témoin ni de juge. Ta page se dresse contre toi et te dit « tu es un voleur ». » L'apostrophe est célèbre. « Il agit malhonnêtement celui qui a de l'esprit au moyen du livre d'autrui. »

Le plagiat n'était-il cependant puni que par l'opinion et par une flétrissure morale ? On a cru longtemps le contraire, car le plagium figure dans la Digeste et le Code de Justinien. Toutefois, il n'y désigne pas le plagiat littéraire, mais la disposition par vente d'une personne libre : il s'agit d'une loi qui punissait les voleurs d'enfants, d'esclaves ou d'hommes libres. Plagium désigne la disposition par vente ou autrement d'une personne libre ; avec les dérivés plagiator, plagiarius, et ad plagas : condamné aux verges.

Martial utilisait donc ce terme comme une métaphore ; il comparait ses vers à des enfants et qualifiait de plagiarius le voleur de vers. Il démontrait par là avoir conscience de ses doits, mais la carence législative faisait qu'il ne s'agissait pas de droits réels. La métaphore de Martial est en tout cas devenue une catachrèse (il n'y a pas d'autre terme courant pour désigner le vol littéraire), d'où le malentendu ultérieur sur le droit romain, où on a pensé plus tard lire une législation sur le plagiat.

Le besoin de protéger les auteurs pas une législation spéciale ne s'était donc pas fait sentir dans le droit romain. Les écrivains étaient par ailleurs entourés de faveurs : les fonctions honorifiques, les concours littéraires, leur qualité d'amici Augusti, le patronage (Mécène, ministre d'Auguste, protège Horace et Virgile) les définissaient plus que le droit. La protection des gens de lettres était aussi un moyen de gouvernement et un instrument de politique, comme les gratifications qui se répandront sous l'Ancien Régime, sans qu'une définition juridique des auteurs soit indispensable.

Sans consécration législative de droits individuels, les principes généraux du droit suffisaient à les protéger. Peu d'idées théoriques et générales sur ces problèmes se dégagent des textes, mais de nombreux textes littéraires montrent que le principe du droit de propriété du créateur ne faisait aucun doute : le droit d'auteur existait dans les consciences, mais non dans la législation positive.

L'ancienne France

Les découvertes de l'imprimerie en 1436, puis du papier en 1440, ont enclenché une évolution du droit de reproduction, tandis que le droit de représentation a plutôt connu une continuité sous l'Ancien Régime.

Les privilèges d'imprimeur

Au Moyen Âge, les moines fournissaient les copistes, les érudits et les auteurs. Après une première laïcisation sous Charlemagne, le commerce des livres s'est développé hors des monastères. Au xiiie siècle, les libraires sont les vendeurs de livres sous la protection de l'Université. Deux classes de commerçants en manuscrits existent alors : les libraires et les stationnaires. Le libraire fait le commerce de manuscrits existants, reçoit en dépôt les exemplaires ; le stationnaire est l'éditeur qui fait acquisition de manuscrits en vue de les faire copier et répand ensuite les copies. Le prix des livres est tarifé. L'accroissement de cette activité est considérable dans le siècle précédant l'imprimerie.

Qu'en est-il cependant des auteurs ? L'anonymat caractérisait la plupart des ouvrages médiévaux. Dans une abbaye, on transcrivait la doctrine de la communauté sous la forme d'une oeuvre collective. Les auteurs avaient conscience de leurs droits comme à Rome ; ce n'était pourtant pas un droit personnel, mais la propriété de l'abbaye comme personne morale, qui se substituait à l'auteur comme partie au contrat de cession.

L'imprimerie a tout changé après son arrivée à Paris en 1470. Il y avait déjà cinquante imprimeries en 1510. L'ordonnance de Moulins a créé en 1566 le régime du privilège (où certains voient l'origine de la protection intellectuelle), reconnaissant aux une jouissance exclusive et garantie de l'ouvrage, mais moins aux auteurs qu'aux imprimeurs, auxquels les auteurs cédaient leur manuscrit à imprimer et qui réclamaient la sauvegarde de leurs droits sur des oeuvres ensuite reproduites par d'autres impunément (contrefaçon au sens propre). D'où la concession de privilèges qui, très différents de la propriété littéraire, n'ont pas pour objet la rémunération de la création, mais la protection de l'investissement.

L'origine du privilège se situe à Venise (Alde Manuce en 1495 en obtint un pour l'Arioste), ou à Bologne. En France, en 1507, un exclusif de Louis XII est cité pour une édition des épîtres de saint Paul, et, en 1508, le Parlement de Paris en accorde un pour saint Bruno.

Les risques courus par les éditeurs étaient en effet plus grands qu'avec la copie. Avec l'imprimerie, l'investissement est coûteux, le tirage est important, le prix est bas, les stocks sont nombreux et de longue durée : en conséquence, les frais engagés sont remboursés lentement. Or la concurrence libre permet la contrefaçon, menaçant les éditeurs de faillite. Ils veulent donc protection et garantie, et réclament un nouvel état de droit. Les prérogatives individuelles sont sous l'Ancien Régime des concessions du souverain. Les éditeurs ne réclament pas la protection d'une règle générale, mais des garanties privées : des privilèges individuels pour une édition déterminée, fixant interdiction à tous autres d'imprimer ou de vendre l'ouvrage privilégié. Le privilège est d'abord une sauvegarde industrielle destinée à indemniser les éditeurs des risques commerciaux.

L'origine économique des privilèges d'imprimeur est incontestable, les opposant radicalement aux droits d'auteur. Ensuite, on y découvrit un moyen de contrôler la librairie : une institution de protection économique devint un instrument de politique, ou même de censure. Les raisons d'être des privilèges devaient diminuer avec le temps et la baisse des coûts de fabrication des livres, mais ces faveurs ne seraient pas abolies. Le pouvoir royal, après avoir encouragé l'imprimerie, s'était aperçu qu'elle était dangereuse. Une autorisation préalable aurait été souhaitée, mais une censure aurait été mal supportée. Aussi l'attribution de privilèges s'y est-elle susbtituée, comme une censure indirecte.

Des immunités furent d'abord accordées en faveur de l'imprimerie. Une ordonnance de François Ier, en 1529, interdit de rien imprimer ou vendre sans l'autorisation de la faculté de théologie, ce qui était uen façon de lutter contre la Réforme. Le droit de censure fut lui aussi délégué au Parlement, par un arrêt de 1535 sur les livres de médecine, avant que le dépôt préalable ne soit introduit en 1537. Le droit de censure et son corollaire, la permission, était aux mains du souverain, la censure étant en sommes masquée sous la permission. Mais la permission d'imprimer n'était pas un droit exclusif : elle pouvait être accordée simultanément à plusieurs imprimeurs.

Une fois que les raisons des privilèges furent atténuées, avec un public plus nombreux, un écoulement plus assuré, des presses moins onéreuses, le régime du privilège fut sans aucun doute été maintenu à cause de ses avantages indirects. Les éditeurs cherchèrent à se soustraire à l'autorisation préalable (sortes de permissions tacites ou clandestines), tandis que les privilèges apparaissaient comme le moyen de faire respecter la censure, en reconnaissant un monopole à ceux qui avaient obtenu la permission d'imprimer. La permission et le privilège furent donc été sollicités tous les deux à la fois par les imprimeurs, et se confondirent bientôt ; ils devenaient un instrument de protection de l'ordre public, dépendant du bon plaisir du roi, de son arbitraire. Le Conseil du Roi put ainsi révoquer des privilèges même avant leur expiration.

Les privilèges étaient en principe temporaires. Les éditeurs voulurent cependant en jouir indéfiniment, sous prétexte qu'ils n'avaient pas récupéré leurs avances à expiration. Or le monopole renchérit les livres. Une doctine se dégagea des décisions du Parlement de 1551 à 1586 : des privilèges étaient accordés pour les livres nouveaux, tandis que les livres anciens étaient réputés dans le domaine public, et le renouvellement du privilège n'était pas accordé à moins d'augmentation (au moins un quart) de l'ouvrage. Mais le Roi, lui, était plutôt favorable à l'extension des privilèges, qui accroissaient son pouvoir. Un tension en résulta avec les libraires de province et le libraires non privilégiés de Paris, qui faisaient appel au Parlement. En 1618, la doctrine fut rappelée : pas de prolongement de privilège sans augmentation de l'ouvrage ; pas de privilège pour les ouvrages du domaine public.

La crise que connut la librairie au milieu du XVIIe siècle fut attribuée par les libraires privilégiés à l'absence de prolongation des privilèges. L'administration en prit prétexte dans l'arrêt de 1649, qui abolit le domaine public, donna des privilèges pour les ouvrages des Pères et des bons auteurs, et continua à en octroyer pour les livres nouveaux. Nouvelle fluctuation, dans un arrêt de 1671, renonçant au renouvellement des privilèges pour les auteurs anciens, c'est-à-dire morts avant 1479, date de l'importation de l'imprimerie. Comme on le voit, les controverses sur la librairie et les fluctuations de la doctrine n'ont pas cessé. À partir de 1723, les questions de privilèges relèvent de la juridiction du Conseil du Roi, par opposition au Parlement. Les privilèges sont entre les mains des libraires parisiens, et la lutte se poursuivra, entre libraires privilégiés et non privilégiés, Conseil et Parlement : le droit des auteurs en sortira.

En somme, les privilèges de l'ancien régime n'ont rien à voir avec une reconnaissance de la propriété littéraire : ce sont des instruments de l'ordre public. Si l'on compare avec la situation à Rome, il n'existe toujours pas de droit positif des auteurs.

Situation des auteurs sous l'Ancien Régime

Le droit des auteurs n'est jamais abordé par les règlements, édits, ordonnances relatifs à la librairie, mais la justice intuitive songe à eux : les auteurs sentent que leurs ouvrages leur appartiennent, et ils tirent le meilleur parti de leurs manuscrits, malgré l'indifférence politique et sociale des pouvoirs publics.

Les premiers ouvrages de l'imprimerie furent des chefs-d'oeuvre de l'antiquité. Or ces textes devaient être édités et commentés par des savants : l'originalité fut d'abord celle-là : c'était l'éditeur qui avait qualité d'auteur et qui fut protégé par un privilège. L'auteur de l'édition avait un certain droit sur l'oeuvre éditée (contre la contrefaçon de l'édition qu'il avait procurée).

Le droit d'auteur fut affirmé au Parlement à propos d'une édition posthume de Sénèque par Marc-Antoine Muret, réalisée sans privilège. Un privilège, qui avait été accordé par la suite à un autre imprimeur, fut attaqué. Le Parlement l'annula en se rendant aux arguments de l'avocat du premier imprimeur affirmant le droit d'auteur.

Des conventions étaient passées entre auteurs et éditeurs : les auteurs cédaient leurs oeuvres contre un prix fixé d'un commun accord. Et les traités étaient différents si l'auteur avait lui-même obtenu un privilège, avant de s'adresser à un imprimeur. Le manuscrit n'était donc pas cédé comme une chose matérielle.

André Chevillier, bibliothécaire en Sorbonne, porte en 1694 un diagnostic éclairé sur les prix excessifs des livres, à cause des exigences des auteurs :

« La vérité, néanmoins, nous oblige à dire que ce n'est point toujours le libraire qu'on doit accuser quand on achète un livre chèrement. Et ce n'est pas le seul marchand qui se laisse aller à un esprit d'avarice. C'est aussi quelquefois celui qui a le mieux écrit contre ce vice : je veux dire que c'est quelquefois un Auteur trop intéressé à qui on doit s'en prendre ; et qui pour avoir tiré une somme considérable du libraire est cause qu'on ne peut avoir un livre à un prix raisonnable ; conduite, à mon avis, peu digne d'un homme de lettres qui ne doit être animé quand il compose que de la vue d'un bien public. Le commerce qu'il fait de la plume et dans lequel il ne se propose que le gain raaisse sa qualité à celle d'un Négociant et ce n'est plus qu'une âme commune agitée d'une basse idée de gagner de l'argent. On sçait des preuves de ce que je dis. Il est vrai que les libraires doivent agir honnêtement avec les Auteurs qui leur ont mis en mains de bonnes copies et qu'il est de leur devoir de donner des témoignages de gratitude à ceux qui les ont enrichi par leur travail. Mais aussi les auteurs ne doivent point par leurs exactions sordides rendre les libraires odeiux ni faire déclamer contre eux dans le public » (cité par Dock, p. 81).

Beaucoup de les problèmes sont bien posés dans ce texte : les intérêts contradictoires du public et des auteurs sont analysés. De tout cela, il se déduit qu'on avait bien conscience de rémunérer l'activité intellectuelle.

Mais l'idée qu'un auteur puisse se dessaisir temporairement de certains droits sur son oeuvre, tout en en retenant la propriété, n'apparaît pas. Une fois acheté le droit d'imprimer, l'éditeur était le seul propriétaire.

Les privilèges pouvaient toutefois être accordés à quiconque, et non seulement à un éditeur : Rabelais obtint lui-même un privilège pour le Tiers Livre et le Quart Livre, avec effet rétroactif sur Pantagruel et Gargantua ; Ronsard obtint un privilège de Charles IX pour son oeuvre. Mais l'auteur n'avait pas le droit d'imprimer et vendre lui-même, car les corporations en avaient le monopole. L'auteur cédait alors son droit d'exploitation à un libraire : Ronsard céda son privilège pour huit ans. Telle fut la situation jusqu'en 1723.

En l'absence de législation, les auteurs ne cherchaient pas à attirer l'attention des pouvoirs publics sur l'aspect commercial de leur art :

Je sais qu'un noble esprit peut sans honte et sans crime

Tirer de son travail un tribut légitime,

Mais je ne puis souffrir ces auteurs renommés

Qui dégoûtés de gloire et d'argent affamés

Mettent leur Apollon aux gages d'un libraire

Et font d'un art divin un métier mercenaire.

                        Boileau, Art poétique, IV, v. 27-32.

Les écrivains pensionnés ne défendaient pas leurs intérêts matériels en librairie. Leurs dédicaces étaient récompensées, comme celles de Corneille, qui reçut deux cents pistoles de Montauron pour Cinna.

Lesage condamnait cette pratique dans la préface du Diable boiteux (1707) : « Les gens qui payent les épîtres dédicatoires sont bien rares aujourd'hui ; c'est un défaut dont les seigneurs se sont corrigés et par là ils ont rendu un grand service au public qui était accablé de pitoyables productions d'esprit, attendu que la plupart des livres ne se faisaient autrefois que pour le produit des dédicaces » (cité par Dock, p. 85). Cette mise en cause annonce elle aussi le XVIIIe siècle, et l'émergence du droit des auteurs.

Dramaturges et comédiens

La rémunération de l'auteur dramatique était reconnue dès la Renaissance, dans une situation de la libre-concurrence à laquelle mit fin le monopole accodré à la Comédie-Française en 1680. À partir de ce moment-là, les auteurs ne purent plus négocier.

Sous le régime de la libre-concurrence, des conventions étaient passées entre les auteurs et les directeurs de troupe, en dehors de toute règlementation législative, dans des contrats régis par la coutume. La cession impliquait soit le versement d'un somme forfaitaire, soit une participation proportionnelle aux recettes, soit encore une combinaison des deux.

Dès 1260, Ruteboeuf vend le dit de l'Erberie à des jongleurs. Les auteurs des mystères sont rémunérés. Hardy, auteur attitré de l'Hôtel de Bourgogne au XVIIe siècle, fournit six tragédies par an, à trois écus par tragédie. Mais Corneille fait monter les prix et obtient 2000 livres pour Attila ;  Molière recevra 1500 livres pour Le Cocu (Dock, p. 101).

La rémunération devient proportionnelle à partir de Quinault, en 1653, et elle est fixée au neuvième de la recette de chaque représentation. La mention du neuvième pour les auteurs apparaît dans les registres de la Comédie-Française en 1663. Avec une restriction : le neuvième n'est que versé pendant un certain temps, pour une pièce nouvelle, après quoi elle appartient aux comédiens, elle tombe dans le répertoire (Dock, p. 102-3).

La Comédie-Française, qui jouit d'un monopole de 1680 à la Révolution, était administrée par une assemblée hebdomadaire des comédiens. Une charte en fixa les modalités de 1697 à 1757, puis de nouveaux statuts furent effectifs jusqu'en 1780. À partir de 1769, les auteurs se révoltèrent contre les comédiens à propos des contrats de représentation (voir la prochaine leçon).

De 1680 à 1697, la durée des droits d'auteur dépendait du succès de la pièce. Après deux recettes inférieures à 550 livres, l'auteur perdait ses droits, la « part de l'auteur ». Il pouvait aussi augmenter le prix des places. La part était de deux dix-huitièmes (un dix-huitième pour les pièces courtes).

À partir de 1697, l'auteur fut protégé par un comédien qui obtenait la lecture de la pièce en assemblée générale, en présence de l'auteur, qui se retirait ensuite. La décision était prise à la majorité, l'auteur distribuant les rôles. Les pièces des auteurs externes étaient données en hiver, celles des auteurs comédiens en été. La part de deux dix-huitièmes était calculée sur la recette nette, après déduction des frais, pour les pièces en cinq actes. Le montant de la recette déterminait la durée des droits : deux recettes de suite inférieures à 550 livres en hiver, à 350 livres en été, provoquaient la chute de la pièce « dans les règles ». En 1699, la chute dans les règles fut fixée après deux recettes consécutives, ou bien trois espacées, mais les différends étaient constants.

À partir de 1757, il revint à l'auteur d'obtenir l'approbation de la police, après acceptation de la pièce par les comédiens. La part était toujours de un neuvième, conservée tant que deux recette consécutives ou trois espacées n'étaient pas inférieures à 1200 livres en hiver, 800 livres en été. Les auteurs pouvaient toutefois interrompre les représentations auparavant pour se ménager une reprise. Mais les comédiens fraudaient les auteurs. Aucun contrôle des frais n'était accordé aux auteurs, qui pouvaient ne rien recevoir si les frais avaient été élevés. Leur droit moral était inexistant.

Bref, ni du point de vue de la reproduction ni du point de vue de la représentation, les usages de l'Ancien Régime ne témoignent d'une reconnaissance formelle de l'auteur et de ses droits, moraux et patrimoniaux, sur son oeuvre. L'idée de propriété intellectuelle n'existe pas encore.

Bibliographie complémentaire

Dock, Marie-Claude, Contribution historique à l'étude des droits d'auteur, LGDJ, 1962.


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