Colloques en ligne

Bertrand Marquer

Le XIXe siècle, Prix Renaudot des Lycéens

The 19th Century, Prix Renaudot des Lycéens

1Derrière ce titre qui peut sembler un peu énigmatique, je souhaiterais m’appuyer sur un roman, distingué par le prix Renaudot des Lycéens en 2019, pour réfléchir à travers lui au xixe siècle qui a pu susciter l’intérêt des lycéens et recueillir leurs suffrages. Ce roman, c’est Le Bal des folles de Victoria Mas, également lauréat du Prix Stanislas et du Prix Plume, un roman qui prend pour cadre le Paris de la fin du xixe siècle, et plus précisément l’hôpital de la Salpêtrière, cette « cité de femmes » où le célèbre médecin Jean-Martin Charcot étudiait et tentait de soigner une hystérie encore massivement associée aux femmes1.

2Je ne chercherai pas véritablement, dans les propos qui vont suivre, à mesurer la fidélité historique de cette restitution, même si le roman de Victoria Mas est indéniablement documenté (la romancière en parle dans ses interviews), et que l’on puisse attribuer une partie de sa réussite à sa capacité à planter un décor, et à reconstituer une atmosphère, voire une mentalité. Je ne chercherai pas non plus à évaluer les qualités proprement littéraires de cette œuvre, ou du moins pas directement, puisque m’intéresseront davantage les facteurs qui ont pu faire que ce roman rencontre un public lycéen, alors même que son sujet relève de ce xixe siècle potentiellement inaudible aujourd’hui, en raison de l’idéologie qu’il véhicule.

3Le choix d’un tel corpus peut paraître intempestif, voire relever d’une démarche critique biaisée, puisque Le Bal des folles est une œuvre contemporaine, et non un « classique » du xixe siècle, et qu’il est a priori aisé de déduire que son succès est précisément dû à l’actualité du questionnement qu’elle propose : mettre en scène la Salpêtrière, c’est mettre en scène une société patriarcale, établir, comme dans le roman historique, un lien entre le passé et le présent, pour appuyer la nécessité, toujours actuelle, de réformer les esprits. Il ne fait donc aucun doute que le roman de Victoria Mas participe d’un discours que l’on peut rattacher à un féminisme post #metoo2, même si ce n’est pas une référence revendiquée par la romancière.

4Le biais que j’évoque me semble néanmoins pouvoir être tempéré, et devenir intéressant, dès lors qu’on envisage Le Bal des folles non comme un modèle de discours, mais comme un potentiel modèle de méthode. Réfléchir à la manière dont ce roman contemporain lit le xixe siècle, et le lie à une actualité, peut en effet apporter un éclairage sur la pertinence des arguments soulevant les problèmes que poseraient, non directement les œuvres du xixe siècle, mais ce qu’elles en disent. La démarche que je propose sépare de facto la difficulté proprement stylistique de certains textes du passé (puisque la langue de Victoria Mas est celle de notre siècle) de la difficulté plus spécifique d’une incompréhension plus fondamentale, puisqu’elle concerne le fond, et non la forme. Cette démarche ne vise pas à laisser entendre, bien entendu, que l’enseignant doit se faire romancier pour intéresser, et elle cherche encore moins à imposer le postulat que l’adaptation serait devenue aujourd’hui un truchement nécessaire, en faisant du Bal des folles un bon substitut pédagogique aux œuvres d’un passé désormais problématique. L’enjeu est bien davantage de partir de cet intérêt que concrétise ce roman primé (par un jury limité, certes, mais néanmoins lycéen), pour affronter, à travers lui, une question où l’idéologie est centrale.

5Je me bornerai donc, dans un premier temps, à pratiquer la lecture d’une lecture (du xixe siècle) pour essayer de cerner ce qui distingue le roman de Victoria Mas des œuvres écrites au moment des événements relatés, dans la mesure où cette distinction permet d’aborder la nature réelle de ce qui peut faire obstacle à l’enseignement de la littérature du xixe siècle. Cette grille de lecture, qui confronte finalement deux contemporanéités (celle du lectorat et celle des événements), me conduira ensuite à mobiliser le modèle du roman historique, dans la mesure où l’une de ses caractéristiques est, théoriquement (du moins depuis Walter Scott), de court-circuiter ces deux contemporanéités, en faisant du passé une voie d’accès au présent. Faudra-t-il en conclure que le roman historique est l’avenir de l’enseignement de la littérature (indépendamment de son siècle) ? D’une certaine manière, oui, puisque s’y joue le statut du passé et de son utilité présente, et que s’y donnent à lire tout à la fois l’intérêt des lectures pratiquées, et le danger d’une instrumentalisation – ce qui sera l’objet de mon ultime développement, où je tenterai de confronter deux lectures, qui sont aussi deux adaptations du xixe siècle à partir d’un même canevas : le roman et le film qu’en a tiré Mélanie Laurent, qui me semblent illustrer deux manières très différentes de répondre à une même question.

« My Book is a fiction…but terrible things really happened to women in Paris 200 years ago »

6Telle est la citation choisie pour titre par Helen Brown, dans l’article qu’elle tire de son entrevue avec la romancière pour le quotidien britannique The Independent (Brown, 20213). Cette mise en exergue est révélatrice de l’actualité qui a été prêtée au roman, comme de l’interprétation générale qui en a été faite. Le Bal des folles laisse en effet de ce point de vue peu de place à l’ambiguïté : après une scène inaugurale évoquant le fameux tableau d’André Brouillet, Une leçon clinique à la Salpêtrière (1887), le second chapitre passe de l’hôpital au salon bourgeois, moins pour changer de milieu que pour asseoir la permanence d’un cadre patriarcal. Le point de vue d’Eugénie Cléry, cette jeune fille de bonne famille que son non-conformisme – et le fait qu’elle puisse parler avec les morts – conduisent à un internement punitif, y a pour but d’introduire le lecteur à l’optique générale du discours romanesque :

Elle sait que son existence n’intéressera le patriarche que lorsqu’un parti de bonne famille d’avocats ou de notaires, comme la leur, souhaitera l’épouser. Ce sera alors la seule valeur qu’elle aura aux yeux de son père – la valeur d’épouse. Eugénie imagine sa colère lorsqu’elle lui avouera qu’elle ne souhaite pas se marier. Sa décision est prise depuis longtemps. Loin d’elle une vie comme celle de sa mère, assise à sa droite – une vie confinée entre les murs d’un appartement bourgeois, une vie soumise aux horaires et aux décisions d’un homme, une vie sans ambition ni passion, une vie sans autre chose que son reflet dans le miroir – à supposer qu’elle s’y voie encore –, une vie sans but autre que de faire des enfants, une vie avec pour seule préoccupation de choisir sa toilette du jour. Voilà, c’est tout ce qu’elle ne souhaite pas. Autrement, elle souhaite tout le reste. (Mas, [2019], 2021, p. 244)

7Deux chapitres plus tard, la voix d’Eugénie, gênée par son corset alors qu’elle marche dans Paris, a des échos encore plus nettement modernes, à tel point que le discours indirect libre prend l’allure d’une « intrusion d’auteur » (pour reprendre le concept pré-narratologique de Georges Blin), voire, si l’on veut être plus sévère, d’une « légende d’autrice » (comme on parle de la légende d’une image) :

Cet accessoire a clairement pour seul but d’immobiliser les femmes dans une posture prétendument désirable – non de leur permettre d’être libres de leurs mouvements ! Comme si les entraves intellectuelles n’étaient pas déjà suffisantes, il fallait les limiter physiquement. À croire que pour imposer de telles barrières, les hommes méprisaient moins les femmes qu’ils ne les redoutaient. (p. 52)

8Le degré d’admissibilité du roman, gage de son succès auprès d’un public lycéen, serait donc inversement proportionnel à celui d’Eugénie Cléry à son époque, et garanti par cet écart de réception, mesurable idéologiquement : les folles d’hier sont les héroïnes d’aujourd’hui, comprend-on, et la difficulté que rencontrerait la littérature du xixe siècle résiderait précisément dans le vice-versa inféré, consommant la rupture entre les modèles d’hier et ceux d’aujourd’hui : si les folles d’hier sont les héroïnes d’aujourd’hui, les héroïnes du passé seraient aussi les folles d’aujourd’hui, et les modèles d’antan parleraient donc pour le jeune lecteur contemporain une langue étrangère, aux sonorités insupportables.

9Il serait bien évidemment aisé de faire mentir cette généralité, en puisant dans des œuvres déjà réfractaires, en leur siècle, à l’idéologie dominante, ou que l’on peut classer dans la catégorie des précurseurs ou des « proto- » (proto-féminisme, proto-antispécisme, etc.) – ce qui pourrait néanmoins avoir pour conséquence de restreindre le panthéon scolaire au genre de la satire (à condition qu’elle porte sur le passé, au risque d’engendrer un autre type de problème) et de limiter la fonction de l’enseignement à la recherche d’une continuité, voire d’un fil téléologique (ce qui est intellectuellement pour le moins insatisfaisant, à moins de conférer à l’étude de la littérature une visée finalement dogmatique).

10Mais en réalité, il serait tout aussi facile de montrer que le discours du Bal des folles est bien un discours d’époque – celui du xixe siècle. Le roman, comme le projet de Victoria Mas, ont en effet pour point de départ une fascination déjà problématisée par les contemporains de Charcot, même si le male gaze pouvait supposer une appréhension différente du problème et des moyens utilisés pour le représenter (une fascination plus désirante, et plus complaisante, pour le dire vite, mais une fascination malgré tout déjà porteuse d’un regard critique). Entre les années 1880 et 1900, de nombreuses œuvres mettent en scène l’emprise dont les « hystériques » sont les victimes (et il faut donner ici aux guillemets leur valeur d’interrogation critique ou de marqueur de soupçon, valeur déjà présente du vivant de Charcot5). La charge peut certes avoir des cibles différentes, mais elle repose sur le même constat d’une domination masculine – si l’on met de côté la mobilisation fin-de-siècle de l’archétype de la femme fatale, qui ne relève pas directement de l’imaginaire de la Salpêtrière, mais d’un fond mythologique beaucoup plus ancien (Ève, ou plutôt Lilith, Méduse, etc.).

11Dans le roman L’hystérique de Camille Lemonnier (publié en 1885, l’année où se déroule le roman de Victoria Mas), c’est ainsi un prêtre qui abuse d’une jeune béguine, en pratiquant, sans le savoir, ce que le lecteur de l’époque identifie comme de l’hypnotisme expérimental. Fréquente, la charge anticléricale épouse l’argumentaire de la Salpêtrière, qui reposait en grande partie sur une analogie entre les possédées ou les saintes d’hier et les hystériques d’aujourd’hui, afin de stigmatiser la réponse apportée par l’Église (brûler ou encenser, et non soigner, et bien entendu encore moins comprendre les phénomènes observés). L’hystérie, et l’hystérique, étaient donc déjà l’instrument d’un regard critique sur l’exercice d’un pouvoir présenté comme déplacé. À l’image de la leçon clinique qui ouvre le roman de Victoria Mas, où une femme est soumise au regard impérieux des hommes, et manipulée par eux (ou à l’image, encore, du bal auquel le titre fait allusion, qui se tenait une fois par an), le spectacle de la Salpêtrière servait déjà de cadre pour représenter, et donner à comprendre, l’emprise masculine – dont la relation médecin-patiente hystérique était devenue le révélateur, ou la forme moderne, drainant avec elle une recherche et une réflexion sur les formes antérieures de cette emprise (le couple constitué par le prêtre et la fidèle, par exemple).

12Qu’est-ce qui, dès lors, ferait obstacle à la lecture de ces œuvres du passé, puisque l’objet voire la finalité de la représentation sont, fondamentalement, les mêmes, et que le roman de Victoria Mas tire très manifestement son attrait de sa capacité à restituer avec justesse ce passé jugé problématique – justesse perceptible jusque dans l’opposition symbolique entre le positivisme et le spiritisme (j’y reviendrai), qui est aussi une opposition sur la place proprement politique de la femme6.

Le discours et la méthode

13Une première manière de lever cette contradiction consisterait à invoquer l’adaptation du contenu à la sensibilité du lectorat lycéen, et donc une forme d’édulcoration de la violence ou de la crudité de ce qui est représenté. Mais Le Bal des folles décrit une tentative de viol, que l’adaptation cinématographique de Mélanie Laurent, résolument féministe, filme d’ailleurs au plus près. Une seconde réponse consisterait à mettre en avant le fait que le roman contemporain souligne la démonstration, et traduit donc le spectacle de la Salpêtrière et ses enjeux en termes plus accessibles, mais aussi plus explicites (les « légendes » d’autrice évoquées précédemment). La « traduction » dont il est question n’a cependant rien à voir avec un quelconque seuil de tolérance moral ou émotionnel qui rendrait difficilement supportables certaines œuvres du passé, et Victoria Mas n’est, dans les faits, pas plus explicite que Zola, par exemple, qui lui aussi accompagne fermement le lecteur dans ce qu’il doit comprendre de son texte. Qu’est-ce qui, donc, peut réellement faire obstacle à la lecture et garantit, a contrario, la lisibilité du Bal des folles ? Une dernière hypothèse conduit alors à privilégier l’actualité que l’œuvre de Victoria Mas parvient à atteindre à partir de la peinture du passé – comme tout bon roman historique, finalement.

14De même que le Moyen Âge pour Walter Scott ou la Renaissance pour le romantisme, la Salpêtrière de Charcot jouerait donc, pour le lecteur contemporain et le jury lycéen du prix Renaudot, le rôle d’un miroir grossissant pour parler d’une actualité brûlante. La difficulté idéologique pourrait ainsi être transformée en ferment de lecture, et de réflexion. Si une telle transformation est possible, il faut bien postuler que c’est en raison des qualités d’un récit qui sait intéresser à ce qui semblait intempestif, par une mise en perspective qui n’est pas téléologique, mais historique. « Je ne pensais pas aux idéologies, au féminisme, lorsque j'ai écrit ce livre », confie Victoria Mas dans le même interview publié par The independent (Brown, 2021, je traduis7). L’enjeu pour elle était davantage de redonner une histoire à ces femmes tombées dans l’oubli, sans mésestimer le progrès que pouvait, à son époque, incarner la Salpêtrière de Charcot. Un Charcot qu’elle n'a pas voulu « décrier8 » (c’est son terme), consciente de l’aide réelle que son service hospitalier avait pu apporter. Le personnage de Thérèse, cette ancienne prostituée enfermée « depuis vingt ans » (Mas [2019], 2021, p. 105) pour avoir poussé son souteneur dans la Seine, a précisément pour fonction de rappeler que le « dehors » n’était pas forcément plus enviable. À l’annonce de sa guérison, due à la disparition de ses crises et de ses « terreurs nocturnes » (p. 206) celle que « les hommes […] ont maltraitée » décide en effet de s’ouvrir les veines :

La perspective de sortir et de retrouver Paris, ses rues, ses parfums, de traverser la Seine dans laquelle elle avait poussé son amant, de marcher à côté d’autres hommes dont elle ignorait les intentions, de fouler ces trottoirs qu’elle connaissait trop l’avait envahie d’une épouvante incontrôlable. (p. 206)

15L’infirmière Geneviève, bien qu’elle aide finalement Eugénie à s’échapper, a également pour fonction de rappeler l’émancipation que pouvait représenter la Salpêtrière : athée et célibataire, elle voit dans la science de Charcot la promesse d’une libération, même si le récit en souligne les errements, en faisant du spiritisme et de la réalité cachée qu’il entendait révéler l’allégorie d’une autre voie possible, encore à concrétiser. La « nuance9 » dont se revendique la romancière (le terme revient à plusieurs reprises dans ses interviews), n'est donc pas que l’indice d’une lecture fine sur le plan historique : elle reconduit la question de la différence réelle entre ce roman primé et les productions du siècle dont elle s’inspire.

16Le succès du Bal des folles oblige en effet à relativiser l’insuccès supposément contextuel des œuvres du xixe siècle, insuccès qui ne serait pas, en soi, la conséquence des attentes du lectorat adolescent, mais d’un principe de péremption étayé par une difficulté d’ordre idéologique. Le roman historique de Victoria Mas ouvre bien de ce point de vue une voie de réflexion sur la méthode d’enseignement à adopter, autant que sur le fond qui peut être enseigné.

17Cette méthode, on a pu le voir rapidement, repose moins sur l’adaptation d’un contenu que sur la traduction de ce qu’il peut signifier aujourd’hui, dans un mouvement dialectique entre le passé et le présent. Ce qui suppose – là est sans doute la difficulté réelle – de bien connaître ce passé pour pouvoir le décrypter, et le rendre signifiant aujourd’hui. Il n’est d’ailleurs pas anodin que, dans plusieurs de ses interviews, Victoria Mas rapproche le spectacle de la Salpêtrière de la « téléréalité », et d’une marchandisation qui n’est pas réellement celle de la « société du spectacle », mais renvoie plutôt à une dictature de l’image où l’instrumentalisation de l’autre sert d’étai aux vérités personnelles :

« Le voyeurisme est toujours d'actualité », dit-elle. « Tout ce désir et toute cette peur. Nous appelons cela la télé-réalité, maintenant. Nous sommes habitués à regarder des inconnus complets mis dans des situations folles parce que nous voulons qu'ils se disputent et disent des choses stupides. Pour que nous puissions rire d'eux. Nous nous disons : « Ha ! Je suis bien plus intelligent que cela ! Bien plus sain d'esprit que cela. Je suis du bon côté du mur ». C'est la même chose. » (Brown, 2021 ; je traduis et souligne10)

18Le parallèle avec la téléréalité sert ici d’abord à rendre parlant le dévoiement dont le bal des folles a fait l’objet : pensé comme un divertissement thérapeutique, une levée temporaire de la stigmatisation pour les malades, le bal a vite été détourné en amusement, en exhibition au profit de la bonne société (et donc en renforcement du stigmate, par ceux qui sont « du bon côté du mur »). Mais l’analogie invite également à réfléchir à une permanence structurelle de l’a priori, que ce roman historique a aussi pour but de dénoncer – et de contrer, par le biais d’une restitution informée du cadre historique dont elle fait argument.

19Je souhaiterais donc, pour terminer, pousser plus avant cette analogie en passant par une étude comparée du roman de Victoria Mas et de son adaptation cinématographique par Mélanie Laurent.

De l’anachronisme (vertus et écueils)

20Cette comparaison me semble en effet permettre de dégager deux voies possibles dans l’appréhension du passé et, par analogie, représenter deux conceptions de ce que peut être l’enseignement du xixe siècle par le biais de sa littérature. Je reprendrai pour commencer quelques éléments d’un compte rendu que j’ai eu l’opportunité de faire pour la revue Le Magasin du XIXe siècle (Marquer, 2022), qui pointait notamment les différences entre le film et le roman. Parmi ces différences, certaines relèvent de la mise en scène, et d’une actualité recherchée parfois maladroitement (perceptible par exemple dans le choix, par Mélanie Laurent, d’une courte bluette montmartroise aux allures de carte postale, quand le roman choisissait une rencontre, beaucoup plus austère, avec un éditeur spirite de 58 ans, Pierre-Gaëtan Leymarie). D’autres, plus substantielles et plus problématiques, tiennent à l’interprétation du statut à accorder au passé, dans une œuvre qui relève de la reconstitution fictionnelle. C’est le cas, par exemple, du rôle tutélaire accordé à la figure de Victor Hugo, qui n’échappe pas à quelques incohérences dans un film dénonçant de manière très appuyée les structures patriarcales, notamment en réduisant Charcot à un personnage à la fois falot et manipulateur, qui se complaît dans l’exhibition de malades dont il n’a très clairement que faire. La scène où le médecin hypnotise une jeune hystérique est tout entière au service du soulignement d’un mépris teinté de lubricité (voir Marquer, 2022). Plus dérangeant encore, le choix par la réalisatrice de modifier le personnage du frère d’Eugénie, d’abord contraint par son père d’accompagner sa sœur à la Salpêtrière avant d’avoir un rôle majeur dans l’organisation de son évasion. Sa fonction dans le roman était claire et explicitée par la romancière : montrer que les structures patriarcales nuisent également aux hommes :

« Je voulais inclure la nuance. C'est pourquoi il y a des personnages comme le frère d'Eugénie, qui pense différemment des autres hommes et dont la vie est presque aussi limitée par le patriarcat que la sienne. » (Brown 2021, ma traduction11)

21Si, dans le roman, le frère et la sœur ne sont pas présentés comme proches, c’est en raison de l’éducation qu’ils ont tous deux subie, et dont ils parviennent finalement à se libérer par une évasion en réalité mutuelle, programmée dès la présentation du personnage :

Eugénie regarde son frère et sourit. L’ironie est le seul trait qu’ils partagent. Si aucune affection commune ne les lie, aucune animosité ne les oppose. Ils se sentent moins frère et sœur que deux connaissances au rapport cordial, vivant sous le même toit. Eugénie aurait eu pourtant toutes les raisons de jalouser son frère […]. Elle a fini par comprendre que son frère subissait autant sa situation qu’elle. […] Sans doute est-ce la deuxième chose qui les lie – ils n’ont pas choisi leur place. (p. 32)

22Le film insiste à l’inverse sur la complicité naturelle de la sœur avec son frère, dont on comprend très vite, par sa présence furtive (mais néanmoins tactile) aux côtés d’un jeune cocher, qu’il fait partie de ceux que la société du xixe siècle se plaisait à enfermer en raison de leurs mœurs. Ce changement d’orientation sexuelle a des conséquences sur la portée du personnage, devenu un allié naturel de sa sœur, avec qui il partage le statut d’opprimé. La convergence des luttes mine ici l’appel à une transformation sociale, en figeant la ligne de front : d’un côté ceux que la société favorise, de l’autre ceux qui la remettent en cause, moins au nom de principes que d’une motivation individuelle. L’ajout d’un autre personnage, la sadique Jeanne, tout droit sortie d’un roman gothique, ne permet pas réellement de faire bouger les lignes : si cette ancienne hystérique, devenue infirmière, s’acharne sur Eugénie, qui se retrouve dans le film enfermée pour mauvais comportement dans une cellule « historique » de la Salpêtrière aux allures d’oubliettes, c’est parce qu’elle est sans doute le seul personnage réellement fou de l’histoire (Eugénie « voit » que la mère de Jeanne, internée par elle, a causé la mort de son petit-fils, et le spectateur en déduit que Jeanne, rendue folle de douleur, se venge d’elle à travers les autres pensionnaires – comme, peut-être, sa mère s’était vengée des crimes de l’autre sexe à travers son petit-fils). La victime peut se faire bourreau, semble quoi qu’il en soit nous dire Mélanie Laurent, mais celui qui naît avec le costume de bourreau ne paraît pas avoir la liberté de le refuser.

23Bref, la nuance passe mal à l’écran, dans ce film aux couleurs saturées, et la reconstitution historique prend parfois l’allure d’un recueil d’images d’Épinal. Au-delà du jugement de valeur que l’on peut avoir sur le film, il me semble intéressant de s’arrêter sur ce qu’induit cette lecture « au carré » du xixe siècle (puisque le film est aussi la lecture d’une lecture, au même titre que ce que j’ai pratiqué jusqu’à maintenant). Esthétiquement réussie, l’adaptation de Mélanie Laurent privilégie la simplification (« la Salpêtrière, c’était l’hôpital de la terreur », résume-t-elle dans Télérama12) et elle impose une grille de lecture très contemporaine, par rapport à laquelle le spectateur pourra aisément se situer. D’un style simple, globalement bien reçu par la critique (à l’exception de Télérama, qui sanctionne le roman d’un « bof » – comme le film), l’ouvrage de Victoria Mas respecte davantage, dans sa reconstitution historique, la logique d’une époque, afin d’en critiquer la doxa bien entendu, mais sans que le passé ne soit réduit à jouer les utilités. Immersion fictionnelle et immersion historique s’appuient et se complètent, dotant ainsi la démonstration romanesque d’une profondeur que son adaptation cinématographique tend à écraser de présentisme. Bien qu’il soit difficile d’évaluer le succès réel du film, produit par Amazon et uniquement diffusé, à sa sortie, par Prime Video, les critiques en ligne sont néanmoins plutôt élogieuses, sans que l’on puisse statuer sur leur représentativité (moindre, quoi qu’il en soit et quoi qu’on en dise, que celui du jury du prix Renaudot des lycéens, qui regroupe 10 établissements de l'académie Poitou-Charentes et 5 établissements des académies de Limoges, Nantes et Bordeaux, soit environ 400 lycéens).

24Ces succès parallèles, qui témoignent tous deux d’une appétence pour un xixe siècle sulfureux, présenté comme un repoussoir, invitent quoi qu’il en soit à peser les vertus et les écueils d’une culture de l’anachronisme, si l’on en fait un modèle d’enseignement. Le fonctionnement du roman historique, du fait de sa capacité à tisser des liens entre le passé et le présent, est dans cette perspective un laboratoire éclairant : l’anachronisme y est un effet structurel, mais il ne tire en réalité sa force que de la relation qu’il établit avec le cadre (historique) dans lequel il n’a théoriquement pas sa place. Il invite par conséquent à respecter le passé, pour permettre l’effraction d’un éclairage contemporain. On pourrait d’ailleurs voir dans cette conception de l’anachronisme une définition du travail de la critique, ou du moins de son esprit (non astral, celui-ci). La défense d’une sensibilité et de valeurs modernes a donc tout à gagner de cette dialectique, qui ne gomme pas les aspérités ou les difficultés, mais les analysent pour mieux en comprendre les causes.

*

25Le choix à faire, en réalité, relève davantage de l’ambition que l’on attribue à l’enseignement, et de la conception de la démocratie que l’on souhaite défendre (même si cette question excède le cadre modeste de cette contribution). La littérature du xixe siècle apporterait, là encore, un éclairage éloquent, et témoignerait d’une actualité tout aussi facile à trouver que celle que révèle Le Bal des folles. Une actualité politique que Victoria Mas aborde d’ailleurs obliquement, en dénonçant ce voyeurisme flattant collectivement le jugement individuel, pour mieux valider les a priori (être plus que celui qu’on observe ; se sentir du bon côté du mur). Or, une culture de l’anachronisme mal compris fait courir le danger que la littérature du passé prenne la place de cet autre, observé seulement pour être dénigré et asseoir la position de l’observateur. J’ai bien entendu conscience que les réflexions que j’ai proposées ne constituent en rien une solution concrète, pour faire face aux difficultés réelles de l’enseignement. Du moins ont-elles pu rappeler un principe qui me semble consensuel : que l’enseignement de la littérature ne doit pas chercher à placer son destinataire du bon côté du mur, mais plutôt l’encourager à passer outre.