Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Septembre 2020 (volume 21, numéro 8)
titre article
Christina Oikonomopoulou

Agota Kristof : translinguisme & identité d’auteur

Agota Kristof: translingualism and authorial identity
Sara De Balsi, Agota Kristof écrivaine translingue, Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Littérature hors frontière », 2019, 304 p., EAN 9782379240492.

1Cet ouvrage explore l’œuvre d’Agota Kristof au prisme du translinguisme, qui marque doublement cette écrivaine hongroise francophone et francographe, dans sa vie comme dans son œuvre. Sara De Balsi examine l’œuvre kristovienne à partir de quatre pistes majeures : la dimension de l’imaginaire des langues et de la traduction de l’auteure, l’optique sociologique et socio-discursive, l’évolution du translinguisme à travers la poésie, la dramaturgie et le roman — trois genres littéraires pratiqués par Agota Kristof, dont on connaît surtout les fictions —, et enfin, la signification majeure du thème de la frontière. L’ouvrage est issu d’une thèse de doctorat, intitulée La Francophonie translingue à l’épreuve d’Agota Kristof, soutenue à l’université de Cergy-Pontoise en 2017, qui voulait interroger la « parfaite coïncidence entre la violence du récit et la violence faite à la langue » dans l’œuvre d’Agota Kristof, et le parcours linguistique de l’écrivaine francophone, marqué par l’« apprentissage tardif et difficile de sa langue d’écriture » (p. 5).


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2L’ouvrage s’articule en cinq chapitres, tous ornés d’une épigraphe empruntée à des écrivains pouvant revendiquer une double appartenance ethnoculturelle et linguistique, tels que Édouard Glissant, Sándor Márai, Yoko Tawada, Tzvetan Todorov, Ying Chen et Régine Robin.

3Les quatre sections de l’introduction visent à présenter de manière minutieuse et approfondie l’ensemble des paramètres pris en considération pour la réflexion sur le translinguisme d’Agota Kristof. Dans la première, intitulée « La littérature francophone translingue », l’auteure fait des textes littéraires et des essais publiés en France vers la fin des années 1980, et dont le thème central porte sur le passage des auteurs d’une langue à l’autre (comme Étrangers à nous-mêmes de Julia Kristeva et Paris-Athènes de Vassilis Alexakis), la pierre angulaire de la notion de translinguisme, en tant que nouvelle optique d’approche et d’interprétation des écrivains francophones, revendiquée ensuite par des critiques littéraires tels que Dominique Combe, Robert Jouanny, Anne-Rosine Delbart, Véronique Porra et Alain Ausoni. À cet égard, Sara De Balsi précise qu’elle adopte dans son étude le terme « translingue » conformément d’une part à la proposition d’Alain Ausoni qui insiste sur le « passage (-trans) tardif et non nécessairement définitif d’une langue à l’autre » (p. 11), et d’autre part, aux caractéristiques spécifiques communs des créateurs francophones. De ses observations émerge d’ailleurs la finalité majeure de l’ouvrage, qui invite à réviser l’image d’Agota Kristof en tant que personnalité et écrivaine singulière, et à la (ré)évaluation de sa motivation d’auteure et de son œuvre, fondée sur le choix linguistique de la francophonie et sur l’impact de cette nouvelle langue sur son imaginaire poétique.

4Dans le sous-chapitre suivant, « Cartographie de la critique », l’auteure se penche sur les données et les lacunes des travaux critiques sur l’œuvre d’Agota Kristof. Elle souligne l’analyse superficielle du côté translingue de l’écrivaine, l’insistance sur le caractère singulier de sa biographie et de son écriture, l’absence d’un travail pénétrant et approfondi sur les archives kristoviennes, le manque d’une approche qui révélerait l’optique intertextuelle de sa production littéraire, et la présence rare du nom d’Agota Kristof dans des études comparatistes… Pourtant, l’auteure ne s’abstient pas de citer les critiques qui ont largement contribué à renouveler l’approche de l’œuvre kristovienne, ainsi que d’autres écrivains francographes translingues, comme Noël Cordonnier et Marie Dollé. L’introduction se poursuit par l’exposé des axes méthodologiques mis en place par l’auteure pour l’édification de son projet : étude de la totalité de l’œuvre d’Agota Kristof, adoption de l’optique « poétique » pour l’approche critique conformément aux acceptions données par des chercheurs tels que Dominique Combe et Lise Gauvin, prise en considération des analyses sur le multilinguisme littéraire, et recours récurrent aux notions de « stratégie » élaborée par Pierre Bourdieu et de l’« auteur » selon Dominique Maingueneau. La dernière section de l’introduction intitulée « Itinéraire » présente les pistes d’analyse de chaque chapitre.

5Le premier chapitre de l’ouvrage porte un titre interrogatif : « Comment devient-on Agota Kristof ? ». L’auteure débute son étude en prenant en considération les acceptions de la sociologie de l’espace littéraire français et mondial, développées par Pierre Bourdieu, Pascale Casanova et Jerôme Meizoz. Dans ce cadre, elle examine la position singulière, sociale et littéraire, d’Agota Kristof, marquée par sa situation d’exilée et par le décalage géographique entre le pays d’édition de son œuvre — la France — et le pays où elle résidait — la Suisse. S. De Balsi examine ensuite la place de la créatrice comme écrivaine traduite dans le contexte littéraire international. Ce chapitre s’achève par une réflexion argumentée sur la « posture » qui conditionne la stratégie d’Agota Kristof, visant à cultiver une image marginale dans l’espace littéraire, et analyse l’impact de cette tactique sur la réception de l’écrivaine.

6Dans le deuxième chapitre de son travail, S. De Balsi approfondit l’approche translingue d’Agota Kristof en explorant l’imaginaire linguistique varié de l’auteure. Elle insiste sur le monolinguisme de sa production littéraire et en commente finement son aspect paradoxal. Ces observations sont enrichies par l’étude charpentée de la particularité de la pratique d’auto-traduction entreprise par l’écrivaine, marquée par un camouflage intentionnel qui vise à renforcer le produit final de la démarche de réécriture.

7L’interaction entre les langues d’écriture, les choix de genres littéraires et la variété des styles fait l’objet du troisième chapitre. À ce propos, l’étude débute sur un parcours chronologique de l’œuvre kristovienne qui vise à repérer le passage de l’écrivaine d’un genre littéraire à l’autre. Dans une deuxième étape, l’étude examine par des renvois ponctuels à des extraits des œuvres kristoviennes l’imaginaire des genres littéraires qui émerge de l’écriture romanesque, ainsi que les concordances instaurées entre le choix de la poésie, du théâtre et du roman, et le choix des langues. Ce questionnement unissant langue, genre et style est mis au service de l’examen de la réception de la publication posthume des poèmes d’Agota Kristof en langue hongroise.

8L’avant-dernier chapitre de l’ouvrage, intitulé « L’écrivaine isolée », est consacré à une réflexion sur le souci manifesté par Agota Kristof de cultiver systématiquement son isolement et sa singularité. Dans ce but, l’auteure emprunte à Dominique Maingueneau les notions de « paratopie », « scénographie » et « positionnement » (p. 173), pour étudier le déploiement de cette stratégie dans le champ de la littéralité et du discours public de l’auteure. Cette partie prend aussi en considération l’intertextualité, dont la discrétion contribue décisivement à la marginalisation de l’écrivaine.

9Le cinquième et dernier chapitre de l’ouvrage est dédié à une analyse du thème récurrent de la frontière chez Agota Kristof. À travers une argumentation solide qui recourt à l’étude d’extraits de pièces de théâtre, de romans et de l’autobiographie d’Agota Kristof, l’auteure de l’ouvrage prouve que le souvenir personnel et traumatique du franchissement de la frontière par la jeune écrivaine en 1956 afin de fuir son pays marque l’œuvre entière. S. De Balsi propose par ailleurs une réflexion sur le lien de ce thème central avec le translinguisme de l’auteure, conçu également comme un reniement symbolique.

10Dans sa conclusion, l’auteure récapitule avec précision et finesse toutes les étapes de son étude, des hypothèses initiales jusqu’aux résultats de ses analyses. Elle constate d’abord l’impact de l’écriture d’Agota Kristof sur l’amorce de la production littéraire des écrivains de littérature-monde, tels que Aki Shimazaki, Jhumpa Lahiri et Haruki Murakami. Elle insiste sur le translinguisme comme concept fondateur de son étude qui lui a permis de fédérer plusieurs approches sur l’œuvre kristovienne, telles que l’isolement systématiquement construit par l’auteure autour de sa vie et de sa production littéraire, sa position « devant la langue » (p. 280), la particularité de son œuvre apparemment monolingue, les liens entre écriture et choix linguistiques, et la signification de la thématique majeure de son œuvre pivotant autour de la notion de la frontière et de son franchissement transgressif.

11L’ouvrage offre encore une riche bibliographie, sur l’œuvre, les manuscrits et les entretiens d’Agota Kristof, les ouvrages critiques sur son œuvre, des ouvrages de théories et de critiques littéraires, des films, et un utile index.


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12La portée du travail de Sara De Balsi dépasse largement le cadre d’une monographie ordinaire de critique littéraire. Loin de se complaire dans une fascination superficielle pour la singularité de la personnalité et de l’œuvre littéraire d’Agota Kristof, elle réussit à livrer une étude originale, et pionnière à plusieurs égards. Doté d’une problématisation solide et appuyée sur des concepts épistémologiques explicites, l’ouvrage de Sara De Balsi met le concept novateur du translinguisme au service d’une approche solidement argumentée, approfondie, pénétrante et globale de l’ensemble de l’œuvre kristovienne. L’essai met à mal le stéréotype de la marginalisation de l’auteure et de son œuvre, en réévaluant ses intentions et ses choix linguistiques, thématiques et stylistiques. Sara De Balsi pourrait se vanter d’avoir réussi à dé-singulariser la démarche littéraire et biographique d’Agota Kristof, en offrant au lecteur et au chercheur de cette écrivaine translingue de nouvelles pistes de conception, de problématisation et d’interprétation.