La voix de la pierre : l’Antigone de María Zambrano aux Enfers
1La philosophe et écrivaine espagnole María Zambrano (1904-1991) a passé la majorité de sa vie en exil, suite à la victoire franquiste après la guerre civile. Férue de culture et de philosophie antiques, elle trouve dans la figure d’Antigone un miroir pour exprimer le désarroi de cette nouvelle vie d’errance et de solitude. Pour son texte La tumba de Antígona (La tombe d’Antigone), que je me propose d’étudier ici, María Zambrano se réapproprie la tragédie de Sophocle et place l’héroïne, Antigone, dans ce décor si cher à la tradition littéraire européenne antique et moderne : les Enfers. Dans cette étude, je voudrais explorer le dialogue incessant entre l’écriture de María Zambrano et les œuvres dont elle s’inspire. Ce parcours nous conduira des tragédies grecques (principalement celles de Sophocle) aux poèmes homériques (notamment l’Odyssée), jusqu’aux réécritures modernes des Enfers, en passant par La Divine Comédie de Dante. Parallèlement, je montrerai l’importance d’œuvres empruntées aux discours religieux ou philosophiques pour mieux cerner ce texte et comprendre la manière dont María Zambrano y met en lien le monde infernal et l’histoire récente de l’Espagne.
2María Zambrano a publié La tumba de Antígona en novembre 1967 à Mexico, alors qu’elle était en exil en France. Le texte s’ouvre sur un long prologue qui met en scène une réflexion de philosophie analytique. Ce préambule est suivi d’une seconde partie plus proprement fictionnelle1 composée d’une dizaine de tableaux dans lesquels Antigone tantôt monologue, tantôt dialogue avec d’autres figures du répertoire tragique antique (Ismène, Œdipe, etc.) ou avec d’autres personnages inventés et à l’origine plus mystérieuse (la Nuit, les inconnus, etc.). Ce qui distingue plus particulièrement cette réécriture de l’Antigone de Sophocle, c’est sa focalisation sur un non-dit de la tragédie : la narration de la vie de l’héroïne après qu’elle a été mise au tombeau. L’action fait immédiatement suite au célèbre chant de deuil (kommos) qu’Antigone, dans la pièce sophocléenne, se déclamait à elle-même sur le chemin de son tombeau. La tumba de Antígona évoque l’héroïne juste après sa disparition de la terre, alors qu’elle n’est à proprement parler « ni dans la vie, ni dans la mort [ni en la vida ni en la muerte] »2. Répondant3 plus précisément à ce vers de la tragédie grecque : « Je descends vivante chez les morts [εἰς θανόντων ἔρχομαι κατασκαφάς] », la réécriture précise que son héroïne doit, à son tour, « descendre parmi les morts, vivante [bajar entre los muertos, viva] »4. Dans La tumba de Antígona, cet espace sous-terrain est mis en relation avec l’univers infernal. Les premières lignes du texte présentent en effet Antigone comme « la jeune fille [sacrifiée] aux “Enfers” [la doncella sacrificada a los “inferos”] »5.
3Traduit en français par « Enfers », le terme « inferos » apparaît tout d’abord entre guillemets et en italique dans le texte original. Il s’agit d’un néologisme formé par Zambrano et qui semble avoir été composé sur le modèle des inferi6 latins, espaces de « ceux d’en bas » qu’on appelle en général les Enfers. La philosophe hispanise néanmoins cette expression ; elle joue avec sa consonance archaïsante en lui ajoutant la désinence –os, marqueur du masculin pluriel en espagnol. Au fil des rééditions de La tumba de Antígona, on remarque que le terme inferos en vient petit à petit à remplacer complètement le terme espagnol usuel infiernos, avec lequel il était utilisé auparavant en alternance. Inferos fait désormais partie du lexique personnel de la philosophe. Il apparaîtra sans guillemets ni italique dans ses textes ultérieurs. L’espace imaginaire délimité par l’expression inferos se distingue des Enfers gréco-latins et de l’Enfer chrétien, puisqu’il circonscrit à la fois l’Enfer et le Purgatoire et se constitue autant comme un « berceau [cuna] »7 que comme une « tombe [tumba] »8. Le terme choisi par la philosophe, tout comme son usage, laissent à penser que le rapport de María Zambrano à ces mondes souterrains est assez libre et demande de mobiliser des représentations infernales au pluriel. Dans ce contexte, on peut penser que María Zambrano joue également avec le terme espagnol ínfero, emprunté à la botanique. Au singulier, ínfero peut désigner l’« ovaire [ovario] » de certaines plantes. Cette hypothèse s’harmonise avec la dimension matricielle prêtée à l’espace du tombeau que laissent deviner les paroles adressées par l’héroïne à « [sa] tombe [tumba mía] »9 utilisant la seconde personne : « Tu es un berceau ; un nid. Ma demeure [Una cuna eres ; un nido. Mi casa] »10. Allant jusqu’à mimer la rythmicité ternaire du grec, Zambrano répond aux célèbres vers que l’héroïne sophocléenne déclamait sur le chemin de son tombeau : « Ô tombeau, chambre nuptiale ! retraite souterraine… [ὦ τύμβος, ὦ νυμφεῖον, ὦ κατασκαφὴς] »11. Mettant désormais l’accent sur la dimension matricielle de la tombe, María Zambrano dote la tombe d’une nouvelle symbolique et explore ce qui se passe à l’intérieur de cet espace-temps délaissé par Sophocle. Le texte se centre sur la « vie non vécue [su vida no vivida] » de la jeune fille, décrite comme la « tragédie personnelle [la tragedia propia] » d’Antigone, celle qui « coïncide non pas avec sa mort, mais avec son ensevelissement [que coincide no con su muerte, sino con ser enterrada viva] »12.
4La tumba de Antígona enrichit le dialogue intertextuel mené avec la tragédie de Sophocle par des références aux grandes œuvres européennes qui mettent en scène les Enfers ou en convoquent les habitants. Comme dans les intertextes antiques, les révélations qui seront faites à la jeune fille dans son tombeau sont tributaires d’un sacrifice préalable. Mais alors que, dans l’Odyssée et dans l’Énéide, les protagonistes sacrifiaient des animaux avant d’invoquer les morts13 ou de descendre aux Enfers14, Antigone s’offre elle-même et paie de son sang un savoir qu’elle n’a pas même sollicité :
Dices “saber” como si no costara nada. Ese saber que no busqué se paga. Cada gota de esa luz, de éstas que venís a beber ahora ya muertos, cuesta sangre. A mí también me la llevaron, la sangre. Mi sangre fue, todavía más que la vuestra, sacrificada: a ese poco de saber, a esa brizna de luz.
Tu dis “savoir” comme si cela ne coûtait rien. Ce savoir que je n’ai pas cherché, il se paye. Chaque goutte de cette lumière, de cette lumière que vous venez boire à présent que vous êtes morts, coûte du sang. À moi aussi ils m’ont pris mon sang. Encore plus que le vôtre, mon sang a été sacrifié : à ce peu de savoir, à ce brin de lumière15.
5La réécriture de Zambrano analyse les mécanismes qui permettent de faire du tombeau un espace de renouveau. Elle décrit la vie post mortem de son héroïne en dialoguant avec différentes œuvres et traditions. Cherchant à analyser le fonctionnement d’une purification accordée par le biais d’un sacrifice, le prologue interroge diverses représentations de victimes empruntées à la littérature, la philosophie, la religion ou l’histoire, qu’il associe systématiquement à cette notion de sacrifice. Dans Delirio de Antígona (Délire d’Antigone), un avant-texte de La tumba publié vingt ans plus tôt, l’héroïne s’identifie en tant que victime, se comparant à des types d’offrandes propitiatoires fréquemment mentionnées dans les rituels antiques :
Mi sangre descendió y fui también una flor y un cordero como esos que os entregan coronados de rosas.
Mon sang coula et je devins aussi une fleur et un agneau comme ceux qu’ils vous livrent couronnés de roses16.
6L’image de la jeune fille sacrifiée, courante dans la littérature antique, offre une première clé de lecture. Le texte tisse un dense réseau d’analogies avec des vierges tragiques comme Iphigénie, Polyxène ou encore Perséphone avant d’être enlevée aux Enfers par Hadès17. Ces comparaisons doivent toutefois se lire à l’aune d’un dialogue avec la tradition biblique et hagiographique, puisque le texte emprunte des symboles aux Évangiles ou à la vie des saints. Jeanne d’Arc est ainsi évoquée à plusieurs reprises par le biais du syntagme la doncella (« la pucelle ») aussi utilisé pour qualifier Antigone. La reprise d’éléments de l’histoire de Jeanne d’Arc pour décrire le sort d’Antigone, comme le bûcher ou la virginité sacrifiée, montre l’importance de cette figure historico-mystique dans la re-sémantisation de l’héroïne antique proposée par Zambrano comme le suggère ce passage :
[Antígona] fundará una especie; la de las santas niñas o adolescentes […]. Los hombres tendrán siempre una celda o una hoguera preparadas para ellas.
[Antigone] fondera une espèce, celle des saintes petites filles ou adolescentes […] Les hommes auront toujours une cellule ou un bûcher préparés pour elles18.
7La comparaison formulée par Œdipe, premier personnage à rendre visite à Antigone dans sa tombe, semble aller dans le même sens, María Zambrano ayant baigné dans la foi catholique depuis son enfance :
Saliste de la casa, acompañándome como un cordero, y me alegrabas en mi destierro, desterrada ya tan niña, y sin culpa alguna, tú.
Tu es sortie de la maison m’accompagnant comme un agneau, et tu me rendais heureux dans mon exil, exilée si jeune encore, et sans avoir commis aucune faute19.
8L’innocence de la victime sacrifiée et son absence de péchés attestent de la « sanctification » opérée sur ce personnage de tragédie. Antigone se sacrifie désormais pour racheter les péchés du monde, à l’image du Christ. Le prologue se charge de sédiments sémantiques qu’il emprunte à ces divers modèles, littéraires, religieux et philosophiques. Bannie et marquée par une faute comme l’Œdipe sophocléen, l’héroïne est en même temps décrite comme une martyre à l’instar du Christ ou de Jeanne d’Arc. De victime expiatoire, elle devient « victime propitiatoire [víctima propiciatoria] »20 car son sacrifice se présente comme un témoignage qui sauve et « rachète [rescata] »21. On trouve une allusion anthropologique au rite du « bouc émissaire » pour décrire l’ostracisme d’Œdipe et de cette « petite fille guidant seule son père [niña sola guiando a su padre] » : « vous les avez laissés partir croyant qu’avec cela vous seriez chanceux et que la cité resterait libre de faute [los dejasteis partir creyendo que con ello ya seríais dichosos y que la ciudad quedaba libre de culpa] »22. Le texte remet toutefois en question la performativité rituelle d’une telle pratique, dans laquelle le bouc émissaire, au prix de son exclusion, deviendrait l’instrument de la réconciliation des membres du groupe. Ici, ce n’est ni le bannissement ni le sacrifice en tant que tels qui importent, mais leur mise en perspective. Le prologue avance que l’exemplarité du sacrifice ne repose plus uniquement sur l’expression de la souffrance ressentie et que son sens se révèle lors de la réflexion menée à son sujet. À la fois victime et spectatrice de sa souffrance, Antigone doit s’en faire l’herméneute. Se profile alors l’image d’une Antigone philosophe qui, dans les Enfers, évalue sa condamnation à la veille de sa mort, comme Socrate dans l’Apologie ou le Phédon.
9À l’instar du corps profané de son frère Polynice, privé de sépulture, la présence d’Antigone, emmurée vivante et déjà presque morte sur le sol de la cité, était considérée comme une souillure qui bafouait l’ordre naturel des choses23. Dans cette réécriture moderne, la mort d’Antigone est appelée à se transformer en bienfait à l’instar de la sanctification qui clôt Œdipe à Colone24, œuvre convoquée à plusieurs reprises dans le prologue. Elle devient un bienfait non pas en tant que telle, ni à cause de la catharsis causée par la violence comme dans le modèle du bouc émissaire, mais par l’enseignement que cette mort est susceptible de dispenser dans un temps ultérieur, réflexif. Le sacrifice, qui est d’abord envisagé comme un « poison » peut devenir un « remède »25, argumente le prologue26 à condition que l’on accorde à la victime un temps supplémentaire et « une façon de mourir qui lui permette de laisser quelque chose, l’aurore qu’elle portait [un género de morir conveniente para que dejara algo, la aurora que portaba] »27.
10La tumba de Antígona n’esquisse guère de géographie des Enfers. On trouve toutefois dans les manuscrits rédigés au moment où María Zambrano nourrissait encore le projet de porter son texte à la scène — un espoir ensuite brisé par l’exil — plusieurs minces allusions à la matérialité du lieu où évolue Antigone après son enfermement. La tombe est principalement évoquée en tant que « chambre funéraire [cámara sepulcral] » et le texte lui prête les caractéristiques d’une « cellule [celda] »28. Y règnent silence, solitude et pénombre. L’héroïne peut circonscrire d’un geste de la main les contours de sa prison, tellement celle-ci paraît exiguë29. Composée de pierres, la cellule correspond de prime abord à la description du « cachot souterrain [κατώρυχος στέγης] »30 que l’on trouve dans la tragédie de Sophocle. La réécriture insiste, elle aussi, sur la dimension souterraine d’une telle demeure située dans les « entrailles de pierre [entrañas de piedra] »31 de la terre. Enfoncée profondément dans la terre, la cellule se caractérise, selon les manuscrits, par une « tonalité grisâtre verdâtre, d’aquarium ; parfois terreuse »32 qui évoque le monde sous-marin. Mais l’édition de 1967 n’offre pas de description détaillée de l’endroit, et c’est au détour des échanges entre Antigone et les autres personnages que le lecteur déduit certaines caractéristiques du lieu. Contrairement aux poèmes d’Homère, de Virgile ou de Dante, il n’est pas possible d’inférer de la lecture de Zambrano un quelconque plan des Enfers. Car, s’il décrit bien une trajectoire, le voyage infra-terrestre d’Antigone tient dans le seul espace d’une cellule et laisse au lecteur une impression de surplace. Les déplacements codifiés de la jeune fille esquissent néanmoins une sorte de chorégraphie33. Les mouvements de ses mains font signe vers la glose mystique, selon Virginia Trueba Mira, qui les rapproche de la « poétique du tactile » et de la « raison du toucher » présente chez Saint Jean de la Croix34. Il me semble pour ma part que l’impression d’une procession aux enjeux rituels évoque également les chorégraphies et chants sur place (stasima) du chœur antique des tragédies grecques : Antigone entame ici, comme chez Sophocle, son propre chant de deuil. Le parcours de l’héroïne se présente donc comme un cheminement rituel. Il retrace un mouvement qui nécessite de s’enfoncer dans l’obscurité. Dans la rencontre qui la confronte à sa mère Jocaste, la jeune fille implore cette dernière : « Enfonce-toi dans la terre [Húndete en la tierra] », arguant que « la Terre a des entrailles de lumière [Tiene entrañas de luz la Tierra] »35. Comme le Christ, Antigone devra connaître les tréfonds des Enfers pour naître à autre chose. Elle ne refera néanmoins jamais surface et repousse d’ailleurs la proposition faite par Créon de remonter sur terre :
Creón
Antígona, tienes tiempo aún, mira, mira el Sol: se está yendo.
Antígona
Ese Sol no es ya el mío. Síguele tú.
Créon
Antigone, il est temps encore, regarde, regarde le Soleil : Il s’en va.
Antigone
Ce soleil n’est plus le mien. Suis-le toi36.
11C’est donc au cœur de la terre que se parachève la quête d’Antigone, à l’issue d’une catabase sans anabase. La luminosité guide pourtant Antigone dans les Enfers de son tombeau, son intensité renseigne le lecteur sur la progression de son éveil spirituel. Les manuscrits offrent d’autres indices de cette trajectoire personnelle, ainsi « la couleur du vêtement d’Antigone pourra changer pareillement à la lumière »37, marquant la progression de l’héroïne lors de son initiation. Telle une comédienne, la protagoniste passe également différents costumes selon les tableaux de son cheminement intime.
12Mobilisant des images et des textes imprégnant la tradition espagnole moderne, María Zambrano complexifie, grâce à un clair-obscur intertextuel, la représentation de la tombe de son Antigone. L’image du tombeau souterrain, que l’on trouvait chez Sophocle, se double chez elle d’une signification à la fois philosophique et mystique, les deux allant de concert dans sa pensée. Le texte de Zambrano mène également, selon mon hypothèse, un dialogue intertextuel très dense avec les livres VI et VII de la République de Platon. La référence déjà mentionnée à Socrate dans le prologue se couple d’une mise en avant d’un savoir véritable, fondé sur la connaissance de soi-même. Zambrano adjoint à ce préalable épistémique socratique la nécessité de l’intervention d’autrui pour parfaire la connaissance. Il s’agit désormais pour Antigone de « se voir et être vue [verse y ser vista] »), de « se découvrir et être découverte [descubrirse y ser descubierta] »). Un élément qui pourrait être rapproché de la nécessité pour les habitants de la caverne de « voir [quelque chose] d’eux-mêmes et les uns des autres [ἑαυτῶν τε καὶ ἀλλήλων οἴει ἄν τι ἑωρακέναι] »38. Dans La tumba, cela répond d’un point de vue formel à l’alternance de deux types de discours : le monologue, porteur d’introspection, et le dialogue avec d’autres personnages, suscitant une connaissance à la fois maïeutique et empathique. L’endroit confiné et matriciel dans lequel Antigone est appelée à « vivre sa vie non vécue » réinvente « l’habitation souterraine en forme de grotte », décrite au début du livre VII de la République de Platon. La présence dans La tumba d’interlocuteurs qualifiés d’« ombres [sombras] » qui rendent visite à la jeune fille accentue encore les parallèles troublants entre le texte de María Zambrano et le passage où Socrate évoque « les ombres qui, sous l’effet du feu, se projettent sur la paroi de la grotte en face d’eux [τὰς σκιὰς τὰς ὑπὸ τοῦ πυρὸς εἰς τὸ καταντικρὺ αὐτῶν τοῦ σπηλαίου προσπιπτούσας] »39. Le lecteur moderne comprend ainsi qu’il s’agit bien, chez la philosophe, de s’enfoncer dans cette tombe avec un nouveau regard, de l’éclairer d’une autre lumière pour atteindre un degré de conscience et de détachement supérieurs. Le parcours permet à l’héroïne que « la lumière nécessaire pénètre dans ses entrailles [la luz necesaria penetrarse en sus entrañas] »40. Le parachèvement de cette initiation sera symbolisé par l’avènement de l’aube à la fin du texte. Or, contrairement aux personnages évoqués dans la République, qui seraient montés « depuis l’Hadès […] jusqu’aux dieux [ἐξ ᾍδου […] εἰς θεοὺς ἀνελθεῖν] »41, il s’agit, au contraire, dans La tumba, de dessiner un mouvement inverse : descendre aux plus profond des Enfers, s’enfoncer dans les mystères de la terre pour y déloger la lumière et devenir, pour soi-même et pour les autres, source de savoir : aurora de la conciencia42. Or, derrière l’ombre du prisonnier de la caverne se profile pour le lecteur la silhouette d’un autre intertexte intermédiaire : La vida es sueño, pièce de Pedro de Calderón de La Barca. Cette célèbre pièce baroque, elle-même en dialogue avec la République, met aussi en scène un prisonnier qui est attaché et observe aux alentours, sans savoir si ce qui lui arrive tient du songe ou de la réalité. Zambrano mobilise cet intertexte, en reprenant le syntagme ensueño de la vida43. En jouant sur la proximité avec sueño qui, en espagnol, veut à la fois dire « rêve », « sommeil » et « songe », elle ajoute une dimension mystérieuse et philosophique à sa tombe-caverne44. Enfin, la description de l’espace du tombeau en tant que cellule permet d’avancer l’hypothèse d’un autre dialogue intertextuel encore. En français, « cellule » (celda) s’utilise à la fois pour évoquer la cellule d’un prisonnier et celle d’un moine, dont l’enfermement et le recueillement deviennent la métaphore d’une quête spirituelle. L’œuvre engage clairement un dialogue intense avec la mystique espagnole, notamment avec la poésie de Saint Jean de la Croix. Le recours à ces différentes traditions permet de comprendre la manière dont Antigone semble désormais habitée seule dans sa tombe. Sa solitude devient alors « sonore [solitud sonora] » et prend la forme particulière d’une « musique tue [música callada] » qui résonne néanmoins dans son for intérieur. Empruntant ces expressions, « solitude sonore » et musique tue », aux quatorzième et quinzième cantiques du Cantique spirituel de Saint Jean de la Croix45, María Zambrano les adapte à la situation de son héroïne qui, telle une figure christique, s’offre au sacrifice dans une solitude qualifiée désormais de « prophétique [profética] »46.
13Dans la quête initiatique et heuristique du personnage d’Antigone, la parole occupe une place centrale et requiert un type de discours singulier que le texte met en scène de manière particulière. La tumba présente le discours prononcé par Antigone comme un delirio47. Les dernières lignes de son prologue forment ce que Dominique Maingueneau identifie comme une « scénographie », une « scène sur laquelle le lecteur se voit assigner une place », c’est à dire « une scène narrative construite par le texte »48. Dans La tumba de Antígona, la scénographie se compose ainsi : « Ainsi n’y aura-t-il rien d’étrange à ce que quelqu’un écoute ce délire et le transcrive le plus fidèlement possible [Y no será extraño así que alguien escuche este delirio y lo transcriba lo más fielmente posible] »49. Selon la typologie instaurée par Maingueneau, La tumba en tant que delirio appartient aux genres « proprement auctoriaux » dont la grande originalité donne « un sens à leur propre activité verbale, ainsi mise en harmonie avec le contenu même du discours » ; dans ce cas, « c’est à un auteur pleinement individué (associé à une biographie, une expérience singulière) qu’il revient d’auto-catégoriser sa production verbale »50. Il ne s’agit plus d’affirmer une position dogmatique grâce au discours philosophique mais plutôt d’explorer un discours, habituellement disqualifié : la parole du fou. L’inscription du texte dans cette catégorie de délire atteste de la volonté de cette philosophie antidogmatique d’inventer un genre nouveau pour sa production et de se distancer des formes existantes. La position d’exilée de l’auteure n’est en effet pas étrangère au choix de ce discours décrit comme aliéné. Le délire marque sa distance face au discours philosophique moderne, en lui proposant une autre façon de faire sens. Ce type d’expression prend une pertinence philosophique particulière au moment de la parution du texte, période troublée durant laquelle l’Europe, en raison des ravages des totalitarismes, est amenée à faire le procès d’une raison jugée absolutiste51. On se doit de faire confiance à cette parole de fou, dit Zambrano, dès lors que « la raison occidentale a offert sa méthode à l’horreur [la razón occidental que al horror ofrece su método] »52. Cette parole d’outre-tombe, lancée depuis le tombeau, possède le statut d’un « témoignage [testimonio] » qui correspond « à cet instant où la flamme lance sa clarté ultime, comme venue d’un autre monde [a ese instante en que la llama lanza su claridad última, un tanto de otro mundo] »53. Écriture du désastre, cette parole posthume, prononcée dans une situation limite, répond à l’époque de la publication de La tumba à de nombreux textes écrits par des Espagnols exilés et forme en réponse à eux un véritable « interdiscours »54. La mise en scène d’un discours décrit comme aliéné, prononcé au seuil de la mort, entre en résonance avec les créations artistiques des intellectuels espagnols en exil ainsi qu’avec les récits et témoignages qui décrivent leur propre situation. Dans Delirio y destino (Délire et destin), considéré comme une autobiographie, María Zambrano qualifie ainsi ces exilés, « Espagnols sans Espagne [Españoles sin España] », d’« âmes du Purgatoire [ánimas del Purgatorio] » et appelle leur vie en exil « vie posthume [vida póstuma] »55.
14La scénographie d’écoute que La tumba forge pour faire entendre le dernier discours qu’Antigone prononce aux confins de sa mort ne peut, dans ce contexte, être anodine. Ce modèle scénographique, où un premier interlocuteur écoute le délire et prend soin de le transcrire fidèlement, invite le lecteur à prêter l’oreille à ce discours a priori désespéré et en quelque sorte inutile, puisqu’il n’est parvenu à empêcher ni la mort de l’héroïne ni le conflit dans la cité. À un niveau plus proprement textuel, la réception de la parole et la question du destinataire demeurent problématiques et constituent un nœud sémantique important. La condamnation au silence, contre laquelle l’héroïne lutte tout au long du texte, évoque celle prononcée à l’encontre de la dissidence par les acteurs de la dictature franquiste. Le souhait exprimé par Créon, le tyran du texte, est, dit-il à Antigone, de « ne plus [l]’entendre [oírte] »56. Composée en exil et publiée à l’étranger, La tumba de Antígona possède sans conteste une valeur subversive de dénonciation face à la dictature en place. Réédité en 1986, le texte prendra d’ailleurs place dans la collection « Mémoire brisée, exils, hétérodoxies [Memoria rota, exilios, heterodoxias] ». La volonté de se faire entendre apparaît d’autant plus forte dans ce contexte57. En effet, c’est d’abord le musellement de la voix, conséquence de la mort civile qu’est l’exil, que semble exorciser ce texte.
15La tumba de Antígona redonne la parole à l’héroïne qui devenait mutique dans la tragédie dès qu’elle avait rejoint sa dernière demeure. Dans la solitude de son tombeau, Antigone se demande, comme le Christ, pourquoi ses proches l’ont abandonnée. Quittant la terre, où la mort de Polynice « [l]’avai[t] laissée seule, seule, oui [me dejaste sola, sola, sí] »58, l’héroïne zambranienne exprime tout d’abord son espérance dans l’avènement d’un temps nouveau, post mortem, dans lequel elle serait entourée des siens : « [moi,] je croyais que j’allais entrer dans le peuple des morts, ma patrie [yo creía que iba a entrar en el pueblo de los muertos, mi patria] »59. Le passage fait très clairement écho aux désirs de la protagoniste tragique60. Or, ce qui était un discours d’espérance dans la tragédie porte ici la marque de l’attente déçue :
Vedme aquí, dioses, aquí estoy, hermano. ¿No me esperabas? […]. Mucho hablé de la muerte yo, mucho de los muertos, ¿dónde están ahora?
Voyez où je suis, dieux. Je suis ici, frère. Ne m’attendais-tu pas ? […] J’ai beaucoup parlé de la mort, moi, beaucoup parlé des morts. Où sont-ils à présent ?61
16La forme choisie par Zambrano pour le début du texte, le monologue, concorde d’ailleurs avec l’expression de solitude qui scande les premiers discours d’Antigone, où se défont les espoirs d’un havre de paix suscités par la pièce de Sophocle. L’Antigone moderne se retrouve au contraire « seule dans le silence, dans les ténèbres [sola en el silencio, en la tiniebla] »62. Elle va alors s’acharner à peupler cette solitude silencieuse. On peut y voir une réponse au soin apporté par le régime franquiste à bâillonner la voix des intellectuels exilés, les coupant de leur pays, certes, mais plus encore de leur auditoire, de leur tribune, de tout ce qui faisait leur appartenance à leur communauté.
17La grande originalité de cette réécriture d’Antigone consiste à faire de la tombe un lieu animé, vivant, comme l’étaient les Enfers dans l’Antiquité. Antigone se crée une « scène de parole », un espace de pensée qui repose sur la force de sa voix déployée. Le langage y trouve d’abord sa force dans l’introspection. Suivant le principe des récits initiatiques, ce parcours dans les limbes s’apparente à une descente dans l’intériorité et la conscience de la jeune fille. Le temps octroyé à Antigone possède ainsi à la fois un caractère initiatique et rituel. Il s’agit de faire parler ces entrailles de pierre, d’en tirer un son. Le sépulcre de pierre a vocation à s’animer, en se faisant chant :
[…] quizá me dejes oír tu música, porque en las piedras blancas hay siempre una canción. Quise oírla siempre, la voz de la piedra, la voz y el eco […]. Pero yo, mientras muero, quiero oírte a ti, mi tumba […].
[…] peut-être me laisseras-tu [ma tombe] entendre ta musique, les pierres blanches recèlent toujours une chanson. J’ai toujours voulu l’entendre, la voix de la pierre. […] Mais moi, pendant que je meurs, je veux t’entendre toi, ma tombe […]63.
18La tombe, « cet espace minéral supposé infertile, silencieux et mortifère », devient le lieu « d’une construction matérielle et d’une gestation spirituelle accouchant d’une révélation qui donne le jour à une existence nouvelle »64. Espace à part, la tombe se transforme en une matrice où peut désormais résonner la « solitude prophétique [profética soledad] »65 de l’héroïne, qui va la conduire de la mort à la lumière. À l’image des grands héros antiques et du poète Dante, Antigone est appelée à accomplir une véritable catabase puis à quitter cette terre « pur[e] et tout[e] prêt[e] à monter aux étoiles [pur[a] e dispost[a] a salire alle stelle] »66. Zambrano reprend ici les derniers vers du Purgatoire de la Divine comédie de Dante pour qualifier l’action de sa propre héroïne67.
19Par la force du langage, l’héroïne se libère peu à peu de son passé terrestre en l’explorant sous toutes ses coutures. La malédiction des Labdacides, qui a déclenché le fratricide mutuel d’Étéocle et Polynice, sert alors d’allégorie à la Guerre Civile espagnole. L’ensemble du texte joue en effet de ce va-et-vient entre histoire individuelle, familiale et histoire collective, offrant « un cadre de compréhension pour traiter d’un épisode traumatique de l’Histoire, qui a censuré, exclu, clivé »68.
20Le tombeau devient un lieu d’expérimentation et de médiation pour un nouveau vivre ensemble. La fin du texte engage un débat sur la portée collective du sacrifice d’Antigone, qui conduit à une réflexion plus large sur la cité et sur la possibilité d’une utopie. Comme Socrate au moment de sa mort, Antigone fait le procès de la cité et des hommes qui l’ont condamnée et revêt la « fonction de médiatrice [función de mediador] »69. La solitude de l’héroïne va se transformer en une sorte de tribune, où sont discutés les intérêts collectifs. La réécriture fait entendre la voix de ceux qui l’avaient perdue dans le fracas de la guerre. Par un acte de mémoire qui prend un sens politique, Antigone dénoue les silences en suscitant le débat. Elle convoque sur sa scène un dialogue improbable voire impossible dans la réalité. Par son action conciliatrice, elle transforme son exclusion en utopie, passant d’une patrie déchirée par la Guerre civile au rêve d’une nouvelle cité, baptisée, très explicitement, la ciudad de la hermandad (« cité de la fraternité [ou de la confrérie] »70).
21L’adjonction de personnages concède de facto à Antigone le statut d’interlocutrice. Les personnages qui lui rendent visite sont caractérisés par des conditions ontologiques diverses. Sont-ils seulement des rêves ou le fruit de l’imagination d’Antigone ? Le texte laisse ouverte cette interprétation, ce qui rend plus ou moins « vraisemblables » les échanges, comme dans le cas d’Ismène, qu’Antigone identifie tout d’abord comme sa propre ombre : « Pourquoi vois-je cette ombre ? Est-ce la mienne ? [¿Por qué veo a esa sombra? es la mía?] »71. C’est par le dialogue que la connaissance acquise grâce à autrui, décrite dans le prologue, semble s’enclencher. Aux détours de sa tombe, Antigone reçoit ainsi la visite d’un personnage absent du corpus tragique et emprunté à la Divina Commedia : la harpie. Figure monstrueuse mi-femme mi-bête, celle-ci, chez Dante, traque les violents dans le Bois des suicidés72. L’échange avec la harpie, dont elle fait un personnage à part entière, qu’elle nomme Harpie (sans déterminant et avec majuscule), confronte la jeune fille à la violence et aux limites de certaines de ses actions, Zambrano qualifiant le suicide de la protagoniste tragique chez Sophocle d’« erreur [error] »73 et de choix « impossible à accepter [imposible de aceptar] »74. Harpie, relayant la charge de la philosophe, amène la jeune fille à s’interroger sur son geste. Cette technique maïeutique s’accompagne d’un savoir que l’on pourrait qualifier d’empathique et qui s’acquiert grâce à la compréhension de la souffrance d’autrui comme lors de la rencontre avec Jocaste. Devinant sa souffrance et compatissant avec elle, Antigone ne devient pas réellement mère mais sent désormais la responsabilité d’une telle fonction : « L’ombre de ma Mère est entrée en moi, et moi, vierge, j’ai senti le poids d’être mère. [La sombra de mi Madre entró dentro de mí, y yo doncella he sentido el peso de ser madre] »75. Exprimée clairement dans ce passage, cette sorte de métempsychose identitaire, empathique et éphémère, devient un modèle pour les autres rencontres qui s’opèrent dans le tombeau, la jeune fille comprenant qu’elle devra ainsi « aller d’ombre en ombre, les parcourant toutes jusqu’à [arriver] à toi, Lumière entière [ir de sombra en sombra, recorriéndolas todas hasta llegar a ti, Luz entera] »76. Dans cette nouvelle mise en scène, la jeune fille prend part à une sorte de dramatisation intérieure à la portée rituelle, drame dans lequel il semble permis de penser qu’Antigone tient tous les rôles.
22C’est par la réappropriation de la parole et dans le fait de se trouver une voix pour chanter son drame et l’exorciser qu’Antigone parvient dans cette réécriture à ce que « se réalis[e] scéniquement et symboliquement ce qui ne pouvait être fait dans la réalité »77. Dans la patrie intérieure d’Antigone, nouvelle tribune du récit mythique, les morts « font retour dans l’achronie unificatrice de la mémoire profonde »78. Cette scène de parole ouverte par le délire de l’héroïne permet un dialogue qui demeure encore impossible au moment de l’écriture de La tumba entre les « deux Espagnes », celle des vainqueurs et des vaincus, dont un bon nombre fait déjà partie des morts. Dans cette mise en scène d’une parole reconstituée, La tumba de Antígona fait ainsi concorder l’exploration distancée de l’histoire familiale et collective du passé avec la recherche de fondements pour un vivre ensemble futur empreint d’espérance. Emmurée « dans l’enfer de son âme enfermée [en el infierno de su alma encerrada] » l’Antigone de Zambrano fait chanter les pierres de son tombeau. Au-delà de la mort, sa voix nous fait parvenir un « délire de justice porteuse d’espoir [delirio de esperanzada justicia] »79.