Cours de M. Antoine Compagnon

Introduction : mort et résurrection de l'auteur


Le titre de ce cours est inspiré d'un fameux article de Michel Foucault,  « Qu'est-ce qu'un auteur ? », texte d'une conférence donnée en février 1969 à la Société française de Philosophie. Elle venait peu après un article non moins fameux de Roland Barthes, au titre plus fracassant, « La mort de l'auteur », publié en 1968. Ces deux textes, qui ont figuré parmi les pages les plus photocopiées par les étudiants de lettres avant de devenir disponibles, bien plus tard seulement, dans des recueils posthumes (Barthes, Le Bruissement de la langue, 1984 ; Foucault, Dits et écrits, 1994), énonçaient le credo de la théorie littéraire des années 1970, diffusée sous le nom de post-structuralisme, ou encore de déconstruction.

Au départ, ces deux critiques étaient animés par un mouvement d'hostilité à l'égard de l'histoire littéraire lansonienne (de Gustave Lanson, le promoteur, à la fin du xixe siècle, de l'histoire littéraire à la française), dont ils contestaient la domination dans les études littéraires à l'université. Ils s'opposaient à la littérature considérée en relation avec son auteur, ou comme expression de son auteur, suivant une doctrine résumée dans le titre courant des thèses de lettres : X, l'homme et l'oeuvre. Avant Lanson, cette vulgate était identifiée depuis longtemps à Sainte-Beuve, le premier des critiques au xixe siècle : Proust s'élevait contre sa méthode biographique dans le titre bien connu de la première ébauche de la Recherche : Contre Sainte-Beuve. « Qu'importe qui parle », s'écriait assez brutalement Foucault pour commencer, « quelqu'un a dit qu'importe qui parle ». Ce faisant, il citait Beckett, non sans ironie puisque, au moment de proclamer l'anonymat de la parole dans la littérature contemporaine, il en empruntait la formulation à un auteur canonique. Ainsi la prise de position critique de Barthes et de Foucault, si elle les dressait contre la descendance de Sainte-Beuve et Lanson, signalait-elle d'emblée qu'elle se voulait en phase avec la littérature d'avant-garde, celle d'un Beckett, ou encore d'un Blanchot, qui avaient décrété la disparition de l'auteur, défini l'écriture par l'absence de l'auteur, par le neutre, environ deux décennies plus tôt. Foucault continuait en donnant un tour politique à une idée très blanchotienne : « l'écriture d'aujourd'hui s'est affranchie du thème de l'expression » (Fpucault, 1994, p. 792-793). Une théorie littéraire a souvent tendance à ériger en universaux de la littérature ses préférences ou complicités du moment. L'opposition à la tradition critique, l'adhésion à l'avant-garde littéraire : telles étaient donc les deux prémisses de la mort de l'auteur.

Si je commence par évoquer ces articles-manifestes de Barthes et Foucault en 1968 et 1969, c'est pour vous rappeler que la question de la place à faire à l'auteur est l'une des plus controversées dans les études littéraires. Parlant cette année de l'auteur, de la nature et de la fonction de la notion d'auteur dans les études littéraires, dans la critique littéraire, l'histoire littéraire, l'enseignement de la littérature, la recherche sur la littérature, nous allons faire de la théorie de la littérature - suivant le titre de ce cours -, au sens où nous allons réfléchir ensemble sur les conditions de ces études, critique, histoire, enseignement, recherche littéraires. Nous allons faire de la « critique de la critique », et aussi de l'histoire des notions critiques, manières d'y voir plus clair dans ce que nous faisons lors que nous nous référons couramment à l'auteur, lorsque nous utilisons ce terme et cette notion sans distance critique, comme s'ils allaient de soi. Le plan du cours allie des considérations plus historiques et des considérations plus théoriques, dans le but de décrire, de définir l'auteur par autant de moyens. Il y a toute une série de termes voisins qu'à la faveur de cette réflexion nous analyserons en chemin, tels que biographie, portrait, du côté de la critique beuvienne, ou intention - qui est probablement la notion la plus importante et la plus difficile, renvoyant au rôle donné à l'auteur dans l'interprétation des textes -, ou inspiration, pour désigner les notions anciennes de la poésie, ou signature, propriété, droit d'auteur, pour renvoyer cette fois au statut moderne de l'auteur depuis les Lumières, ou encore toute la série des transgressions, plagiat, parodie, pastiche, qui, a contrario, permettent de mieux saisir la notion positive d'auteur.

Avec Barthes et Foucault, nous partons des débats et enjeux récents relatifs à l'auteur. C'est parce que notre projet est double : d'une part reconstruire l'histoire d'une notion littéraire (analyser les continuités et les changements de signification de cette notion dans l'histoire) ; d'autre part confronter cette notion avec la littérature et les études littéraires d'aujourd'hui (apprécier sa compatibilité avec l'état actuel des questions littéraires et plus généralement culturelles). Je mets donc d'abord l'accent sur l'actualité (ou sur l'histoire récente : les idées de Barthes et Foucault, que l'expérience des décennies ultérieures n'a pas, il me semble, désavouées, qu'elle a au contraire confirmées), avant de remonter dans le temps une fois muni d'une problématique, c'est-à-dire d'un cadre de questions à poser. Comme pour toutes les notions philosophiques, il existe une époque de transition à partir de laquelle elles nous sont accessibles immédiatement, car elles n'ont plus radicalement changé de contenu depuis lors. Ce tournant historique de la modernité philosophique s'étend, suivant les notions, sur la période 1750-1850, des Lumières au romantisme. Quant à l'auteur, cela signifie que depuis les Lumières (l'avènement du droit d'auteur) et le romantisme (l'avènement de la critique beuvienne), la notion juridico-esthétique en question a connu, malgré les variantes, une certaine stabilité, et que le débat sur sa pertinence dans l'étude littéraire a été continu. Nous tenterons de combiner de manière dialectique une réflexion sur les problématiques contemporaines et une reconstruction historique. Il ne s'agira donc pas seulement de retracer l'évolution de la notion d'auteur, ou d'observer les changements historiques de paradigme pouvant mener à son emploi actuel, mais aussi, et au-delà de cette entreprise somme toute classique d'historien, de prendre position dans le débat contemporain, avec l'idée que les deux démarches s'approfondiront mutuellement. Le xxe siècle a commencé par les transgressions de la littérature (donc de la notion d'auteur) par les avant-gardes, et il s'est terminé sur la dissolution des limites de la littérature (donc de la notion d'auteur) par la postmodernité. Aujourd'hui, les nouveaux médias électroniques rendent urgente cette question : quelle acception peut-on encore donner à une notion critique comme celle d'auteur quand elle est confrontée à la variété et à la diversité des expériences et pratiques culturelles ?

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Dans tout débat sur l'auteur, disais-je, le conflit porte au fond sur la notion d'intention, c'est-à-dire sur le rapport que l'on suppose entre le texte et son auteur, sur la responsabilité que l'on attribue à l'auteur sur le sens du texte et sur la signification de l'oeuvre. Il est bon de rappeler ici les deux idées reçues, l'ancienne et la moderne, fût-ce en les simplifiant quelque peu afin de disposer d'une opposition de départ. L'ancienne idée reçue, à laquelle Barthes et Foucault objectaient, identifiait le sens de l'oeuvre à l'intention de l'auteur ; elle avait cours communément sous l'empire de la philologie, du positivisme, de l'historicisme.

Si l'on considère la littérature comme une communication entre un auteur et un lecteur, sur le modèle de la linguistique ordinaire où un locuteur envoie un message à un destinataire (ajoutons que le message porte sur un référent et que son médium est linguistique), la particularité de la littérature tien au fait qu'elle constitue une communication in absentia : contrairement à ce qui a lieu dans la communication ordinaire, l'auteur n'est pas là pour préciser ce qu'il a voulu dire. D'où l'inquiétude d'une détermination des relations entre texte et auteur, et le grand rôle traditionnellement dévolu à la philologie (étude historique de la langue définissant le sens contemporain de l'auteur), à la biographie et à l'histoire dans les études littéraires, afin de déterminer du dehors ce que l'auteur a voulu dire.

L'idée reçue moderne, présente déjà chez Proust, dénonce la pertinence de l'intention d'auteur pour déterminer ou décrire la signification de l'oeuvre ; les formalistes russes, les New Critics américains, les structuralistes français l'ont répandue. Dès le début du siècle, les formalistes russes s'opposèrent à la critique biographique : pour eux, les poètes et les hommes de lettres ne sont pas l'objet de l'étude littéraire, mais la poésie et la littérature, ou encore la littérarité, suivant une proposition fondamentale très répandue au xxe siècle. T. S. Eliot jugeait ainsi que la poésie est « non l'expression d'une personnalité, mais une évasion de la personnalité » (« not the expression of a personality, but an escape from personality »). Les New Critics américains de l'entre-deux-guerres, qui voyaient dans la biographie un obstacle à l'étude littéraire, parlaient d'intentional fallacy, d'« illusion intentionnelle » ou d'« erreur intentionnelle » : le recours à la notion d'intention leur semblait non seulement inutile mais aussi nuisible pour l'étude littéraire.

Le conflit peut encore être décrit comme celui des partisans de l'explication littéraire, comme recherche de l'intention de l'auteur (on doit chercher dans le texte ce que l'auteur a voulu dire), et des adeptes de l'interprétation littéraire, comme description des significations de l'oeuvre (on doit chercher dans le texte ce qu'il dit, indépendamment des intentions de son auteur). Pour échapper à cette alternative, une troisième voie, souvent privilégiée aujourd'hui, insiste sur le lecteur comme critère de la signification littéraire.

L'auteur a été la cible des nouvelles critiques du xxe siècle non seulement parce qu'il symbolisait l'humanisme et l'individualisme dont elles voulaient débarrasser les études littéraires (« La mort de l'auteur » est devenue, aux yeux de ses partisans comme de ses adversaires, le slogan anti-humaniste de la science du texte), mais parce que son éviction emportait tout le reste de l'histoire littéraire traditionnelle. Pour les approches qui font de l'auteur un point de référence central, même si elles varient sur le degré de conscience intentionnelle (de préméditation) qui gouverne le texte, et sur la manière de rendre compte de cette conscience (plus ou moins aliénée) - individuelle pour les freudiens, collective pour les marxistes -, le texte n'est jamais qu'un moyen d'y accéder. Inversement, l'importance donnée au texte littéraire lui-même, à sa dite littérarité ou signifiance, revient à dénier l'intention d'auteur, et les démarches qui insistent sur la littérarité attribuent un rôle contingent à l'auteur, comme chez les formalistes russes et les New Critics américains, qui éliminèrent l'auteur pour assurer l'indépendance des études littéraires par rapport à l'histoire et à la psychologie. Barthes exigeait que l'étude littéraire fît l'impasse sur l'auteur, comme producteur du texte, et comme contrainte dans la lecture ; il proposait en revanche une analyse des discours fondée sur les modèles de la linguistique. Examiner les controverses sur l'auteur, c'est donc bénéficier d'un point de vue privilégié sur les débats de théorie littéraire. L'auteur est la voie royale de la théorie littéraire, dans la tension entre ces deux pôles : la croyance simple en ce que « l'auteur a voulu dire » comme limite de l'interprétation, et la table rase sur l'auteur.

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Partons des deux thèses en présence. La thèse intentionnaliste est familière. L'intention d'auteur est le critère pédagogique ou académique traditionnel du sens littéraire. Sa restitution est, ou a longtemps été, la fin principale, ou même exclusive, de l'explication de texte. Suivant le préjugé ordinaire, le sens d'un texte, c'est ce que son auteur a voulu dire. L'avantage principal de l'identification du sens à l'intention est de résorber le problème de l'interprétation littéraire : si on sait ce que l'auteur a voulu dire, ou si on peut le savoir en faisant un effort - et si on ne le sait pas, c'est qu'on n'a pas fait un effort suffisant -, il n'y a pas lieu d'interpréter un texte. L'explication par l'intention rend donc la critique littéraire inutile (c'est le rêve de l'histoire littéraire). De plus, la théorie elle-même devient superflue : si le sens est intentionnel, objectif, historique, plus besoin non seulement de critique mais non plus de critique de la critique pour départager les critiques. Il suffit de travailler un peu plus, et on aura la solution.

L'intention, et plus encore l'auteur lui-même, étalon habituel de l'explication littéraire depuis le xixe siècle, a été le lieu par excellence du conflit entre les anciens (l'histoire littéraire) et les modernes (la nouvelle critique) dans les années soixante. La controverse sur la littérature et le texte s'est concentrée autour de l'auteur, en qui l'enjeu pouvait se résumer de façon simple. Tous les notions littéraires traditionnelles peuvent d'ailleurs être rapportés à celle d'intention d'auteur, ou s'en déduisent. De même, tous les concepts oppositionnels de la théorie peuvent se dégager de la prémisse de la mort de l'auteur, comme dans le fameux article de Barthes.

 

L'auteur est un personnage moderne, jugeait-il, produit sans doute par notre société dans la mesure où, au sortir du Moyen Âge, avec l'empirisme anglais, le rationalisme français, et la foi personnelle de la Réforme, elle a découvert le prestige de l'individu, ou, comme on dit plus noblement de la « personne humaine » (Barthes, 1984, p. 61-62).

 

Tel était le point de départ de la nouvelle critique : l'auteur n'est autre que le bourgeois, l'incarnation de l'idéologie capitaliste. Autour de lui, s'organisent suivant Barthes les manuels d'histoire littéraire et tout l'enseignement de la littérature : « L'explication de l'oeuvre est toujours cherchée du côté de celui qui l'a produite, comme si, à travers l'allégorie plus ou moins transparente de la fiction, c'était toujours finalement la voix d'une seule et même personne, l'auteur, qui livrait sa ãconfidenceä » (ibid., p. 62), ou comme si, d'une manière ou d'une autre, l'oeuvre était toujours un aveu, ne pouvait représenter autre chose qu'une expression de soi. Or Proust n'a cessé de proclamer qu'il ne sert à rien de fréquenter l'auteur pour comprendre l'oeuvre.

À l'auteur comme principe producteur et explicateur de la littérature, Barthes substitue le langage, impersonnel et anonyme, peu à peu revendiqué comme matière exclusive de la littérature par Mallarmé, Valéry, Proust, le surréalisme, ou encore : « L'écriture, c'est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit » (ibid., p. 61). Barthes est ici tout proche de Mallarmé, qui demandait déjà « la disparition élocutoire du poète, qui cède l'initiative aux mots ». Pour Barthes, « c'est le langage qui parle, ce n'est pas l'auteur ». L'auteur ainsi disqualifié, le seul seul sujet en question dans la littérature est celui de l'énonciation : « l'auteur n'est jamais rien de plus que celui qui écrit, tout comme je n'est autre que celui qui dit je » (ibid., p. 63). Dans cette comparaison entre l'auteur et le pronom de la première personne, on reconnaît la réflexion d'Émile Benveniste sur « La nature des pronoms » (1956), qui eut une grande influence sur la nouvelle critique. L'auteur cède donc le devant de la scène à l'écriture, au texte, ou encore au scripteur, qui n'est jamais qu'un « sujet » au sens grammatical ou linguistique, un être de papier, non une « personne » au sens psychologique : c'est le sujet de l'énonciation, qui ne préexiste pas à son énonciation mais se produit avec elle, ici et maintenant. L'auteur n'est rien de plus qu'un copiste mêlant les écritures, loin de tout mythe de l'origine et de l'originalité ; l'auteur n'invente rien, il bricole. D'où il s'ensuit encore que l'écriture ne peut pas « représenter », « peindre » quoi que ce soit qui serait préalable à son énonciation, et qu'elle n'a pas plus d'origine que n'en a le langage. Sans origine, « le texte est un tissu de citations » : la notion d'intertextualité se dégage elle aussi de la mort de l'auteur. Quant à l'explication, elle disparaît avec l'auteur, puisqu'il n'y a pas de sens unique, originel, au principe, au fond du texte. Bref, la critique doit faire l'impasse sur l'auteur : « Donner un Auteur à un texte, c'est imposer à ce texte un cran d'arrêt, c'est le pourvoir d'un signifié dernier, c'est fermer l'écriture » (ibid., p. 68). La lecture ne correspond pas à un déchiffrement critique, mais à une appropriation : « La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l'Auteur » (ibid., p. 69), comme obstacle à la liberté de la lecture. Ainsi, dernier maillon du nouveau système qui se déduit en entier de la mort de l'auteur : le lecteur, et non l'auteur, est le lieu où l'unité du texte se produit, dans sa destination au lieu de son origine, mais ce lecteur n'est pas plus personnel que l'auteur tout juste déboulonné, et il s'identifie lui aussi à une fonction : il est « ce quelqu'un qui tient rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l'écrit » (ibid., p. 67).

Comme on le voit, tout se tient dans ce manifeste anti-lansonien contre l'auteur comme idole et garant du sens, jusqu'à la prise de pouvoir du lecteur, conformément à une prémisse déjà présente dans toute sa radicalité chez Blanchot : « Toute lecture [·] est une prise à partie qui annule [l'auteur] pour rendre l'oeuvre à sa présence anonyme, à l'affirmation violente, impersonnelle, qu'elle est » (L'Espace littéraire, p. 256).

L'ensemble de la théorie littéraire peut donc se rattacher à la prémisse de la mort de l'auteur, car elle s'oppose de front à l'axiome de l'histoire littéraire. Barthes lui donne à la fois une tonalité dogmatique : « Nous savons maintenant qu'un texte ... », et politique : « Nous commençons maintenant à ne plus être dupes de ... » La théorie coïncide avec une critique de l'idéologie : l'écriture ou le texte « libère une activité que l'on pourrait appeler contre-théologique, proprement révolutionnaire, car refuser d'arrêter le sens, c'est finalement refuser Dieu et ses hypostases, la raison, la science, la loi » (ibid., p. 66). Nous sommes en 1968 : le renversement de l'auteur, qui signale le passage du structuralisme systématique au post-structuralisme déconstructeur, est de plain-pied avec la rébellion anti-autoritaire. Afin et avant d'exécuter l'auteur, il a toutefois fallu l'identifier à l'individu bourgeois, à la personne psychologique, et ainsi réduire la question de l'auteur à celle de l'explication de texte par la vie et la biographie, restriction que l'histoire littéraire suggère sans doute, mais qui ne recouvre certainement pas tout le problème de l'intention, et ne le résout nullement.

Entre la mort pure et simple de l'auteur et la réduction de l'étude littéraire à la détermination de son intentiuon, on a proposé des médiations plus subtiles : Wayne Booth, Gérard Genette, Kate Hamburger, Umberto Eco ont distingué l'auteur empirique, l'auteur impliqué, l'éditeur, le narrateur homo- ou hétéro-diégétique (présent comme personnage dans l'histoire ou absent de l'histoire), le protagoniste, le narrataire, le lecteur idéal, le lecteur empirique. La mort de l'auteur, en dépit de sa violence, a inauguré une ligne de recherche productive.

Plus tard, Barthes n'a pas été sans ironiser sur la dérive iconoclaste de ces années de théorie radicale. Dès Le Plaisir du texte, en 1973, il prenait déjà ses distances :

 

Comme institution l'auteur est mort : sa personne civile, passionnelle, biographique, a disparu ; dépossédée, elle n'exerce plus sur son oeuvre la formidable paternité dont l'histoire littéraire, l'enseignement, l'opinion avaient à charge d'établir et de renouveler le récit : mais dans le texte, d'une certaine façon, je désire l'auteur : j'ai besoin de sa figure (qui n'est ni sa représentation, ni sa projection), comme elle a besoin de la mienne (sauf à « babiller ») (p. 45-46).

 

Bref, on ne se débarrasse pas à si bon compte de l'auteur. Le lecteur a besoin d'un interlocuteur imaginaire, construit par lui dans l'acte de lecture, sans lequel la lecture serait abstraction vaine. On peut limiter la place de la biographie et de l'histoire dans l'étude littéraire, relâcher la contrainte de l'identification du sens à l'intention, mais, si on aime la littérature, on ne peut pas se passer de la figure de l'auteur.

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Quelques mots enfin sur l'examen. Il est maintenant de tradition de vous donner à la fin de ce cours un texte anonyme en vous demandant d'en dégager et analyser les hypothèses à propos de la littérature et notamment de la ou des notions cruciales qui ont fait l'objet des leçons : cette année la notion d'auteur. Le but du cours étant le développement d'une conscience critique, la préparation à la recherche littéraire - savoir ce qu'on fait en le faisant -, la formation d'une épistémologie et d'une déontologie du métier, on est en doit d'attendre de vous que vous sachiez repérer les notions présupposées par une texte sur la littérature. L'auteur et les autres notions critiques sont liées, toutes se touchent et forment un réseau, comme on vient de le voir en parcourant l'article « La mort de l'auteur » de Barthes : tout s'y tient, et lorsqu'on tire un fil tout vient. Ainsi un texte mettant en jeu la notion d'auteur - en un sens, tout texte critique le fait - permet d'évaluer votre conscience critique.

Mais quel type de commentaire vous demander ? Vous appartenez à une génération qui été préparée à un nouvel exercice littéraire dont je suis devenu peu à peu familier en vous lisant : l'« étude d'un texte argumentatif », proposée à l'épreuve anticipée de français du baccalauréat depuis 1996. J'ai mis du temps à en percevoir les règles et conventions  Pour beaucoup d'entre vous, vous les suivez comme une seconde nature lorsque vous avez un texte critique à commenter ; vous décrivez le type d'argumentation, d'énonciation, de modalisation, d'induction ou déduction, de focalisation, etc. Avant de vous lire, j'étais plutôt préparé à une évaluation des idées, à une interprétation du sens, à une confrontation avec d'autres conceptions des notions engagées, et non à l'« étude d'un texte argumentatif ». Que la nature de l'exercice attendu soit claire : nous n'attendons pas une « étude d'un texte argumentatif » sur le modèle de bac.

Dernière remarque préliminaire : dans ce cours j'ai l'habitude de faire une ou deux séances de questions, au milieu et à la fin, pour vous entendre, et aussi pour dialoguer avec vous. Vous pourrez, si vous êtes timide, poser des questions par écrit en le posant sur le bureau.


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