Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 32
La littérature avant la lettre : l’album pour enfants devant la théorie littéraire
Jean-Louis Dufays, Séverine De Croix et Anouk Dumont

Les albums « en randonnée » entre tradition orale et créativité graphique : de la description d’un sous-genre à la réception effective par les jeunes enfants

Accumulative picturebooks between oral tradition and graphic creativity: From the description of a sub-genre to its actual reception by young children

1Longtemps maintenu dans l’ombre par la critique et la théorie littéraire, le livre pour enfants a profité de sa relative marginalité pour développer « des expériences formelles audacieuses, se jouant des formats, encourageant les recherches typographiques, renouvelant les mises en page, exploitant le support papier qui se prête à la découpe, au pli, à l’embossage, à l’agencement en frise » (Defourny, 2022, p. 6). L’album, en particulier, a joué un rôle central dans ce foisonnement créatif et artistique. Support d’expression dont l’unité première est la double page, il fait interagir du texte et des images dans un ensemble visible simultanément, avec des possibilités d’aménagement qui apparaissent infinies (Van Der Linden, 2013 ; Centi, D’Anna, Delbrassine et Dozo, 2022). Dans les albums narratifs qui se trouvent au centre de la production éditoriale et des pratiques de lecture, les deux narrateurs simultanés – iconique et verbal – induisent différents rapports possibles entre l’image et le texte et dynamisent les processus de lecture : « Où que nous commencions la lecture, par le verbal ou le visuel, cela crée des attentes envers l’autre aspect, qui en retour produit de nouvelles impressions et de nouvelles attentes » (Nikolajeva et Scott, cité dans Centi et al., 2022, p. 39). C’est là que réside notamment, selon Nodelman, le rôle formateur de l’album : « les images nous montrent que les faits ne sont pas exactement comme les mots les décrivent », et vice-versa (Nodelman, 1996, cité dans Centi et al., 2022, p. 40).

2Au cœur de ce processus de renouvèlement, l’album pour enfants fait l’objet de nouvelles catégorisations plus ou moins identifiées (par exemple l’imagier pour les tout-petits, l’album sans texte, l’album documentaire, l’album historique…). Dans la présente contribution, nous souhaitons explorer l’une de ces catégorisations génériques fondée sur la structure du récit : « l’album en randonnée » ou « album à structure répétitive ». À la lumière d’un corpus d’une trentaine d’ouvrages majoritairement issus de la production francophone et anglophone contemporaine (1990-2021), nous chercherons tout d’abord à explorer les particularités de ces objets singuliers en vue d’expliciter leurs fonctionnements spécifiques et leurs enjeux littéraires. Nous analyserons ensuite des réceptions effectives dont ce type d’album est l’objet lorsque des enfants de 5 à 6 ans sont invités par leur enseignant à fournir oralement des rappels de récits1. Il s’agit ce faisant de montrer que la réception de ce genre participe pleinement, au même titre que celle de la littérature destinée aux adultes, du régime de la « lecture littéraire » entendue comme un entrelacs de participation psychoaffective et de distanciation critique (Picard, 1986 ; Dufays, [1994] 2010), ambivalence qu’il appartient à l’enseignant de stimuler pour optimiser ses vertus cognitives.

L’album en randonnée : origines, caractéristiques, enjeux littéraires et éducatifs

3S’ils sont bien représentés dans la littérature de jeunesse contemporaine, et ce dans un grand nombre de maisons d’édition, les albums « en randonnée » ou « à structure répétitive » tirent leur origine des contes et de la tradition orale. Dans la typologie d’Aarne et Thompson (1961), il existe quatre catégories de contes : les « contes d’animaux », les « contes ordinaires », les « contes facétieux » et les « contes formulaires ». Ces derniers sont subdivisés en trois sous-groupes : les « contes cumulatifs », les « contes-attrapes » et les « autres contes formulaires ». Les randonnées (le genre est communément désigné de manière elliptique du fait de sa large diffusion) font partie de la catégorie des « contes formulaires » (Petitat et Pahud, 2003 ; Simonsen, 2013 ; Croce, 2020 ; Weis, 2021). De nombreux albums en randonnée, directement inspirés de contes traditionnels, sont recensés dans cette catégorie2, comme ceux qui évoquent les musiciens de Brême ou encore l’histoire traditionnelle de « Roule Galette ».

4Ces albums manifestent le passage d’une tradition orale populaire, en l’occurrence celle des contes formulaires, à une nouvelle tradition, celle de l’iconotexte (Nerlich, 1990) destiné à être oralisé avec de jeunes lecteurs dans une perspective qu’on peut qualifier d’orale-visuelle. Ils apparaissent ainsi comme un transfert et comme la continuation et l’expansion dans le champ de l’iconotexte adressé à l’enfance d’une tradition issue de la littérature populaire orale. Ceci explique pourquoi les caractéristiques associées à l’oralité, reliées aux origines du récit en randonnée – les répétitions, l’importance des héros, les rencontres, le rythme, l’interactivité, le jeu, etc. – sont bien souvent les premières de ce sous-genre à se trouver mises en évidence (Loup, 2000 ; Croce, 2020, p. 67).

5Dans les albums en randonnée, le récit se déroule comme une promenade au cours de laquelle le héros fait des rencontres qui influencent l’évolution du récit vers la résolution finale (Weber, 2018 ; Van Der Linden, 2021). Le récit se caractérise par la répétition, que ce soit dans les rencontres du personnage principal ou dans les actions de ce dernier. Cette répétition se traduit également dans les dialogues, qui sont souvent les mêmes d’un épisode à l’autre (Duprey et al., 2006). De plus, les albums en randonnée se distinguent par de fortes relations chronologiques et causales rythmant les étapes du récit. Les rencontres sont reliées les unes aux autres, et parfois littéralement imbriquées. Une ritournelle est souvent présente dans le récit, permettant d’anticiper la suite de l’histoire ou les paroles des personnages. « L’album en randonnée fait du lecteur un véritable acteur, en route pour une maitrise (guidée) de ses actions sur le monde et avec lui » (Duprey et al., p. 88). Le dénouement de ces récits présente la plupart du temps une chute avec une part d’implicite.

6Sur le plan littéraire, ces albums présentent l’intérêt de stimuler à parts égales les deux registres de ce que Picard (1986) et Dufays ([1994] 2010) ont appelé la lecture littéraire, à savoir d’une part le travail du lu, l’instance du lecteur qui s’attache à la matière du texte, c’est-à-dire à la dimension référentielle et passionnelle de l’histoire racontée, et d’autre part le travail du lectant, qui s’intéresse plutôt à la manière, c’est-à-dire aux dimensions structurelles et langagières du récit. Si, en tant que lu, le lecteur s’immerge dans la fiction et participe émotionnellement aux contenus du récit en mobilisant ses ressources subjectives et fantasmatiques, en tant que lectant, il se distancie du texte, s’adonne à un travail critique en s’appuyant prioritairement sur des savoirs et des savoir-faire partagés. Picard associe par ailleurs ces deux instances du lecteur à deux conceptions du jeu : le playing ou jeu ouvert à la créativité des joueurs dans le cas du lu, le game ou jeu fermé régi par des règles strictes dans le cas du lectant. Les fonctions référentielle et poétique chères à Jakobson – centration sur la réalité contextuelle évoquée par le texte vs centration sur sa forme et ses structures – sont en outre ici inextricablement mêlées. D’un côté, le récit captive son lecteur en lui présentant une énigme ou une crise qu’il attend de voir dénouée avec une curiosité ou un effet de suspense croissants, participant ainsi des deux modalités majeures de la tension narrative telle que l’a définie Baroni (2007) ; de l’autre, il attire son attention sur le caractère répétitif des rencontres et des répliques échangées entre les personnages, lui permettant par là de s’interroger sur la construction particulière de ce type de récit. Ces récits manifestent également l’ambivalence de la stéréotypie qu’a analysée Dufays ([1994] 2010), dans la mesure où ils s’appuient à la fois sur la reprise d’une structure narrative déjà vue et de ce fait éminemment prévisible (ce que Dufays appelle l’écriture « du premier degré ») et sur son renouvèlement, voire sa subversion ludique (qui relève de l’écriture « du second degré »). Picard met également en évidence une troisième instance du lecteur, le liseur, pour désigner le lecteur en tant qu’il demeure physiologiquement présent au monde et aux personnes qui l’entourent : cette instance est abondamment sollicitée par les albums à structure répétitive lorsqu’ils suscitent des jeux de manipulation de l’objet-livre ou lorsqu’ils invitent à une performance orale attentive aux variations de l’intonation, à la répétition de dialogues ou encore à l’intégration d’onomatopées.

7Dans les sections qui suivent, nous nous attacherons à identifier les caractéristiques des albums en randonnée sur la base d’un corpus3 représentatif d’une trentaine d’ouvrages récents. Pour ce faire, nous nous intéresserons tour à tour à la structure du récit, à son énonciation, à ses caractéristiques matérielles, aux caractéristiques des images et du texte, au rapport texte-image et à son influence sur l’élaboration du sens par le jeune lecteur, et enfin aux effets de lecture que ce type d’album programme chez un « lecteur implicite ».

Le format

8Premier constat : les dimensions, les proportions et le sens de la lecture diffèrent d’un « album en randonnée » à l’autre. La plupart du temps, les livres en randonnée ont un format traditionnel « à la française », c’est-à-dire dont la plus grande dimension est la hauteur. En fonction de l’histoire, certains auteurs et éditeurs ont choisi un format particulier, de manière à jouer sur l’accumulation des personnages ou sur leurs déplacements. Dans Plouf ! (L’école des loisirs, 1991), l’histoire se passe principalement au fond d’un puits (fig. 1). L’auteur a opté pour une orientation verticale avec une reliure sur le petit côté, ce qui donne au lecteur une impression de profondeur lorsqu’il découvre les illustrations. De manière proche, l’album Bloub bloub bloub (L’école des loisirs, 2007) est conçu dans un format presque carré, avec au-delà de la première de couverture une orientation verticale, permettant au lecteur de visualiser la pyramide réalisée par les personnages de l’histoire (fig. 2).

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Figure 1. Philippe Corentin, Plouf !, L’école des loisirs, 1991.

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Figure 2. Yuichi Kasano, Bloub bloub bloub, L’école des loisirs, 2007.

9L’utilisation d’un leporello – que l’on déplie comme un accordéon – peut s’avérer très utile pour accompagner la lecture d’une histoire en randonnée par emboitement (on verra ci-après une définition de cette structure particulière). Dans La Rumeur de Venise (La Joie de lire, 2008), des habitants se partagent une nouvelle, qui évolue d’une personne à l’autre, illustrant le mécanisme de propagation d’une rumeur.

10Comme on le voit, quelle que soit la forme, l’orientation ou la particularité de l’album en tant qu’objet, le lecteur lancé dans la découverte de la randonnée est souvent sollicité de façon spécifique en tant que liseur pour participer à un jeu avec les caractéristiques propres au format illustrées ici.

La structure narrative

11En ce qui concerne la structure narrative, comme les récits classiques, les albums en randonnée répondent généralement à la structure du « schéma quinaire » (fig. 3) défini en 1974 par Paul Larivaille au départ des travaux de Greimas et toujours volontiers mobilisée en milieu scolaire. Le récit peut s’organiser de manière linéaire, d’un point de départ (D) vers un point d’arrivée (A), ou de manière circulaire, le point de départ étant alors le même que celui de l’arrivée. Les rencontres vécues par les protagonistes peuvent également comporter un aller-retour, en fonction des étapes de la résolution du « problème » rencontré par le(s) personnage(s). L’identification de cette organisation, l’anticipation de la suite du texte en cours de lecture ou la reformulation du récit après la lecture grâce à cette structure relèvent de l’instance du lectant dont parle Picard (1986) et de la posture de distanciation définie par Dufays ([1994] 2010).

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Figure 3. Les cinq étapes du récit (d’après Rémy et Leroy, 2016).

12Considérons d’abord les récits en randonnée à structure linéaire simple. Dans l’album Haut les pattes ! (L’école des loisirs, 2010), Billy est le fils d’un bandit. Son père aimerait qu’il apprenne à menacer autrui. Billy part alors s’entrainer, avec une arme chargée à blanc. Sur son chemin, il rencontre un ver de terre, une souris, un lapin et… un renard. Billy ne parvient à être convaincant que lorsqu’il se trouve confronté à ce dernier, ce qui assure à chacun des protagonistes d’être sain et sauf (fig. 4).

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Figure 4. Structure linéaire simple.
Catharina Valckx, Haut les pattes, L’école des loisirs, 2010.

13Par contraste, la structure du récit en randonnée de l’album Je veux mon chapeau (Milan, 2012) est également linéaire, mais comporte un aller-retour (fig. 5). Un ours a perdu son chapeau. Il part en quête d’autres animaux, qu’il questionne afin de le retrouver. Il se fie à ce qu’on lui dit, mais ne fait pas attention à ce qu’il voit (le lapin a son chapeau sur la tête). Après avoir rencontré tous les animaux, l’ours réfléchit et se rend compte qu’il a vu son chapeau. Il revient en arrière dans le but de le retrouver.

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Figure 5. Structure linéaire en aller-retour.
Jon Klassen, Je veux mon chapeau, Milan, 2012.

14Autre cas de figure, l’album C’est pas ma faute ! (Rouergue, 2001) a une structure circulaire simple (fig. 6). Dans celui-ci, la fermière a été bousculée par une vache. Elle cherche le responsable de cet acte. Chaque animal accusé va se justifier en impliquant un autre animal, mais lorsqu’on arrive au moustique, il apparait qu’il n’aurait pas pu piquer le poussin si l’araignée l’avait mangé… En l’occurrence, c’est la fermière elle-même qui a écrasé l’araignée, au début de l’histoire.

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Figure 6. Structure circulaire simple.
Christian Voltz, C’est pas ma faute !, Rouergue, 2001.

15En quatrième lieu, les randonnées à structure circulaire peuvent elles aussi comprendre un aller-retour. Dans La Grosse Faim de P’tit Bonhomme (Didier, 2012), le jeune garçon a faim et n’a pas d’argent pour s’acheter du pain. Il part à la recherche des ingrédients à donner au boulanger, pour obtenir du pain. Chaque personnage lui demande un ingrédient, qu’il va aller chercher chez un tiers. Au bout de la chaine, il fait le chemin inverse, afin d’obtenir un pain du boulanger (fig. 7).

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Figure 7. Structure circulaire en aller-retour.
Pierre Delye et Cécile Hudrisier, La Grosse Faim de P’tit Bonhomme, Didier Jeunesse, 2012.

16Enfin, certaines randonnées à structure circulaire se répètent de manière cyclique. C’est souvent le cas lorsque l’histoire met en lumière un cycle naturel, qui se répète perpétuellement. Dans Dix petites graines (Gallimard, 2001), un enfant plante dix graines dans la terre (fig. 8). La « sélection naturelle » va passer par là. D’une page à l’autre, des graines disparaissent (rencontre d’un pigeon, d’un chat, d’une balle…). À la fin, seule une graine a donné naissance à un tournesol, qui, en fanant, fait apparaitre dix graines que l’enfant peut planter à nouveau.

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Figure 8. Structure circulaire cyclique.
Ruth Brown, Dix petites graines, Gallimard Jeunesse, 2001.

Les types de randonnées : énumération, accumulation

17Après avoir distingué différentes structures possibles des récits en randonnée, continuons à activer les postures du lectant (Picard, 1986) et de la distanciation (Dufays, [1994] 2010) en nous intéressant à l’organisation des péripéties. On peut distinguer à cet égard deux catégories (Simonsen, 2013 ; Croce, 2020 ; Weber, 2020). Dans un premier cas général, le héros (le plus souvent unique, et très rarement collectif) fait des rencontres qui se succèdent : celles-ci peuvent advenir par simple énumération, par substitution ou remplacement (un personnage ou objet remplacé par un autre) ou par emboitement (une action en entraine une autre, avec ou sans ordre chronologique nécessaire). Dans un second cas général, les rencontres s’ajoutent les unes aux autres, et il s’agit alors d’une randonnée par accumulation (quoique le groupe qui s’agrandit puisse bien sûr récursivement être un grand groupe amené à diminuer). La randonnée par accumulation est plus complexe, car la succession et le nombre des rencontres y jouent en tant que tels un rôle logique fondamental. La classification suivante (Weber, 2019 ; Croce, 2020) recoupe ces deux grandes familles tout en en proposant une analyse plus fine.

18Dans une randonnée en énumération, le personnage principal rencontre des personnages un à un, sous la forme d’une liste, souvent afin de résoudre un problème. Dans De la petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête (Milan, 2004), la taupe cherche en vain l’animal qui lui a fait caca sur la tête. Elle mène l’enquête auprès de chaque animal, jusqu’à trouver le coupable. Les randonnées en énumération sont assez fréquentes dans la littérature d’enfance contemporaine. Les rencontres peuvent y concerner des personnages, mais également des lieux ou des objets. Par exemple, dans Chers maman et papa (Kaléidoscope, 2006), un suricate en a assez de surveiller ses frères et sœurs. Il décide de s’en aller, pour trouver un endroit « à lui ». Il envoie une lettre à ses parents au départ de chacune des maisons qu’il « essaye », avant de revenir à la maison, où il se sent finalement le mieux.

19Lorsque les personnages se remplacent l’un l’autre, la structure en randonnée fonctionne par substitution, avec différentes modalités possibles – dont certaines ménagent une place paradoxale à l’accumulation. Ainsi dans Koulkoul et Molokoloch (L’école des loisirs, 2002), un paresseux endormi se fait manger par un serpent, qui se fait lui-même manger par un crocodile, puis par un guépard, qui est ensuite tué par un chasseur. Le chasseur, heureux de sa capture, va découvrir en dépeçant son gibier que la chasse a été plus fructueuse que prévu. Son saisissement est tel qu’il s’évanouit de joie, laissant le paresseux, qui n’était qu’endormi, s’extraire des ventres emboités du guépard et du crocodile et retrouver l’arbre où il s’était initialement installé. L’album Plouf ! (L’école des loisirs, 1991) est construit selon une structure comparable, les animaux prenant la place les uns des autres au fond et en haut du puits.

20Lors des rencontres qui jalonnent une randonnée, l’action d’un personnage peut avoir un effet sur un autre, et vice-versa. Il s’agit alors d’une randonnée par emboitement ou imbrication. Chaque élément du récit en contient ou en déclenche un autre, ce qui donne un « effet papillon ». Ce type de randonnée revêt une dimension poétique, et confère un rythme particulièrement musical au récit. Les actions n’ont pas toujours de sens les unes par rapport aux autres et s’organisent selon une structure circulaire, où la situation finale est la même que la situation initiale. Par exemple, C’est pas ma faute ! (Rouergue, 2001) est un album en randonnée par emboitement, où les personnages refusent tour à tour d’endosser la responsabilité du coup reçu par la fermière (qui en est finalement elle-même responsable). La mouche qui pète (Kaléidoscope, 2009) et Le Pou et la Puce (Didier jeunesse, 2001) sont construits selon la même structure.

21Dans une randonnée par accumulation, le groupe de personnages (ou parfois l’ensemble des objets qu’il utilise) se forme progressivement, en devenant de plus en plus grand. Avec les énumérations et leurs déclinaisons, il s’agit de l’autre grand type de randonnée le plus présent dans la littérature de jeunesse. Dans l’album Tout en haut (Pastel, 2005), les personnages s’empilent les uns sur les autres pour réussir à grimper au-dessus d’une montagne. Dans Coincé (Kaléidoscope, 2012), un garçon a accroché son cerf-volant dans un arbre. Il a une idée : lancer, en espérant faire tomber son cerf-volant, une délirante série d’objets qui se « coincent » chacun à leur tour (fig. 9).

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Figure 9. Olivier Jeffers, Coincé, Kaléidoscope, 2012.

22Dans la randonnée en élimination (ou soustraction) – qui apparait comme le contraire de l’accumulation –, le groupe se défait progressivement de ses membres, un à un. Il s’agit d’un type de randonnée assez rare, dont nous n’avons répertorié que quelques titres. Dans Bonjour Docteur (L’école des loisirs, 2010), plusieurs personnages malades se retrouvent dans une salle d’attente (fig. 10). Au fil de l’histoire, la salle d’attente se vide, avant même que le docteur ait rencontré tous les patients. En effet, l’un d’eux est un loup et il dévore un à un les autres malades.

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Figure 10. Mickaël Escoffier et Matthieu Maudet, Bonjour Docteur, L’école des loisirs, 2010.

23On retrouve le même type de structure dans Dix petites graines et dans Le Cinquième, où cinq personnages attendent dans une salle et disparaissent chacun à leur tour. À la fin de l’histoire, les lecteurs découvrent qu’il s’agissait d’une salle d’attente dans laquelle des jouets cassés attendent chacun leur tour d’être réparé.

Le texte : traits caractéristiques

24Les albums en randonnée tirant leur origine de la littérature orale, il n’est pas étonnant que les récits qui en relèvent comprennent de nombreux dialogues et fassent plus largement une place au registre oral. Ces dialogues, avec le rythme qui les caractérise, expliquent d’ailleurs pourquoi ces albums se prêtent si aisément à la narration orale et à la théâtralisation, postures de lecture qui relèvent du liseur (le lecteur physique) et du lu (le lecteur émotionnel) de Picard (1986). L’intonation et la répétition sont souvent mises en évidence par la typographie (caractère, taille, épaisseur). Tantôt certains mots ou groupes de mots apparaissent en exergue – comme le mot « suivant » dans Bonjour Docteur (L’école des loisirs, 2010), ou, dans C’est pas ma faute (Rouergue, 2001), lorsque la fermière injurie et accuse successivement tous les animaux de la ferme ; tantôt ce sont les onomatopées présentes dans le texte qui se voient « soulignées ».

25Le texte des récits en randonnée donne à entendre des répétitions structurelles dans les épisodes, mais son caractère proprement musical contribue également à son rythme. À l’image d’albums devenus classiques – ou patrimoniaux –, certains albums parmi les plus connus, directement issus ou non de la tradition des contes, comportent une ritournelle qui revient à chaque rencontre, comme un refrain. Ainsi dans une version récente du traditionnel La Chèvre Biscornue, une chèvre a pris possession du terrier d’un lapin. Celui-ci demande de l’aide à d’autres animaux, pour sortir la chèvre de son foyer. À chaque fois qu’un personnage s’approche du terrier, la chèvre « chante » d’une voix terrible (fig. 11) : « Je suis la chèvre Biscornue, et j’ai deux cornes très très pointues. Si tu t’approches, tant pis pour toi, tu finiras tout raplapla ! »

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Figure 11. Christine Kiffer et Ronan Badel, La Chèvre Biscornue, Didier Jeunesse, 2014.

26Des bruitages scandent d’autres albums, notamment grâce à la présence d’onomatopées dans les récits, comme c’est le cas dans chaque double page de Catastrophes ! (Thierry Magnier, 2018) ou de l’album Le Gâteau perché tout là-haut (Tourbillon, 2015). L’action figurée à l’image est alors accompagnée d’un son, « bruité » par le(s) lecteur(s). L’ensemble de ces aspects mélodiques et rythmiques revêt une importance esthétique de premier plan dans les albums considérés.

27De manière générale, les albums offrent aux jeunes lecteurs un lexique assez riche, tant sur le plan de la description que sur celui de la narration. À chaque rencontre, les personnages sont brièvement caractérisés, à la fois au plan de leurs actions (prises de parole, mouvements, déplacements…) et à celui de leur apparence physique. Les échanges et confrontations dialogués apportent également aux jeunes lecteurs un lexique substantiel. Les auteurs jouent volontiers avec la langue et mobilisent de nombreuses expressions à caractère lexicalisé et parfois imagé. Ainsi, le lecteur de Koukoul et Molokoloch (L’école des loisirs, 2002) rencontre plusieurs animaux. En premier lieu, deux paresseux qui ne font que dormir, se reposer, et « sombrer dans un profond sommeil ». Ils aiment « aller nulle part » ensemble. Ils vont attirer un python qui les trouve « à son goût », et avale l’un d’entre eux. Pendant sa digestion, un alligator au « ventre vide » le décapite et l’avale… De nombreuses expressions lexicalisées ponctuent le récit, concernant notamment le champ lexical de la faim et de la prédation.

28Si les récits en randonnée reposent sur un lexique à la fois clairement structuré et ouvert, leurs structures syntaxiques présentent les mêmes caractéristiques. En effet, les albums considérés exposent les jeunes lecteurs à des phrases d’apparence simple, porteuses de multiples relations logiques fondamentales, dont la répétition contribue à l’appropriation. Ainsi dans La Croccinelle (Frimousse, 2013), une coccinelle aux longues dents trouve sur son chemin différents aliments et personnages, qu’elle croque un à un. Les trois premières doubles pages commencent de la même manière : « Elle court elle court la Croccinelle. La Croccinelle aux grandes dents ! Elle trouve une fraise… Elle trouve une fraise et croque dedans ». S’ensuit la rencontre avec une pomme, une poule et enfin un loup.

L’image : traits caractéristiques

29Comme on vient de le voir, la randonnée est inscrite dans le texte, mais elle l’est aussi puissamment dans l’image. L’étude consacrée par Cécile Croce (2020) à cette question a mis en évidence plusieurs constats. Premièrement, le genre narratif « randonnée » a un impact sur la « traduction » visuelle des rencontres dans l’image. Dans un récit en accumulation ou par élimination, les illustrations montrent le groupe en train de s’accroitre ou de se défaire un à un de ses membres. L’image aide le lecteur à comprendre les rencontres, à les additionner ou les soustraire, et à tirer un plaisir d’ordre ludique de ces enjeux de cognition, effets et rôles relevant à la fois des instances du lu et du lectant ou des postures de la participation et de la distanciation. Croce identifie dans cette configuration une accumulation dans l’image, qui n’est pas toujours présente dans le texte. Ainsi, dans l’album La Piscine (L’école des loisirs, 2006), une piscine se remplit progressivement d’animaux, ne laissant plus de place au lapin, soulagé de ne plus avoir l’occasion d’apprendre à plonger (fig. 12). Dans Dix petites graines (Gallimard, 2001), les graines disparaissent visuellement au fil les pages.

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Figure 12. Audrey Poussier, La Piscine, L’école des loisirs, 2006.

30En revanche, dans les randonnées par énumération, « l’image ne rend pas la répétition des rencontres » (Croce, p. 71). Le lecteur voit à l’image une suite de rencontres, où les personnages, objets ou lieux se révèlent en partie superposables. Le personnage principal, lui, reste la plupart du temps figuré tout au long de l’histoire, en tant que « randonneur » ou « fil rouge de l’histoire ». Dans le cas où il n’est pas présent, c’est le lecteur qui doit prendre ce rôle, comme s’il était le randonneur de l’histoire.

31Deux sortes d’albums se distinguent alors du point de vue de la randonnée iconique : « ceux qui proposent une randonnée pour le personnage et ceux qui proposent une randonnée pour le lecteur » (Croce, p. 72). Dans l’album De la petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête (Milan, 2004), le personnage de la taupe vit la randonnée, et rencontre un animal par double page pour mener son enquête. En revanche, dans Chers maman et papa (Kaléidoscope, 2006), le lecteur parcourt une série de lettres qu’un suricate envoie à ses parents, pour expliquer sa recherche d’un lieu de vie où il se sent bien. Le suricate n’est pas figuré sur toutes les pages : c’est au lecteur d’assurer le rôle de randonneur au fil de l’histoire. Dans le cas des randonnées par substitution ou remplacement, où les rencontres se succèdent en faisant disparaitre les personnages, le lecteur est structurellement le randonneur, même s’il est parfois aidé par un élément qui reste le fil conducteur de la narration. Ainsi dans C’est ma place (L’école des loisirs, 2009), le fauteuil rouge, dont les personnages se disputent la place, reste présent de page en page.

32Enfin, dans les randonnées par emboitement, les évènements se succèdent comme dans une cascade, et il revient à nouveau au lecteur d’endosser le rôle du randonneur. Le récit imagé se centre à chaque fois sur une étape, sans tendre à figurer la suite des actions (qui est, elle, le plus souvent narrée par le texte). Parfois, en fin d’album, une illustration représente l’ensemble de la chaine de causes à effets (fig. 13), comme pour résumer visuellement l’enchainement. C’est le cas dans C’est pas ma faute ! (Rouergue, 2001).

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Figure 13. Christian Voltz, C’est pas ma faute !, Rouergue, 2001.

33En somme, il existe différentes modalités de figuration de la randonnée, tant dans le récit verbal que dans le récit visuel, certains récits comportant une « double randonnée », présente à la fois dans le texte et dans les images.

34Soulignons que certains albums sans texte relèvent pleinement de la catégorie des albums en randonnée. Dans Clown (Gallimard, 1998), les lecteurs découvrent l’histoire d’une peluche en forme de clown qui a été abandonnée avec d’autres jouets lorsque ses propriétaires n’étaient plus en âge de jouer avec elle. La peluche essaye de se trouver une nouvelle famille, au fil d’une série de rencontres. Même si les pages ne comportent aucun texte, les images racontent la randonnée du clown (langage iconique).

Le rapport entre le texte et l’image

35Dans les albums, deux narrateurs différents peuvent être identifiés, le narrateur verbal et le narrateur iconique (Nières-Chevrel, 2009 ; Boulaire, 2012). Quoique cet enjeu théorique ne puisse être présenté que comme un objet actuel de recherche, les rapports entre ces deux narrateurs peuvent être ici conçus comme relevant globalement de quatre types (Nikolajeva et Scott, 2001, cité dans Centi et al., 2022) : la symétrie (le texte et l’image sont redondants sur un plan thématique général), la complémentarité (le texte et l’image se complètent l’un l’autre), l’enrichissement (l’image apporte un élément supplémentaire, qui donne un sens ou une issue différente au récit) et le contrepoint. Dans ce dernier type de configuration, le texte et l’image se contredisent en partie, l’image consistant alors souvent, comme le précise Nières-Chevrel (2009), « en une machine à donner de la présence aux interdits », dans un rapport de connivence avec l’enfant. Ces différents rapports peuvent être rencontrés dans les albums en randonnée, à différents moments du récit.

36Dans les récits en accumulation, la relation entre le texte et l’image est majoritairement symétrique ou complémentaire, grâce aux accumulations visuelles mises en œuvre dans les illustrations. Dans les autres types de randonnée, la narration se fonde, chez certains auteurs, sur des rapports de contrepoint ou d’enrichissement. Dans Je veux mon chapeau (Milan, 2012), le texte et l’image sont en « décalage temporel » (Van Der Linden, 2013, p. 50). Dans le texte, l’ours cherche son chapeau et interroge les autres animaux un à un, sans succès. Pourtant, lorsqu’il rencontre le lapin, l’image montre au lecteur que celui-ci ment : il a le chapeau sur sa tête. Les paroles du lapin apparaissent en rouge, pour attirer le regard du lecteur et le conduire vers une mise en tension active du texte et de l’image. Dans le célèbre L’Afrique de Zigomar (L’école des loisirs, 1990), Pipioli demande à Zigomar de l’emmener visiter l’Afrique. Celui-ci lui fait rencontrer différents animaux d’Afrique ; les images conduisent à comprendre qu’il ne s’agit pas de l’Afrique, comme le prétend le texte, mais de l’Antarctique. Le texte et l’image de l’album Un peu perdu (Thierry Magnier, 2013) comportent des rapports d’enrichissement. Un bébé chouette a perdu sa maman, il demande à des animaux de l’aider à la retrouver. Dans les illustrations, le lecteur s’aperçoit qu’elle n’est pas très loin et qu’elle est elle-même à la recherche de son enfant.

37La chute des albums en randonnée comporte la plupart du temps une grande part d’implicite, reposant sur une modification finale du rapport texte-image. Inattendue, elle surprend les très jeunes lecteurs, qui, grâce à la structure répétitive, étaient pourtant confiants dans le processus de reconnaissance et d’anticipation enclenché au long du récit. Ainsi, alors que le rapport entre l’image et le texte est symétrique ou complémentaire dans la plupart des albums en randonnée, la chute, elle, est souvent figurée dans un rapport de contrepoint ou d’enrichissement. C’est cet élément qui rend l’iconotexte « résistant » (Tauveron, 2002) et particulièrement stimulant pour les jeunes lecteurs accompagnés. Dans Bonjour Docteur (L’école des loisirs, 2010), la chute du récit suggère, à l’image, que le loup a pris la place du docteur, car il l’a mangé (fig. 14). L’album Ouvre-moi ta porte (L’école des loisirs, 2014) raconte l’histoire d’un lapin, d’un cerf et d’un loup qui sont poursuivis par un monstre. Ce qu’ils prennent pour un monstre n’est en réalité qu’un cerf-volant, tenu par des enfants : seule l’image finale (fig. 15) permet aux lecteurs de le comprendre.

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Figure 14. Michaël Escoffier et Matthieu Maudet, Bonjour Docteur, L’école des loisirs, 2010.

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Figure 15. Michaël Escoffier et Matthieu Maudet, Ouvre-moi ta porte, L’école des loisirs, 2014.

38Une dernière illustration suggère parfois, après la situation finale, une suite à l’histoire, laissant le lecteur libre en termes d’interprétation. À la fin d’Une soupe au caillou (L’école des loisirs, 2000), une image montre que le loup se rend chez une dinde, suggérant un renouvèlement de l’histoire (fig. 16).

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Figure 16. Anaïs Vaugelade, Une soupe au caillou, L’école des loisirs, 2000.

Réception effective d’albums en randonnée par de jeunes enfants

39Après avoir analysé les caractéristiques transversales des albums en randonnée, nous proposons d’éclairer leur réception effective par l’étude de la restitution de deux d’entre eux par trois jeunes enfants âgés de 5 à 6 ans, lecteurs-auditeurs de ces iconotextes, dans le cadre d’une classe de 3e préscolaire de Fédération Wallonie-Bruxelles (Belgique)4.

40En soi, l’objectif d’étudier la réception d’albums en randonnée par d’aussi jeunes enfants met le chercheur à l’épreuve au niveau méthodologique : comment faire advenir la parole sur l’œuvre sans interférer sur l’interprétation de l’enfant, c’est-à-dire en restant au plus près de la réception première, immédiate ? La tâche de rappel de récit a été choisie à cette fin. Activité langagière qui consiste pour un enfant à dire à l’oral, avec ses mots à lui, ce qu’il a compris d’une histoire qui lui a été lue, le rappel de récit s’appuie fréquemment sur des albums à structure répétitive qui soutiennent le processus de mémorisation et favorisent le récit oral de l’enfant (Brigaudiot, 2000 ; Bishop et al., 2017). Deux dispositifs proposent de travailler cette activité à l’école avec ce type d’albums : le « sac à histoires » (Gennaï et Cellier, 2016) et la méthode Narramus (Goigoux et Cèbe, 2017). Ils poursuivent le même objectif : que les élèves apprennent progressivement à raconter une histoire5, car c’est, selon leurs auteurs, le meilleur moyen d’apprendre à la comprendre – et l’un des meilleurs moyens, pour l’observateur adulte, d’accéder à des indicateurs fiables de cette compréhension. De plus, le rappel de récit familiarise les élèves avec les codes de la littérature orale. En racontant progressivement les différentes étapes du récit, les jeunes locuteurs établissent des liens de causalité entre ces dernières. En outre, sur un plan plus émotionnel, ils s’approprient le caractère séquentiel, solidaire des images et des épisodes en jouant eux-mêmes les échanges, grâce à la réalisation de saynètes intégrant des effets de mise en scène. Ils s’interrogent sur les états mentaux des personnages en s’appuyant sur l’analyse collective des illustrations. Ce faisant, le rappel de récit nous parait activer intensément le double jeu de la lecture littéraire telle que nous l’avons définie à la suite de Picard (1986) et de Dufays ([1994] 2010) en invitant l’enfant à mobiliser et manifester complémentairement leurs rationalisations (inhérentes aux instances du lectant et de la distanciation) et leurs affects (qui relèvent du lu et de la participation).

41Dans le cadre de cette recherche, il nous a bien sûr fallu adapter les modalités de notre recueil des données aux rythmes et aux besoins des enfants. En l’occurrence, les élèves ont été rencontrés individuellement par une chercheuse, qui avait participé à quelques activités en classe afin d’habituer les élèves à sa présence. Certains élèves, plus timides, ont pu choisir le moment de rencontre, lorsqu’ils se sentaient prêts. En cas de nécessité, un élève supplémentaire était présent comme auditeur, afin que l’élève puisse lui adresser son rappel de récit en toute confiance.

42L’analyse qui suit porte sur les données recueillies en amont et en aval d’une intervention menée, lors de l’année scolaire 2021-2022, par une enseignante qui a mis en œuvre dans sa classe deux parcours pédagogiques de lecture d’albums en randonnée tirés de l’outil Narramus. Avant l’expérimentation, en début d’année scolaire, deux entretiens ont été menés avec les élèves. Le premier entretien, au cours duquel l’élève était soumis à trois tâches de compréhension décontextualisées (des phrases entendues, un texte entendu6 et un texte entendu et vu7), nous a permis de définir des profils d’élèves en termes de compréhension. Dès ce stade initial, nous avons sélectionné trois élèves ayant obtenu des résultats contrastés en compréhension : Dimitri, Mélie et Anna8. Un deuxième entretien a alors eu lieu avec ces mêmes élèves, en tête à tête, auxquels nous avons fait découvrir un album en randonnée9. Ils en ont réalisé le rappel oral, une première fois sans l’album et une deuxième fois avec ce dernier. En fin d’année scolaire, après une année de maturation et d’apprentissages méthodiques, les élèves ont à nouveau réalisé les trois tâches de compréhension précitées, ainsi que le rappel d’un nouvel album en randonnée, avec puis sans les illustrations.

43Ces données nous renseignent sur la réception première de l’album, mais aussi, s’agissant des entretiens de fin d’année, sur l’intégration par les enfants du contrat de lecture propre à l’album en randonnée, abondamment travaillé au sein de la classe dans l’intervalle10. C’est en ce sens que nous parlons, dans cette analyse, de l’appropriation (Brillant Rannou et al., 2020) des albums par les jeunes lecteurs placés en situation de rappel de récit.

44En premier lieu, nous présentons les signes d’appropriation manifestés par les enfants à propos de l’album La Piscine lors du rappel de récit qu’ils ont relaté en amont de notre intervention.

45L’album La Piscine (L’école des loisirs, 2006) raconte l’histoire d’un lapin qui redoute de plonger dans une piscine. Plusieurs animaux lui montrent différentes manières de le faire, un à un : une souris, un chat, une poule, un loup et un ours. Quand vient le tour du lapin, un éléphant le devance et il ne reste ni eau ni place dans le bassin. Le lecteur constate à l’image que le lapin, peut-être intérieurement soulagé, n’a plus l’occasion de plonger, tandis que le texte restitue seulement son commentaire, peut-être ironique, et son déplacement final : « “Bien, c’est dommage, j’allais plonger ! dit le lapin en s’éloignant de la piscine ».

46Le principe de la progression narrative, appuyée sur une micro-ritournelle (« Ou comme ça », reprend chaque plongeur) apparait très classique, et ménage une fin humoristique avec un important degré d’implicite au moment de la chute (l’image montre qu’il est devenu impossible de plonger dans la piscine qui ne contient plus d’eau, mais un entassement de personnages, le texte transcrit seulement le commentaire et l’attitude peut-être faussement dégagés du personnage). Les personnages ne sont pas désignés en tant que tels, leur identification en tant qu’appartenant à une espèce donnée et qu’énonciateurs de paroles restituées par le texte est à la charge du lecteur d’images. Sous une apparence globale de clarté, la lecture globale de l’album nécessite donc au moins une identification contrastive sinon une reconnaissance précise des personnages, qui suppose un certain degré de distanciation analytique (relevant du lectant) ; elle nécessite aussi une familiarité initiale avec l’univers de référence de la piscine et des activités qu’on peut y pratiquer. Enfin, les enjeux thématiques de l’album présentent pour ces très jeunes lecteurs une certaine charge émotionnelle (relevant du lu et de la participation) dans la mesure où ils renvoient à l’acte de sauter dans l’eau et à la confiance accordée à la médiation d’autrui.

47Dimitri n’a réussi à restituer l’histoire entendue de manière fragmentée que lorsqu’il a pu feuilleter le livre et donc consulter – avec attention – les illustrations : il a principalement énuméré le nom de trois personnages, ainsi qu’une action11. Il a conclu « c’est la fin ! » à la dernière page du livre. Sa production, qui ne correspond que partiellement aux attentes d’un rappel du récit, ne présente aucune trace de suspens ni de problème à résoudre pour l’un ou l’autre personnage. On est donc loin dans ce cas du double jeu de la lecture littéraire.

48Mélie, pour sa part, sans le support, nomme un seul personnage : une souris. Cette dénomination semble englober à la fois le lapin et la souris du premier épisode, dont les traits sont effectivement proches à l’image. L’élève passe de la situation initiale à la situation finale, sans passer par les péripéties, si ce n’est en évoquant le fait que la souris, personnage secondaire, a appris à plonger, ce qui sous-entend peut-être qu’elle l’a fait grâce à l’observation12. Dans le deuxième rappel de récit, qui s’appuie cette fois sur les images, la production orale est plus dense. Mélie fait davantage de références détaillées aux actions des personnages13 et elle cite plusieurs d’entre eux, même si elle confond l’éléphant et l’hippopotame. Après avoir hésité dans son premier rappel à identifier le bassin comme une piscine effectivement remplie d’eau et dotée d’un plongeoir (l’illustration permet tout à fait cette hésitation), elle amorce une bonne compréhension de la situation finale en mentionnant que le bassin est rempli par les personnages qui pèsent les uns sur les autres14. Cependant, malgré les images, elle ne mentionne toujours pas explicitement le personnage du lapin, qu’elle continue à confondre avec la souris. La tâche proposée est complexe pour Mélie : elle montre sa difficulté par ses hésitations et en mentionnant qu’elle ne sait pas lire, et donc qu’elle ne peut pas raconter l’histoire écrite. Elle essaye néanmoins de rappeler l’histoire avec et sans les images, en s’appuyant sur un élément central mémorisé, la peur de sauter dans la piscine. Par la suite, elle enrichit son récit grâce aux images.

49Quant à Anna, son premier rappel de récit est d’emblée très complet. Elle reformule l’histoire avec ses mots, en nommant le lieu où elle se passe : la piscine. Elle a bien compris la situation initiale, les relations chronologiques et causales sont explicitées15. Le seul élément important manquant est la raison pour laquelle le lapin ne veut pas sauter selon ses propres dires : la peur. Enfin, la chute est verbalisée, mais l’état mental du lapin (qui est probablement soulagé de ne pas avoir l’occasion de sauter) n’est pas explicitement mentionné. Cette élève est la seule à verbaliser des dialogues dans sa production, surtout lors du rappel de récit avec les images. Anna « joue » son rappel de récit avec les images en appui comme si elle réalisait une saynète théâtrale, alors que, dans la première version, c’est plutôt le schéma narratif de l’histoire qui était attendu. Bien qu’elle ne sache pas encore lire, Anna raconte l’histoire comme si elle faisait la lecture à un public. Dans cette version, la peur que le lapin éprouve à l’idée de plonger est verbalisée, la ritournelle est citée à l’arrivée de chaque personnage16 et les personnages sont tous nommés, contrairement au premier récit où ils étaient regroupés et qualifiés de « copains ». La lecture d’Anna affiche ainsi une combinaison de rationalisation (distinction des personnages et explicitation d’états mentaux) et de projection fantasmatique (narration jouée et appuyée sur des images) qui témoigne déjà d’une première forme de lecture littéraire reposant sur un double jeu avec les éléments du récit.

50Intéressons-nous à présent aux signes d’appropriation manifestés par les enfants à propos de l’album Bloub bloub bloub lors du rappel de récit qu’ils ont présenté à l’issue de notre intervention.

51L’album Bloub bloub bloub (L’école des loisirs, 2007) se passe à la mer, sous le soleil. Un garçon joue dans l’eau, sur sa bouée. Il est surpris par l’arrivée de petites bulles dans l’eau, à côté de lui. Son père apparait et le soulève hors de l’eau. De nouvelles bulles surviennent, accompagnées à chaque fois d’un animal qui soulève les protagonistes « empilés » en une improbable pyramide vivante : une tortue, un morse, une baleine et une pieuvre, appelés chacun « Madame » ou « Monsieur » par le protagoniste. Une mouette se pose sur le garçon, en haut de la pyramide et la pieuvre perd l’équilibre. Tout le monde tombe alors dans l’eau. Le garçon, amusé, est prêt à recommencer. L’album présente des caractéristiques très proches du précédent concernant les enjeux et les difficultés possibles de compréhension (progression de type classique), mais le texte y est souvent restreint à des dialogues et se signale par la diversité et les caractéristiques significatives des animaux représentés : celles-ci apparaissent comme des implicites qu’il est possible de combler dans l’interprétation en se référant aux thématiques du rapport à l’eau, à la mer, à la chute, aux animaux marins et volants, même s’il s’agit là d’univers de référence possiblement mal connus des jeunes lecteurs.

52Lors de la seconde lecture en fin d’année, Dimitri prend la parole pour expliquer l’histoire, même sans le support. Malgré la brièveté de son rappel de récit17, il manifeste un début de compréhension de l’histoire lorsqu’il précise qu’elle se passe sous un climat chaud et que des personnages se portent l’un l’autre et montent vers le haut. Lors du second essai, avec le livre, l’élève organise son propos sous la forme d’une énumération : les animaux sont cités ainsi que certaines actions, dans des phrases simples et courtes, sans mention explicite des relations chronologiques ou causales18. Le récit se fait alors très factuel, mais l’élève omet de préciser que chaque nouveau personnage soulève tous les autres, qui tiennent en équilibre. Il cite la dernière étape (l’arrivée de la mouette) mais ne semble pas identifier qu’il s’agit de la raison de la chute. Il bruite l’histoire à deux reprises19.

53Mélie semble avoir compris qu’à la fin du récit, l’histoire peut redémarrer et présenter une structure circulaire. Elle énumère l’arrivée d’une série de personnages sans avoir besoin du livre. La situation finale est mentionnée : « ils tombent », mais l’idée de soulèvement n’est pas explicitement exprimée, de même que la cause de la chute. Lorsqu’elle feuillète le livre, dans sa seconde version, Mélie donne vie à son récit en ajoutant des onomatopées et des dialogues entre les personnages, comme dans l’histoire écoutée, ainsi que des actions et l’expression de certains états mentaux (la pieuvre dit « J’en ai marre »). En outre, dans cette seconde version, elle se met à la place du personnage principal en passant de la formule « c’est papa qui le prend » à la formule « c’est papa qui me prend ». Ces éléments apparaissent comme autant de traces d’une participation psychoaffective à la fiction, qui alternent avec les traces de distanciation liées à la description des volumes et des poids dans l’espace. Mélie semble donc accéder ici à une première forme de lecture littéraire.

54Quant à Anna, elle réalise son premier rappel de récit, avec, de nouveau, beaucoup de précisions. Elle amplifie même le récit de référence, avec de nombreuses descriptions des actions et des états mentaux des personnages, témoignant à la fois d’une distance analytique et d’une lecture participative20. Elle donne au récit beaucoup de vie en y ajoutant des détails. Une chute de l’histoire est mentionnée, même si l’interprétation qu’elle suppose ne correspond pas à la chute originale : l’élève précise que la pieuvre tombe parce qu’elle n’est pas assez lourde et donc assez forte pour porter les autres. Elle n’a pas identifié que c’est la mouette qui déstabilise l’équilibre de la pyramide. Mais, même si elle n’est pas en accord avec les évènements de l’image, l’hypothèse de l’élève est recevable. Il est vrai que la pieuvre « dessinée » est plus petite que la baleine et que l’ensemble des personnages soulevés. Dans la version racontée avec le support, l’élève précise que l’histoire se passe à la mer. Du vocabulaire précis est ajouté au récit (« flotter sur l’eau »), des dialogues et des onomatopées sont présents. La structure virtuellement circulaire de l’histoire est mentionnée21. En revanche, la seconde production ne comprend plus de descriptions des états mentaux des personnages.

55On le voit, une progression apparait dans la compréhension et l’interprétation des trois élèves que nous avons observés, allant d’une simple énumération des personnages et des actions à la mention d’états mentaux relativement complexes. De manière générale, il apparait que l’utilisation des images aide à structurer oralement la répétition des rencontres et l’évocation de leurs conséquences. Elle induit également la répétition des actions ou des paroles et pousse les élèves à raconter l’histoire avec plus de dialogues et d’onomatopées pour donner plus de vie et de musicalité au récit. Même si les élèves n’explicitent pas tous les chutes des deux histoires, leurs récits oraux montrent qu’ils ont commencé à se les approprier – voire déjà à les comprendre largement (dans le cas d’Anna).

56Nous pouvons en conclure que, dans le cas de cette classe de 3e maternelle, un travail approfondi sur les albums en randonnée permet à des élèves aux compétences initiales contrastées d’entrer dans une culture littéraire vectrice de multiples apprentissages cognitifs et langagiers, mais aussi d’apprentissages décisifs touchant aux modes et enjeux spécifiques du partage littéraire. Plusieurs caractéristiques de l’album en randonnée sont prises en compte dans les rappels de récits, ce qui témoigne d’une dynamique d’appropriation du genre : l’évocation de la ritournelle ponctue les épisodes d’un élève sur trois lors du premier rappel et des trois au rappel suivant (« Ou comme ça » et « Bloub bloub bloub ») ; l’apparition de dialogues dans l’oralisation, illustrant la dimension orale importante dans ce genre de texte, ainsi que la présence dans les productions des trois élèves de la structure du récit en épisodes successifs, amène progressivement vers une manifestation partielle ou totale de la compréhension de la chute du récit (Baroni, 2007).

De l’étude d’un sous-genre de l’album à l’analyse de ses réceptions

57Cette analyse en extension et en réception de l’album en randonnée nous semble avoir mis en évidence le caractère emblématique de ce sous-genre de l’album : il illustre bien les propos maintes fois tenus sur la créativité foisonnante de cette forme littéraire récente, mais aussi ses rapports multiples à la tradition littéraire, et plus précisément, dans le cas présent, à la tradition orale populaire. L’analyse des fonctionnements structurels propres à ce genre a été ici le moteur d’une étude à la fois théorique et empirique.

58Du point de vue de la théorie littéraire, ce type d’albums s’est avéré révélateur des enjeux particuliers de la narration texte-image mais aussi du jeu sur les formats, et notre analyse a notamment permis de mettre ces enjeux en perspective avec la conservation (moyennant adaptations et évolutions) des caractéristiques rythmiques et mélodiques propres à la tradition orale. Elle a également permis de pointer le double jeu littéraire et lectoral suscité par ces récits, qu’il s’agisse de la dialectique lu-lectant (Picard, 1986), du va-et-vient entre la reproduction des stéréotypes et leur subversion (Dufays, [1994] 2010) ou de la combinaison entre curiosité et suspense (Baroni, 2007). Les données recueillies à propos de la réception des albums en randonnée par les jeunes enfants attestent, nous semble-t-il, d’une sensibilité à plusieurs des effets programmés par les œuvres, perceptible par exemple à l’interprétation vocale, à l’attention portée à l’explicitation des états mentaux des personnages ou de la chute… Les manifestations affectives des enfants lorsqu’ils racontent la randonnée ou rapportent les paroles de certains personnages, les effets dramatiques ou comiques par lesquels ils soulignent et traduisent la chute d’une histoire constituent des traces, parmi d’autres, de leur mobilisation singulière, dynamique des diverses instances du lecteur.

59Complémentairement, l’occasion nous a été donnée ici de poser des questions méthodologiques et théoriques suscitées par les données que nous avons présentées sur la réception enfantine. À la lumière de ces analyses, les albums en randonnée apparaissent comme un objet littéraire idéal pour favoriser la mémorisation et la compréhension des jeunes enfants – et ce faisant leur entrée dans la culture littéraire. Un va-et-vient entre attention au texte et attention aux images aide les élèves à analyser la structure narrative et les relations causales entre les états mentaux des personnages et les étapes du récit, ces postures relevant tant de la participation que de l’analyse distanciée (Dufays, [1994] 2010). Même s’il s’avère essentiel d’explorer aussi d’autres modes de questionnement et d’accès aux iconotextes, le rappel de récit amène les jeunes enfants à intégrer peu à peu les possibles stylistiques de l’album, de la narration et de la fiction, à porter attention aux dits et aux non-dits de l’image et du texte, à relire la trame narrative à la lumière de la chute, etc. Il est intéressant d’ailleurs de les interroger sur leur réception de cette dernière car, si elle est représentée visuellement par les images, elle reste la plupart du temps implicite dans le texte et demande une analyse du rapport entre le texte et l’image pour être comprise. La compréhension et l’explicitation de la chute de l’histoire témoignent alors de la capacité du jeune lecteur à combiner le lu et le lectant (Picard, 1986) lors de l’appropriation de l’œuvre entendue.

60On le voit, de telles études de réception empiriques permettent d’explorer à la fois des enjeux didactiques de première importance et des enjeux tout aussi essentiels pour une théorie générale englobant la question des « commencements » de l’expérience littéraire.

Annexe 1. Verbatims des rappels de récit de trois élèves de 3e maternelle, réalisés au pré-test

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Annexe 2. Verbatims des rappels de récit de trois élèves de 3e maternelle, réalisés au post-test

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