Colloques en ligne

Emmanuel Buron

« Hors de moy » : la publication, les effets d’Amour et les actes de Folie dans les Œuvres de Louise Labé

« Out of me » : publication, effects of Love and Acts of Madness in the Œuvres de Louise Labé

1On peut qualifier de mineures la posture d’énonciation qu’adopte Louise Labé dans ses Œuvres et la manière dont elle s’approprie les discours poétiques et philosophiques en vigueur au milieu du XVIe siècle. En employant cet adjectif, je m’inspire de Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui parlaient de « littérature mineure » à propos de Kafka, auteur tchèque qui écrit en allemand : « une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure1 ». C’est une manière de s’approprier un discours constitué, dont on ne se perçoit pas comme locuteur légitime, de reprendre des énoncés autorisés depuis une situation de parole marginale, avec une autorité précaire qui en sape l’évidence, la teneur ou la portée. Le locuteur mineur mesure alors la distance qui l’empêche d’adhérer pleinement à son rôle et à lui-même, ainsi que celle qui sépare son discours de la réalité, le sens de ses mots de l’essence des choses. Certes, Louise Labé n’appartient pas à une minorité linguistique mais elle écrit en français en 1555, alors que le rapport de beaucoup d’écrivains à leur langue est déterminé par la pratique de l’imitation et l’impératif d’« illustration ». Pour faire du français une grande langue de culture, il faut d’une manière ou d’une autre imiter les grands auteurs antiques ou italiens, dont les œuvres définissent les paradigmes qu’il faut naturaliser (Louise Labé se place par exemple dans le sillage de Sapho2). C’est dire que l’écrivain français se perçoit alors comme dominé culturellement, qu’il se projette dans un statut de minorité, pour un temps qu’il s’imagine limité : il écrit précisément pour s’approprier les formes d’un discours majeur qu’il perçoit comme étranger, pour s’élever à la hauteur de ses modèles afin, à terme, de se substituer à eux. Toutefois, s’il compte finalement s’illustrer par cette concurrence, c’est qu’il a commencé par se mettre en position de dépendance par rapport à son modèle. Cette posture mineure définit le statut de l’écrivain français dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Toutefois, Louise Labé l’adope aussi d’une autre manière, beaucoup plus caractéristique. Dès l’ouverture des Œuvres, dans l’épître « A M.C.D.B.L. », elle souligne qu’elle est une femme, et que les « sciences et disciplines » ont jusqu’alors été réservées aux hommes, même si cette exclusivité commence à vaciller3. En incitant les femmes à s’en saisir, alors qu’elles ne l’ont pas encore fait et se montrent timides à le faire, elle s’installe donc dans le rôle de locutrice illégitime, s’appropriant un discours autre, tenu par un groupe de locuteurs de plein droit dont elle ne fait pas partie. Elle souligne d’ailleurs qu’ « ayant passé partie de [s]a jeunesse à l’exercice de la Musique » cette appropriation reste imparfaite :

Si j’eusse été tant favorisée des Cieux, que d’avoir l’esprit grand assez pour comprendre ce dont il a eu envie, je servirais en cet endroit plus d’exemple que d’admonition.4

2On ne peut réduire cette déclaration à une banale excusatio propter infirmitatem car, de fait, les Œuvres de Louise Labé ne relèvent pas des « sciences et disciplines ». Cette formule renvoie à des ouvrages de savoir ou d’érudition, délivrant des vérités ou une doctrine y prétendant, alors que les Œuvres trouvent leur matière dans les passions ou dans la mythologie traitée d’une manière facétieuse. Louise Labé souligne donc une évidence quand elle refuse de donner ses Œuvres en exemple d’une conquête achevée du savoir. Néanmoins, quand elle prétend servir aux femmes d’ « admonition », elle ne se réfère pas seulement à l’ exhortation que constitue l’épître dédicatoire : elle vise aussi le Débat et les poèmes qui, en tant qu’ouvrages écrits, fondés sur une somme de lecture et une pratique des codes littéraires, supposent un travail intellectuel, inférieur pour ne s’appliquer qu’à des matières imaginaires et passionnelles plus qu’à la poursuite de vérités rationnelles. C’est par la nature et la qualité de l’objet auquel l’auteur se consacre que les Œuvres diffèrent des « sciences et disciplines », non par l’étude que suppose leur élaboration, et en ce sens, elles peuvent bien servir d’ « admonition » à la poursuite d’un objet de plus haute vertu. L’épître « À M.C.D.B.L » établit une relation directe entre la matière des Œuvres et l’autorité incertaine de l’autrice : à auteur illégitime, matière inférieure et tension inaboutie vers le savoir.

3Reprenant le discours sur l’amour depuis une position périphérique, Louise Labé en décentre toutes les coordonnées. Nous verrons ainsi que le Debat de Folie et d’Amour consiste fondamentalement en une interrogation de la nature de l’amour à partir de ses effets : si, selon une tradition qui passe par Aristote, Lucrèce et Virgile, la sagesse est la connaissance des causes, c’est bien décentrer la philosophie de l’amour que de l’interroger à partir de ses effets, des symptômes ou des comportements qu’il produit. C’est aussi faire preuve d’un scepticisme empirique en se détournant de l’esprit, et d’une analyse intellectuelle de l’essence de l’amour, vue de l’esprit dont l’emprise dans le réel est à jamais invérifiable, au bénéfice du corps, source de toute assurance. Cette dynamique centrifuge est aussi principe d’une poétique, puisqu’elle peut rendre compte aussi bien de la forme allégorique et dramatique du Debat, que de l’articulation de ce dialogue avec les poèmes qui le suivent. Elle rend compte enfin de la psychologie de l’amante, que l’amour sépare d’elle-même et projette au dehors, en un mouvement d’extériorisation qui se traduit par l’écriture et la publication, formes concrètes de l’existence hors de soi. Louise Labé est en cela fondamentalement pétrarquiste : par la dynamique centrifuge qu’il induit, l’amour devient la justification de la composition d’un recueil en langue vulgaire sur la passion vécue à la première personne, forme à la légitimité culturelle encore incertaine au milieu du XVIe siècle.

L’effet comme lieu de l’éloge : le discours V

4« Les effets et issues des choses les font louer ou mépriser5 », déclare Folie dans le Debat. Elle rappelle ainsi que l’effet est un des lieux de la rhétorique épidictique. Pour faire l’éloge d’une personne, l’orateur peut louer des qualités qui lui sont propres, mais il peut aussi mettre en valeur les personnes ou les choses avec lesquelles elle est en relation. Il célébrera par exemple la grandeur ou la vertu de ses parents, la splendeur de la ville ou du pays dont il est originaire. On peut aussi louer quelqu’un ou quelque chose – c’est ce que rappelle Folie – en raison de la qualité des effets qu’il produit. Francis Goyet a montré que cette démarche était prégnante dans Les Amours de Ronsard. En s’étonnant par exemple que des fleurs naissent sous les pieds de sa dame, l’amant invite à deviner, sans le dire, qu’elle est de nature divine, puisque seule une telle cause peut produire de tels effets. Francis Goyet remarque

Le mot d’effet, qui parle de concret, d’effectif, postule le lien avec une cause mais parle aussi d’impressionner, de « faire de l’effet ». [...] Causalité et visibilité se prêtent main forte. [...] Mais ces signes, comme tout signe, ne font signe que pour celui qui en a la clé, l’interprétant.6

5L’effet est le résultat de la mise en œuvre d’une puissance. La relation qu’il entretient avec sa cause diffère de celle qu’une conséquence entretient avec la sienne. Fondamentalement physique, la relation de la cause à la conséquence suppose une forme de contiguïté : elle est immédiate et nécessaire, alors que la relation de la cause à l’effet est génétique. Il est produit par elle, si bien qu’interprété correctement, il en révèle la nature, ou du moins certains aspects. Il répond à une dynamique de manifestation. Si la cause et la conséquence peuvent être présentes en même temps, et s’inscrivent dans un même plan, la cause et l’effet se situent sur deux plans différents, et seul l’effet apparaît quand la cause demeure cachée. Il n’est donc pas dissociable d’un travail herméneutique de la part de l’observateur : un fait ne devient effet que lorsqu’une interprétation le met en relation avec une cause cachée dont il serait le produit. Cette relation est toujours spéculative, entourée d’un halo d’incertitude : une même cause peut produire plusieurs effets différents et un unique effet peut recevoir plusieurs causes. Philosophes et théologiens distinguent au besoin des causes hiérarchisées, de même qu’ils reconnaissent des effets combinés. C’est ainsi qu’on peut affirmer que Dieu est la cause première de toutes choses, même si parmi elles, certaines admettent la nature ou l’art humain comme causes secondes. Un adage scolastique assure que « l’effect de la seconde Cause est l’effect de la premiere »7.

6Mais revenons à la rhétorique : c’est en raison de leurs effets respectifs que, dans leurs plaidoyers, Apollon et Mercure louent Amour et Folie. Leur débat ne porte pas sur les faits : même si leurs interprétations divergent, ils donnent des récits analogues des événements. Nul ne conteste que Folie a aveuglé Amour et qu’elle lui a donné des ailes afin de rendre manifeste que c’est elle qui, depuis toujours, le guide. La question est de savoir ce que les dieux doivent faire devant cette situation : rendre la vue à Amour et le libérer de la tutelle de Folie, comme le veut Apollon, ou au contraire les laisser ensemble, suivant l’avis de Mercure. Le premier expose sa stratégie argumentative pour convaincre les dieux de rendre la vue à Amour :

Ce que trouverez devoir être fait [séparer Amour et Folie], après qu’aurez entendu de quel grand bien sera cause Amour, quand il aura gagné ce point : et de combien de maux il sera cause, étant si mal accompagné, même à présent qu’il a perdu les yeux.8

7Il s’agit de louer l’amour lucide par les effets dont il est « cause » et de blâmer l’amour aveugle de la même manière. La démarche de Mercure est analogue puisqu’il doit « répondre aux accusations que j’entends être faites à Folie » (p. 118), ce qui revient à en faire l’éloge. En deux occurrences au moins, Apollon souligne qu’il exploite le lieu des effets. Pour établir « en quel honneur et réputation est Amour parmi les hommes », il souligne qu’ils vont « l’honorant par ses anciens pères et mères, et par les effets merveilleux que de tout temps il a accoutumé montrer » (p. 100). Un peu plus loin, il remarque encore qu’« est le chant et harmonie l’effet et signe de l’Amour parfait » (p. 108). À effet harmonieux, cause parfaite : le ravissement que procure la musique est le « signe » du caractère désirable de l’amour, et plaide pour la séparation de celui-ci et de Folie qui l’entrave. Toute l’argumentation d’Apollon peut se ramener à un éloge d’amour par ses effets, et il en va de même pour Mercure qui veut montrer qu’Amour n’a d’effets heureux que s’il est conjoint avec Folie.

L’invention du débat : les effets d’amour comme problème philosophique

8Si l’invention des plaidoyers du Discours V repose sur le lieu des effets, c’est que la notion d’effet est au cœur de la problématique du Debat dans son ensemble. On peut la résumer en une question : quelle est la cause des effets d’amour ? La devinette peut paraître puérile, comme celle relative à la couleur du cheval blanc d’Henri IV, puisque la réponse semble donnée avec la question ; et pourtant, c’est exactement dans ces termes que Folie définit l’objet de son différend avec Amour, en un passage capital du discours I :

Les effets et issues des choses les font louer ou mespriser. Si tu fais aimer, j’en suis cause le plus souvent. Mais si quelque étrange aventure, ou grand effet en sort, en cela tu n’y as rien : mais en est à moi seule l’honneur. Tu n’as rien que le cœur : le demeurant est gouverné par moi.9

9Nous savons qu’un effet peut résulter de causes multiples, et qu’on peut les hiérarchiser. Folie traduit ce problème en un partage spatial : Amour « fai[t] aimer », c’est-à-dire qu’il préside à la naissance du sentiment, mais son empire se limite au « cœur » : de lui dépend l’attraction ou le désir qu’une personne peut ressentir pour une autre, mais dès que cette impulsion se manifeste au dehors du cœur et se traduit en acte(s), commence l’empire de Folie. Ce passage à l’acte ouvre le domaine des effets, qui se trouvent implicitement définis comme ce qui « sort » du cœur (d’où la synonymie entre « effets » et « issues » dans la première phrase de la citation). C’est dire que les amours célèbres ne le sont qu’à proportion du caractère spectaculaire de leurs effets. Folie le souligne un peu auparavant, au début de cette même réplique, avant de dérouler une série d’exempla mythologiques. Tous illustrent que si Amour fait aimer, sa « gloire » provient de ce que Folie le « fai[t] paraître », c’est-à-dire le traduit en actes qui permettent aux observateurs de constater ce sentiment, invisible aussi longtemps qu’il n’est qu’intérieur. Elle lui assure prestige et grandeur à mesure de l’extravagance de ces actes10. Amour « fait aimer Jupiter » (p. 74), mais ses amours sont restées fameuses en raison des diverses métamorphoses animales que le dieu a effectuées pour posséder ses amantes. De même, Pâris serait inconnu s’il « n’eût fait autre chose, qu’aimer Hélène » (p. 75), c’est-à-dire s’il avait seulement subi l’ascendant d’Amour : c’est son rôle déclencheur dans la guerre Troie qui lui vaut la gloire ; Didon n’est connue que pour avoir organisé la partie de chasse où elle s’est donnée à Énée, puis pour s’être suicidée, ou Artémise, pour avoir bu les cendres de son époux avant de lui ériger le Mausolée11 : autant d’actes de folie, qui rendent spectaculaire un amour autrement invisible, et qui témoignent de sa grandeur.

10Folie intervient donc comme un principe d’altérité ou d’hétérogénéité entre Amour et ses effets, entre l’impulsion affective et sa traduction effective, en actes. C’est dire que tout amour vécu doit nécessairement faire la part de la folie, et que tout(e) amant(e) l’éprouve comme une force centrifuge, qui l’arrache et le rend étranger à lui-même. À plusieurs reprises, le Debat souligne que l’amour entre en tension avec le naturel de l’amant(e), qu’il l’altère. Amour signale ce point dans le discours IV, quand il explique à Jupiter comment il faut séduire, et pourquoi ses multiples métamorphoses n’ont pas réussi à lui gagner le cœur des femmes qu’il voulait conquérir :

La première chose dont il faut s’enquérir, c’est, s’il y a quelque Amour imprimée : et s’il n’y en a, ou qu’elle ne soit encor enracinée, ou qu’elle soit déjà toute usée, faut soigneusement chercher quel est le naturel de la personne aimée : et, connaissant le nôtre, avec les commodités, façons, et qualités être semblables, en user : si non, le changer.12

11L’amour conduit à « changer » son naturel, et les métamorphoses animales de Jupiter, externes et corporelles, ne sont que la caricature de cette altération intérieure. Amour fait ainsi écho à Folie dans le passage du discours I analysé plus haut. Amour concède l’autorité sur ses manifestations externes à Folie, et s’il limite la sienne à l’intérieur, c’est tout de même par une métamorphose qu’il manifeste sa puissance. Un peu plus loin dans le Debat, c’est Apollon, l’avocat d’Amour, qui souligne l’altération du naturel qui se produit chez l’amant :

On se compose les yeux à douceur et pitié, on adoucit le front, on amollit le langage, encore que de son naturel l’Amant eût le regard horrible, le front dépité, et langage sot et rude : car il a incessamment au cœur l’objet de l’amour, qui lui cause un désir d’être digne d’en recevoir faveur, laquelle il saît bien ne pouvoir avoir sans changer son naturel.13

12L’amour est l’origine d’un processus de civilisation individuel qui correspond à la métamorphose d’un état sauvage premier. Il conduit de nouveau à « changer son naturel ». On peut donc s’étonner qu’Apollon assure aussitôt après : « Ainsi entre les hommes Amour cause une connaissance de soi-même14 » ; mais la contradiction n’est qu’apparente. Se connaître ne signifie pas rester identique à soi-même. Le désir de plaire a autrui provoque un examen de soi, destiné à reconnaître les qualités qui lui agréent, afin de les mettre en valeur, et les défauts qui le heurtent, afin de les changer15. La connaissance de soi est un préalable à une altération raisonnée de son naturel.

13Mercure souligne lui aussi que l’amour provoque une altération du naturel, qu’il rapporte à Folie. Elle résulte de la quasi-équivalence entre amour et désir :

Étant Amour désir, ou, quoi que ce soit, ne pouvant être sans désir : il faut confesser qu’incontinent que cette passion vient saisir l’homme, elle l’altère et immue. Car le désir incessamment se démène dedans l’âme, la poignant toujours et réveillant. Cette agitation d’esprit, si elle était naturelle, elle ne l’affligerait de la sorte qu’elle fait : mais étant contre son naturel, elle le malmème, en sorte qu’il se fait tout autre qu’il n’était.16

14Par définition, le désir est intentionnel – il n’y a pas de désir intransitif, mais tout désir est désir de quelque chose – et l’amour projette l’amant hors de lui-même, vers une autre personne à laquelle il se conforme pour mieux lui plaire. Si Apollon souligne « la connaissance de soi-même » qu’engage ce travail sur soi, Mercure n’y voit qu’un processus d’altération, qu’il explique par la différence de l’esprit et du corps :

Et ainsi en soi n’étant l’esprit à son aise, mais troublé et agité, ne peut être dit sage et posé. Mais encore fait-il pis : car il est contraint se découvrir : ce qu’il ne fait que par le ministère et organe du corps et membres d’icelui. Étant une fois acheminé, il faut que le poursuivant en amours fasse deux choses : qu’il donne à connaître qu’il aime : et qu’il se face aimer.17

15Agité par le désir, l’esprit n’est plus maître de lui-même et veut sortir de soi, ce que Mercure traduit par le souci de « se découvrir », de ne pas rester enfermé dans le corps et invisible à tout observateur, comme c’est la nature de l’esprit, mais de se manifester au dehors grâce au corps : c’est par son comportement extérieur que la personne qui aime peut « donner à connaître » son amour à la personne aimée, et qu’elle peut s’en faire aimer en retour. Pour se réaliser, l’amour implique la projection de l’esprit dans un corps, qui le traduit en signes et qui peut lui donner une efficience dans la réalité. Louise Labé fait écho au « Blason du corps », qui est peut-être de François Ier et qui, dans certaines éditions, ouvrait la série des Blasons du corps féminin, alors que dans d’autres, il apparaît parmi les dernières pièces, ayant dans les deux cas une valeur récapitulative, dégageant une idéologie synthétique diffuse dans les blasons des divers membres.

Tu as puissance, ô corps, de tel effet,
Que sans toi seul rien ne serait parfait,
Ni l’esperit de nous serait connu,
Car comme vent, ou ombre est inconnu.
[…]
Or voyez donc si le corps ne doit être
Sur tout loué comme seigneur et maître,
Car l’esperit il n’a que le penser,
Sans corps ne peult ou plaire ou offencer,
Parquoi le corps est maître des effets
Qui nous font tous parfaits, ou imparfaits.18

16L’esprit ne peut être connu que par le corps, sans lequel il existe à peine (pour l’observateur extérieur), comme un vent ou une ombre ; privé de corps, il ne peut produire aucun effet, bon ou mauvais (« ou plaire ou offencer »). C’est exactement le propos de Mercure à la fin du Debat, et le rapprochement avec le blason nous permet de retrouver la notion d’effet derrière son argument : si l’esprit ne peut « se découvrir » que « par le ministère et organe du corps et membres d’icelui », c’est que « le corps est maître des effets ». La boucle est bouclée : l’amour fait naître le sentiment dans le cœur, d’où il cherche à sortir, étant désir et donc tension vers l’extérieur ; mais, pour se manifester, il doit se projeter de l’esprit dans le corps, afin de se faire connaître et de susciter un amour réciproque ; le champ de ces manifestations physiques définit le domaine des effets d’amour sur lequel Folie, qui préside non à l’esprit mais au corps, revendique l’autorité.

17L’invention du Debat est une transposition allégorique de ce problème. Amour et Folie se disputent pour savoir qui passera le premier le guichet du palais de Jupiter. La question est de préséance : celui qui passe le premier est le plus puissant dans une même hiérarchie, il a autorité sur le second qui tient de lui son pouvoir. Folie, qui sort de fait victorieuse de l’altercation, impose son autorité sur l’amour. Louise Labé prend comme point de départ la représentation conventionnelle d’Amour – un enfant nu avec des ailes et les yeux bandés – et elle invente un mythe étiologique qui raconte comment il a reçu ces attributs. Ceux-ci apparaissent donc comme accidentels, ce qui invite à reconstituer un état essentiel de l’amour tel qu’en lui-même – celui qu’Apollon évoque dans sa plaidoirie –, et les circonstances de la chute renvoie cet état dans le passé : c’est Folie donc qui a imposés ses attributs actuels à l’amour, comme autant de mutilations pour le punir de son arrogance. Elle s’affirme alors comme une puissance d’altération qui modifie le pouvoir et les actions d’Amour. Ainsi qu’elle le revendique, elle devient cause première de ses effets. En conséquence, on ne peut pas distinguer les faits qu’Apollon met en avant pour illustrer les bienfaits de l’amour lucide de ceux qu’invoque Mercure pour défendre Folie et son action. Les deux avocats proposent des interprétations différentes des mêmes faits – le principe du sentiment social, le sentiment individuel pour une autre personne, un souci de civilisation des mœurs, la pratique de la musique et celle de la poésie, etc. – mais ils divergent sur l’identification de la cause à laquelle attribuer ces effets bénéfiques. Amour et Folie ne président pas à deux formes actuelles de comportement différentes – un amour rationnel et un amour fou – mais ils sont les deux clés herméneutiques d’un même comportement équivoque : doit-on reconnaître, dans la manière dont tout(e) amant(e) vit son amour, l’effet de l’amour ou l’effet de la Folie ? Mercure analyse les effets de l’amour actuel, postérieur à la chute originelle, tandis qu’Apollon reconstitue la puissance de l’Amour tel qu’il était antérieurement, quand il était indépendant de Folie. Toutefois, cette reconstitution d’un amour raisonnable reste purement intellectuelle, sans emprise sur la réalité. Il reviendrait à Jupiter d’ordonner ou non la séparation des deux principes et de restaurer l’amour dans sa puissance première, ouvrant la possibilité de l’éprouver sans folie ; mais la suspension finale du jugement reporte sans délai cette séparation éventuelle. La possibilité d’un amour sans folie reste une vue de l’esprit. À travers la plaidoirie d’Apollon, le Débat la construit comme une représentation intellectuelle, mais il jette aussi le doute sur son actualité, sur la possibilité de l’éprouver. La suspension finale du verdict de Jupiter est donc une forme d’épochè, une suspension du jugement quant à la possibilité d’actualiser une représentation. C’est en somme le néoplatonisme, dans la mesure où il consiste en une philosophie de l’amour, que le Debat soumet à une ironie sceptique.

18C’est donc la nature de l’amour, et elle seule, que Louise Labé interroge à travers ses manifestations. Folie est l’instrument de cette interrogation mais jamais son pouvoir ou son action ne sont mis en doute. En conséquence, la notion d’effet, qui ne renvoie à une cause qu’au terme d’une interprétation toujours indécise, est toujours rapportée à l’amour, et jamais à la folie. Quand il s’agit d’évoquer les comportements que provoque cette dernière, Louise Labé utilise le mot « acte ». Quand Mercure évoque par exemple un bouffon, et le rire qu’il suscite, il ajoute : « Tous les actes de folie sont tels, que l’on ne peut en parler sans sentir au cœur quelque allégresse, qui défâche un homme et le provoque à rire » (p. 127-128). Un peu plus bas dans la même page, il précise : « ne faut estimer que les actes de Folie soient toujours aussi légers comme le saut des Bergers » (p. 128). Comme exemple d’actes plus graves, il citera ceux qui constituent l’argument des tragédies, des comédies et des saltations, qu’il définit comme une pantomime si parfaite que le spectateur « pense entendre les paroles qui sont convenables et propres en tels actes » (p. 129). Plus loin dans son discours, il évoque les comportements extravagants des amants et demande : « Et en tous ces actes, quels traits trouvez-vous que de Folie ? » (p. 142). Dans les trois premières occurrences, les « actes de Folie » sont perçus en relation avec des genres théâtraux (sotie, comédie, tragédie, saltation) dont ils constituent les arguments : c’est qu’il s’agit alors d’illustrer le caractère communicatif de la Folie : « Le plaisir que donne Amour est caché et secret ; celui de Folie se communique à tout le monde » (p. 127). Cette publicité de la folie est la contrepartie du fait analysé précédement qu’elle règne sur le dehors et sur le corps, et non dans le cœur ou l’esprit. Folie préside aux manifestations. Or, un « acte » est extérieur, corporel et visible et projette un état d’esprit sous les yeux des observateurs. C’est aussi la valeur du mot « effet », mais la relation de l’acte à la puissance qui l’accomplit est évidente, immédiate et sans ambiguité. Le premier acte de Folie est illustré par le jeu d’un fou : entre l’agent et son acte, aucune place n’est laissée à l’intervention d’un tiers, à la différence de ce qui se passe entre la cause est l’effet. Qui douterait que l’action accomplie par un fou soit un acte de folie ? L’origine de l’acte n’est pas douteuse comme la cause de l’effet.

19Le Debat interroge donc l’essence de l’amour à partir de ses effets et il y reconnaît le jeu d’une dynamique de décentrement : Folie creuse l’écart entre l’état actuel de l’amour et son état originel, et elle le conduit à se manifester en effets hétérogènes à leur cause. L’esprit se fait corps et la passion se traduit en comportement extravagants.

Poétique du décentrement et de l’expérience

20De cette lecure du Debat sous le signe du décentrement, on peut déduire les grandes lignes d’une poétique. Cette œuvre se caractérise tout d’abord par le choix d’un mode de représentation dramatique. Avec des termes et des subdivisions diverses, les poéticiens de l’Antiquité ont distingué un mode narratif, où une instance auctoriale – auteur ou narrateur – extérieure aux événements racontés prend en charge la relation des faits, et un mode dramatique, où l’auteur n’assume jamais ouvertement cette représentation, mais se cache derrière des personnages impliqués dans l’action, qui sont les seuls à parler. Conformément à son étymologie (en latin, persona signifie masque), le personnage est le masque de l’auteur. C’est dans cette logique de substitution qu’on peut retrouver le principe de décentrement : la représentation se construit sur une prise de distance par rapport à la source véritable du discours. Le Debat se caractérise en outre par le mode de représentation allégorique, et en particulier par la personnification. On reconnaît dans ce procédé la dynamique centrifuge, qui pousse l’esprit à se projeter dans un corps et ce corps à produire des signes. Un écart se creuse ainsi entre la sagesse et les formes sensibles dans lesquelles elle se traduit. L’épître « A M.C.D.B.L » suggère une autre forme de décentrement derrière ce mode allégorique. J’ai rappelé en introduction la posture mineure qu’y adopte Louise Labé. Elle incite les femmes à conquérir la maîtrise des « sciences et disciplines », auparavant réservées aux hommes, mais elle ne prétend pas elle-même atteindre cet objectif, son éducation musicale ne l’ayant pas préparée aux disciplines savantes. La représentation allégorique répond en quelque sorte à cette marginalité de l’autrice, puisqu’elle offre un accès indirect, figuré, sous le voile de la fiction et de personnages, au savoir ou à la sagesse qu’elle peut délivrer. Si l’auteur ne jouit que d’une légitimité à la marge, il ne peut approcher la vérité que par un biais.

21Le passage du Debat aux poèmes renouvelle le mouvement qui préside à la personnification, par lequel l’esprit est « contraint de se découvrir […] par le ministère et organe du corps » (p. 144). On passe en effet d’un discours sur l’amour au discours amoureux, puisque les poèmes sont à la première personne. Toutefois, l’amante locutrice n’est pas moins un personnage que les locuteurs du Débat. À la différence des autres recueils pétrarquistes, aucun nom n’apparaît dans celui de Louise Labé – ni celui de l’amante, ni même celui de l’aimé – si bien qu’il est encore plus incertain que dans les autres recueils amoureux d’identifier l’amante à l’autrice. Si on ajoute qu’on peine à discerner un récit cohérent qui unifierait la succession des poèmes, et que chacun de ceux-ci semble porter une histoire spécifique, qui ne s’accorde qu’approximativement avec celles des poèmes environnants, on peut admettre que le « je » n’est pas l’auteur, mais un personnage fictif qui présente certains traits communs avec lui : quand on peut lui attribuer un sexe, c’est généralement une femme, probablement lyonnaise puisque c’est auprès des dames de cette ville qu’elle est soucieuse de se justifier. Si on écarte l’hypothèse autobiographique, il apparaît que le « je » des poèmes désigne le sujet de l’expérience, la personnse « qui connaît l’amour par épreuve »19 : pour rendre compte d’un amour vécu, il faut bien se projeter dans une première personne, en l’occurrence dans le « je » d’une amante. En passant du Débat aux poèmes, Louise Labé tire donc les conséquences de l’enquête sceptique qu’elle vient de conduire : puisque l’examen des effets d’amour ne permet pas de déduire ce qu’est sa nature, l’autrice se détourne de cette enquête pour décrire l’expérience que ces effets déterminent.

22C’est tout l’objet du sonnet XXI que d’affirmer cet ancrage dans l’expérience, considérée comme seule source de certitude. Les quatrains présentent une série de questions sur les qualités qui rendent un homme aimable. La première donne le ton de toutes les autres : « Quelle grandeur rend l’homme vénérable ? » (p. 204, v. 1). Ces questions sont d’ordre général : y répondre permettrait d’établir une norme de l’expérience amoureuse. Toutefois, les tercets évacuent le problème :

Je ne voudrais le dire assurément,
Ayant Amour forcé mon jugement :
Mais je sais bien et de tant je m’assure.
Que tout le beau que l’on pourrait choisir.
  Et que tout l’art qui aide la Nature,
Ne me sauraient accroître mon désir.20

23L’amante refuse de répondre aux questions générales en alléguant la singularité subjective de son point de vue : l’amour a « forcé son jugement », et elle ne peut plus répondre de manière purement intellectuelle aux questions générales. Son expérience, et en particulier l’objet sur lequel elle a fixé son amour, déterminent sa conception de l’aimable. En soulignant la subjectivité irréductible du discours amoureux, Louise Labé reprend un motif éprouvé. Au début de La Parfaicte amye d’Antoine Heroët (1542), le locuteur constate la diversité des représentations de l’amour, que l’un peindra « vieil, cruel, et furieux » et « l’aultre, plus doulx, enfant, aveugle, et nud » ; ce qui l’amène à conclure : « Chacun le tient pour tel qu’il l’a congneu »21. Nulle objectivité n’est donc possible, et Louise Labé accentue les implications sceptiques de ce constat en posant le problème en termes de certitude : aux questions initiales, elle ne peut répondre « assurément » (v. 9) mais elle introduit sa conclusion en déclarant « de tant je m’assure » (v. 11). Tout le sonnet vise à mettre en évidence qu’on ne peut trouver aucune assurance du côté du discours général, mais seulement de celui du désir, qu’elle éprouve à son intensité maximale sans même pouvoir dire ce qui le provoque. À la différence de la raison, l’expérience donne accès, sinon à une vérité, du moins à une certitude. Le verbe « je m’assure » apparaît aussi dans le sonnet XXIII, retour significatif en un recueil qui ne compte que 24 sonnets. L’amant est alors éloigné, et l’amante dénonce comme mensonger le discours pétrarquiste au moyen duquel il l’a séduite : il lui jurait service et fidélité, mais il a vite trahi ses promesses. L’amante conclut :

Pardonne moi, Ami, à cette fois,
Étant outrée et de dépit et d’ire :
 Mais je m’assure, quelque part que tu sois,
 Qu’autant que moi tu souffres de martyre.22

24Comme dans le sonnet XXI, le verbe « je m’assure » oppose une représentation faussée par la passion (« outrée et de dépit et d’ire ») à une certitude sensible, ici la souffrance comme auparavant le désir. D’un côté, une représentation mentale ; de l’autre, une évidence qui vient du corps. Le scepticisme de Louise Labé est la conséquence d’une sagesse décentrée, qui privilégie la connaissance des effets sur celle des causes, celle du corps sur celle de l’esprit, et celle de l’expérience sensible sur la déduction rationnelle. Sensible dans le Debat, ce mouvement se radicalise quand on passe de cette œuvre aux poèmes.

« Hors de moi-même vivre » : l’amour, l’écriture et la publication

25Dans le Debat, le désir apparaît comme une puissance de métamorphose qui « altere et immue » l’être qu’il saisit. Sous son influence, l’esprit « se fait tout autre qu’il n’était ». Les poèmes accordent une place importante à cette altérité à soi qui est une des formes essentielles de l’expérience amoureuse. C’est par exemple le cas de Sémiramis dans l’élégie I :

Ainsi Amour de toi t’as étrangée
Qu’on te dirait en une autre changée.23

26Dans l’élégie III, l’amante, qui a d’abord voué son corps et son esprit aux travaux de Pallas, se voit métamorphosée quand l’amour la saisit :

Je n’ai qu’Amour et feu en mon courage,
Qui me déguise et fait autre paraître,
Tant que ne peux moi-même me connaître.24

27Dans les sonnets, on relève trois occurrences de l’expression « hors de moi » pour décrire les effets de l’amour. Dans le sonnet IX, où l’amante évoque un songe érotique :

Mon triste esprit hors de moi retiré
S’en va vers toi incontinent se rendre.25

28Le sonnet XVIII évoque de même, sinon un songe, du moins une rêverie érotique, une « folie » (p. 200, v. 11) dans laquelle l’amante s’abandonne à imaginer les baisers passionnés qu’elle pourrait échanger avec son amant. Elle conclut :

Toujours suis mal vivant discrètement,
Et ne me puis donner contentement,
Si hors de moi ne fais quelque saillie.26

29Dans les deux cas, l’imagination érotique obéit à une dynamique centrifuge qui projette l’amante hors d’elle-même. Le moi dont l’amour fait sortir est caractérisé par une forme de vie : il vit « discrètement », c’est-à-dire d’une manière sage, conforme aux règles et aux usages sociaux en vigueur. L’amour affaiblit la maîtrise rationnelle qu’une personne exerce sur elle-même et il renforce l’imagination (rêve ou rêverie érotiques) et, plus largement, la part irrationnelle de l’esprit, qui échappe à son contrôle.

30La troisième occurrence de « hors de moi » est plus complexe. Le sonnet XVII rapporte comment l’amante, abandonnée par son amant, cherche à éviter les lieux où elle a connu avec lui le bonheur d’un amour satisfait, non parce que ces souvenirs heureux lui sont douloureux, mais parce qu’ils entretiendraient un amour qu’elle veut désormais étouffer : son but est de « ce désir éteindre », de donner à ses yeux « un nouvel objet » et « des pensers amoureux [s]e distraire » (v. 7-9). « Je veux de toi être delivre », déclare-t-elle finalement à l’amant éloigné (v. 12). Dans cet objectif, elle « fui[t] la ville » et tous les lieux urbains où elle l’a rencontré (v. 1-3), et « des bois épais sui[t] le plus solitaire (v. 10). Toutefois, cette première fuite, que décrivent les dix premiers vers, se révèle inefficace, et les quatre derniers vers appellent une autre sortie, non plus hors de la ville mais hors de soi :

Il me convient hors de moi-même vivre
Où fais encore que loin sois en séjour.27

31Certains commentateurs ont proposé des élucidations du dernier vers, très ambigu, où les verbes peuvent être à la première ou à la deuxième personne, et le « ou », conjonction de coordination ou pronom relatif28. Risquons une analyse nouvelle. Le premier verbe est à la deuxième personne et c’est l’amant qui est le sujet du verbe faire. C’est ce que suggère l’adverbe « encore », soulignant la permanence paradoxale de l’action évoquée : elle dure au-delà de ce qui devrait être son terme naturel, puisque l’amant qui l’exerçait n’est plus là. Quant au verbe « être », dans le deuxième hémistiche, il est à la première personne, il a pour sujet l’amante, et il décrit la situation également paradoxale où elle se trouve : elle est « loin » d’elle-même puisqu’elle vit « hors de [s]oi », mais elle connaît une forme de repos dans cet éloignement, puiqu’elle y est « en sejour ». Elle trouve la paix dans le décentrement, loin de son lieu naturel, alors qu’en bonne mécanique aristotélicienne, le mouvement d’un corps s’explique par l’élan vers son lieu naturel, où il peut seulement trouver le repos. Le « Où » est donc un pronom relatif, qui a pour antécédent « hors de moi-même ». Ce ne sont donc pas les lieux extérieurs qu’il a fréquentés – « la ville, et temples, et tous lieux » (v. 1) – que l’amante doit fuir pour échapper au souvenir de l’amant ; mais elle doit se fuir elle-même, se projeter hors de soi puisque, effet paradoxal de l’amour persistant après le départ de l’amant, c’est seulement dans ce lieu excentré qu’elle peut trouver un séjour durable.

32Une fois résolue l’énigme grammaticale que posent ces vers, reste celle de comprendre ce que signifie vivre hors de soi. La réponse implicite, dans le sonnet, se précise quand on replace le texte dans son cadre pétrarquiste. Réduit à son argument fondamental, le pétrarquisme raconte l’histoire d’un lettré, qui se destinait à une vie de sagesse et d’étude, et que l’amour engage dans la voie de la passion, de l’erreur et de la poésie amoureuse en langue vulgaire : là est l’enjeu culturel essentiel du phénomène, comme justification d’une écriture de l’affect à la première personne et en langue maternelle. Dans ce cadre, le sonnet XVII de Louise Labé s’éclaire parfaitement : « hors de moi-même vivre » signifie écrire un poème amoureux, projeter son affectivité sur le papier, dans un livre, volume matériel qui se trouve nécessairement « hors » de l’amante et loin d’elle. « Hors de moi-même vivre » est donc à peu près synonyme de « mettre ses conceptions par écrit », formule récurrente de l’épître « A M.C.D.B.L. »29 qui en définit la problématique fondamentale. Au fil de l’épitre, la nature des « conceptions » qu’il s’agit d’écrire peut varier – érudites et savantes, quand l’autrice encourage les femmes à l’étude ; rudes et superficielles, quand elle évoque ses propres œuvres, marquées par « la rudesse de [s]on entendement » ; indéterminées, quand elle vante « le plaisir des lettres » comme la plus sûres des « récréations » – mais dans tous les cas, il s’agit d’affirmer la relation entre deux états de la pensée, intellectuelle et intérieure (les « conceptions ») ou matérielle et extérieure (leur mise par écrit). La dynamique centrifuge qui projette l’esprit dans un corps, puis dans des signes, ne définit pas seulement le scénario psychologique selon lequel se développe l’amour : c’est aussi le scénario génétique (fictif) par lequel les Œuvres rendent compte de leur écriture.

33Non seulement de leur écriture, mais aussi de leur publication : l’amour écrit est exposé aux yeux et aux discours du monde, et il est réifié par le regard d’autrui. C’est une des leçons du sonnet XIV, où l’amante conditionne la durée de sa vie à la possibilité de « montrer signe d’amante » (v. 13). Les quatrains énumèrent les actions que recouvrent cette production de signes :

Tant que mes yeux pourront larmes épandre
À l’heur passé avec toi regretter :
Et qu’aux sanglots et soupirs résister
Pourra ma voix, et un peu faire entendre :
Tant que ma main pourra les cordes tendre
Du mignard Luth, pour tes grâces chanter :
Tant que l’esprit se voudra contenter
De ne vouloir rien fors que toi comprendre :
Je ne souhaite encore point mourir.30

34« Montrer signe d’amante » signifie à la fois pleurer (v. 1-2), parler ou chanter (faire « entendre » sa « voix », v. 3-4), jouer du luth et chanter (v. 5-6), n’avoir que l’amant en l’esprit (v. 7-8) : les symptômes physiologiques ou psychologiques se mêlent à la pratique poétique et musicale, dans la mesure où les unes commes l’autre sont des effets de l’amour, des réactions du corps aux stimulations de l’affectivité. Il faut remarquer que, pour évoquer ces diverses actions, Louise Labé met en évidence la partie du corps de l’amante qui l’accomplit : les yeux, la voix, la main, et même l’esprit qui n’apparaît pas en l’occurrence comme intellect, lieu où se produisent les pensées et la raison, mais comme sens commun et imagination, la chambre où s’impriment et se représentent les images du monde. La production des « signes d’amante » est d’abord une activité du corps, qui projette hors de soi les contenus de l’esprit, d’autant qu’il ne s’agit pas seulement de produire, mais de « montrer signe d’amante » : la manifestation suppose un spectateur capable de les percevoir. Dans la dynamique centrifuge de l’amour, matérialité et publicité se confondent. Quand l’amante cherche à déjouer la réprobation potentielle des « Dames lyonnaises », elle s’adresse à elles comme à des lectrices : « Dames, qui les lirez… » : l’inconvenance qu’il s’agit de déjouer n’est pas tant d’avoir écrit son amour que de l’avoir publiée. Le soupçon qui pèse sur la publication quand elle est assumée par une femme était là encore thématisé dans l’épître « A M.C.D.B.L. », lorsqu’à la fin, Louise Labé motive la dédicace à Clémence de Bourges par le souci de légitimer la publication des Œuvres :

Et pource que les femmes ne se montrent volontiers en public seules, je vous ai choisie pour me servir de guide, vous dédiant ce petit œuvre.31

35Toutefois, ce passage, comme l’adresse aux Dames lyonnaises, attestent que si l’écriture et la publication participent pour une part à la dispersion des symptômes de la passion, elles témoignent aussi d’un effort pour affirmer un contrôle rationnel sur ce mouvement centrifuge. Publier, c’est à la fois porter à son terme la manifestation de l’amour, et le présenter au jugement des lectrices, en espérant le rendre acceptable. On reconnaît alors le statut de l’écriture dans le pétrarquisme, qui oscille entre une valeur symptômatique de l’aliénation amoureuse et un effort maîtrisé de connaissance, porté par l’espoir qu’en cédant à la dynamique centrifuge de la passion, il sera possible à terme – à terme bien incertain – de la retourner contre elle-même.