Entre Hel et Walhalla : enclos, murs et classes sociales
1La cosmographie mythique, dans la Scandinavie préchrétienne, était une science aussi complexe qu’inexacte1. Nos sources — tardives et volontiers incompatibles — font état d’une grande diversité de régions qui peuvent être disposées selon un axe soit horizontal soit vertical. Ainsi selon les Grímnismál, un poème mis par écrit au xiiie siècle, presque trois siècles après la conversion, le cosmos est organisé autour d’un immense frêne, Yggdrasill, dont les trois racines recouvrent Hel, les géants, et les êtres humains ; ou pour le dire autrement, le monde des morts, le monde des monstres et notre monde2. Plusieurs textes, y compris ce même poème, suggèrent une organisation concentrique : un cercle extérieur où demeurent les monstres, un cercle au milieu — c’est-à-dire notre Terre du milieu — puis le cercle des dieux (Ásgard) et en son cœur la Valhöll, ou pour parler comme Richard Wagner, le Walhalla. Trop souvent, les sources n’évoquent qu’une région, et encore de manière lapidaire. Ainsi, une saga indiquera que tel personnage a été envoyé à (ou chez) Hel, signifiant par là qu’il était mort. Il y aurait ainsi quelque justification à penser que cette cosmographie était plus confuse que complexe.
2C’est ce que devait également penser Snorri Sturluson, un Islandais ayant vécu entre 1178 et 1241 et qui est mieux connu comme l’auteur de l’Edda en prose, un traité de poésie scaldique3. L’une des particularités — et difficultés — de cette poésie vernaculaire que Snorri veut clarifier est son usage des kenningar (sing. kenning), des périphrases constituées d’un substantif et d’un ou plusieurs compléments, par exemple le « feu de la mer ». Pour cette kenning comme pour bon nombre d’autres, la référence est mythologique. Le géant Ægir, ayant invité les dieux à un banquet, illumina son palais sous-marin non pas avec des torches ou des épées réfléchissant le soleil mais avec de l’or, car contrairement à ce que pense le Bilbon de Tolkien, en Scandinavie All that is gold does glitter4. D’où le choix de Snorri de raconter des histoires — que nous qualifions de mythes — dans son traité. La plupart de ces récits sont réunis dans une section intitulée Gylfaginning, qui présente le cosmos, ses habitants et son histoire du début à la fin. Ce faisant, Snorri tente de clarifier, de réduire les incohérences, bref, à l’instar d’un Georges Dumézil, il tente de construire un système.
3Le système cosmographique que Snorri construit ne s’apparente toutefois pas à une carte comme nous les connaissons — qui par ailleurs n’étaient pas inconnues dans son Islande. Snorri procède par oppositions binaires. Tel monde acquiert sa signification par son opposition à tel autre. Ainsi à l’aube des temps, avant que notre cosmos n’ait été façonné à partir du corps du géant primordial, Niflheim (« monde de brume ») se dressait au nord et face à lui Muspell (le nom est obscur) au sud, le premier étant un monde de glace, le second de feu et de chaleur. Toutefois, un même lieu peut être opposé à différents domaines. Ainsi, Niflheim, qui est aussi appelé Niflhel par Snorri, peut entrer dans une classification verticale, occupant la position la plus basse, à l’opposé du ciel, où demeurent les Æsir, les dieux5. Outre des critères physiques et spatiaux, Snorri, pour construire ses oppositions, en mobilise de plus explicitement axiologiques. Le même Niflhel/Niflheim se trouve encore opposé à Gimlé, le premier accueillant les morts méchants, le second ceux qui ont fait preuve d’un bon comportement de leur vivant — une opposition morale qu’il n’est guère malaisé de rapporter à l’influence du christianisme6. De même, Snorri oppose le monde des elfes de lumière (ljósálfar) à celui des elfes sombres (dökkálfar), combinant verticalité (ciel : terre) et moralité de sorte à produire une élégante règle de trois : la lumière étant à l’obscurité ce que la noblesse est à (littéralement) la bassesse7. Une dernière dichotomie met en regard les deux séjours post mortem que sont Hel et Valhöll. Nous aurions ici affaire aux versions scandinaves de l’Enfer et du Paradis, une analogie religieuse qu’il s’agira d’interroger.
4Avant de ce faire, il faut remarquer que plusieurs de ces oppositions représentent soit des créations de Snorri soit une réorganisation de matériaux quelque peu disparates par notre mythographe. Si l’on reprend le cas du monde des elfes de lumière, Álfheimr, on ne peut qu’être frappé par l’écart entre la description qu’en donne Snorri et celle qu’offre sa source, le poème Grímnismál. En effet, le poème indique, au fil d’une énumération des demeures des dieux, que « les dieux donnèrent à Freyr il y a très longtemps Álfheimr pour sa première dent ». Le poème ne fait nulle mention des elfes (álfar), et de fait l’identité de ce lieu dépend exclusivement de sa relation avec le dieu Freyr. On notera en outre que le principe organisateur de ce poème n’est pas dichotomique, mais plutôt les relations au sein du panthéon8. Quant à Hel et la Valhöll, si ce sont là des noms bien connus de la littérature scandinave médiévale, ils n’apparaissent en règle générale pas de manière conjointe. Autrement dit, la plupart de nos sources ne connaissent pas de répartition des morts en fonction de leurs actions ante mortem. C’est bien ce que suggère l’Histoire des Saxons de Widukind de Corvey, rédigée au xe siècle et qui évoque une représentation non dichotomique du domaine post mortem des Saxons préchrétiens lorsqu’il rapporte que les Saxons « donnèrent à l’heure même le combat et firent un si horrible carnage de Francs que les bateleurs disaient dans leurs chansons : “Où trouvera-t-on un enfer assez profond pour accueillir tant de morts ?” »9 Pour nombre de savants, le substantif hel aurait en fait désigné à l’origine la tombe, la sépulture familiale, et aurait au fil du temps pris la forme d’un domaine des morts (dépourvu de peines)10. Mot à large diffusion dans les langues germaniques, on le retrouve par exemple dans l’anglais moderne Hell, le terme hel dériverait d’une racine signifiant « cacher »11. Snorri et sa description représenteraient ainsi l’aboutissement du développement de cette notion.
5Snorri montre un intérêt certain pour Hel et la Valhöll, et en offre les descriptions les plus fournies de notre corpus. En outre, il accorde une place importante à ces lieux dans l’économie plus générale du récit que fait la Gylfaginning de l’histoire du monde mythique (j’y reviens). Mais Hel, notamment chez Snorri, n’est pas qu’un lieu, c’est aussi la maîtresse de ce monde sous-terrain :
[Odin] jeta Hel en Niflheim et lui donna pouvoir sur neuf mondes pour qu’elle entretienne ceux qui lui sont envoyés, à savoir les gens qui sont morts de maladie ou de vieillesse. Elle y a là une grande demeure, ses murs sont extrêmement hauts et ses portes fortes. Sa salle s’appelle Eljúðnir [« lieu humide »], son assiette Hungr [« faim »], son couteau Sultr [« famine »], le serviteur Ganglati [« le paresseux »], la servante Ganglöt, [« la paresseuse »], son seuil s’appelle Fallanda Forað [peut-être « danger de chute »], le lit Kör [« maladie »], sa literie Blíkjanda Böl [« malheur luisant »]. Elle est à moitié noire et moitié couleur de chair — elle est aisément reconnaissable — et paraît plutôt sévère et féroce12.
6D’aucuns ont vu dans ces allégories — que l’on ne trouve que dans la Gylfaginning — une influence chrétienne13, mais quelle que soit son origine, cette description, ainsi que ces noms propres, s’oppose élégamment à celle de la Valhöll.
7La Valhöll est elle aussi associée à une personne, Odin. Ici aussi l’accès est réservé à une certaine catégorie de morts. Le chapitre 20 indique qu’il s’agit de ceux qui meurent au combat et que l’on appelle einherjar, peut-être « ceux qui constituent à eux seuls une armée ». De même, la description porte sur le service. On y festoie joyeusement, l’hydromel et le porc y sont servis en grande quantité par les Valkyries, qui ne sont ni paresseuses ni lentes, étant elles-mêmes des guerrières. Le texte insiste en outre sur la taille de la Valhöll et sur le fait que les seuils de ses portes offrent un passage aisé, et ce malgré le grand nombre des einherjar qui les franchit quotidiennement. La Valhöll est, elle aussi, derrière une enceinte, et l’une des sources de Snorri, les Grímnismál, rapporte encore que le palais est défendu par une grille (Valgrind) et un torrent14.
8Mais l’opposition porteuse de sens va à terme tourner à la confrontation directe puisque leurs occupants respectifs doivent s’affronter lors du Ragnarök, le combat qui opposera les dieux à leurs ennemis : les géants et à leurs côtés Loki, le Loup Fenrir mais aussi Hel, et qui verra les grands dieux mourir et l’ordre structuré, compartimenté et hiérarchisé du monde s’effondrer. Ceci explique à la fois la raison d’être de la Valhöll — réunir une armée pour lutter contre les forces du mal — et le programme d’activité qui y est proposé :
Chaque jour, lorsqu’ils [les einherjar] ont revêtu leur armure, ils sortent dans la cour et se battent, ils s’attaquent les uns les autres. C’est leur jeu. Et lorsqu’arrive l’heure du dîner, ils rentrent à la Valhöll et s’asseyent pour boire15.
9Un élément qui me paraît important dans ces descriptions, et plus généralement dans la cosmographie de l’Edda, est la présence de barrières, de frontières : obstacles naturels mais aussi ouvrages divins. Nombre de lieux sont ainsi qualifiés de garðr, par exemple Miðgarðr et Ásgarðr, un terme que l’on peut traduire par « enclos », renvoyant donc à une fonction défensive16. La Gylfaginning insiste sur ce point lorsqu’elle raconte l’organisation de notre monde : « À l’intérieur des terres, [Odin et ses frères] élevèrent une fortification tout autour du monde contre l’hostilité des géants, qu’ils fabriquèrent avec les cils du géant Ymir, et ils nommèrent cette fortification Miðgarðr »17. Ainsi plutôt que la « Terre du milieu » chère à Tolkien, Miðgarðr et son équivalent en vieil anglais, middangeard, devraient être traduits par « Enclos du milieu ». Or, de telles barrières jouent un rôle important dans la classification des êtres de ce monde mythique. Il y a ceux qui sont à l’intérieur de l’enclos, dieux et humains, et ceux qui sont à l’extérieur, les géants et autres « monstres ». Opérant une séparation nette, elles affirment des identités, des identités aussi construites que ces murs.
10Or, comme nous le savons tous, qui dit barrière, dit franchissement, fût-il effectif ou seulement désiré. Et un rapide coup d’œil sur les mythes confirme bien cette idée. On ne cesse de se mouvoir de domaine en domaine. Combien de fois le dieu Thor ne s’est-il pas rendu sur les chemins de l’Est pour aller aux Jötunheimar rosser des géants ? Où Odin n’est-il pas allé ? Il existe même une route qui va de Valhöll à Hel. Odin l’a suivie si l’on en croit le poème Baldrs Draumar, et l’Edda de Snorri la décrit à l’occasion du périple qu’y fait son fils Hermóð18.
11Baldr vient de mourir, tué accidentellement par son frère aveugle. Sa mère, désespérée, demande à la ronde qui ira à Hel et tentera de racheter Baldr. C’est Hermóð qui se propose, il suivra le Helvegr, littéralement « la route de Hel », et traitera avec la féroce Hel. On lui donne Sleipnir, le cheval à huit pattes d’Odin, puis :
Il chevaucha neuf nuits durant par de sombres et profondes vallées [l’islandais a ici une allitération døkkva dala ok djúpa] sans rien voir avant qu’il n’arrive à la rivière Gjöll [« bruyante »] et il passa le Pont de Gjöll qui est couvert d’or brillant. On nomme Móðguð la vierge qui garde le pont. Elle lui demanda son nom ou sa parentèle […] « et pourquoi chevauches-tu ici, sur la route de Hel ? » Il répondit « je dois aller à Hel pour chercher Baldr. L’as-tu vu ? » Elle dit que Baldr avait passé le Pont de Gjöll, « mais la route de Hel court vers le bas et vers le nord ». Hermóð chevaucha alors jusqu’à ce qu’il parvienne aux portes de Hel. Il mit pied à terre et serra la sangle de la selle, monta et l’éperonna. Le cheval bondit si fort par-dessus les portes qu’il atterrit loin d’elles19.
12Il va alors entrer dans la demeure de Hel où il trouvera Baldr. Hel acceptera de rendre Baldr à la condition que non seulement tout le monde mais carrément toute chose le pleure. Il suffira malheureusement d’une géante qui refuse de verser une larme pour que Baldr se voie condamner à y rester (encore un peu). Bien que difficile, le passage est assurément réalisable, et Hermóð reviendra sans encombre auprès d’Odin.
13Il me paraît intéressant que les voyages sur cette route de Hel ne vont que dans un sens, ou pour être plus précis ne concernent qu’un groupe d’êtres. Peuvent se rendre à Hel et en revenir ceux qui sont associés à la Valhöll ou plus généralement à Ásgarðr. En revanche, nul mythe, à ma connaissance, ne fait état de l’inverse, les individus associés à Hel ne peuvent se mouvoir vers la Valhöll et en revenir. Rappelons-le, Hel elle-même — qui pourtant est la fille d’un dieu — y a été jetée par Odin pour l’empêcher de nuire aux Æsir. Hel, le domaine, n’est autre que sa prison. Or, une telle asymétrie n’a rien d’unique dans le corpus mythique scandinave. Margaret Clunies Ross a insisté sur le fait que la mythologie scandinave classifie les êtres de manière hiérarchique, que leurs rapports sont de l’ordre de ce que l’anthropologue Marshall Sahlins a appelé la « réciprocité négative », et a montré comment tant cette hiérarchie que les rapports inégaux qui en découlent sont légitimés par nos récits20.
14Si cette classification, qui divise la société mythique en trois grands groupes, les Æsir, les Vanir et les Géants, a une portée très générale, elle ne s’observe nulle part aussi bien que dans les échanges de femmes. Comme l’a montré Clunies Ross, les dieux de la famille des Æsir (Odin, Thor, etc.), le groupe dominant, prennent des femmes des différents groupes, en revanche ils interdisent leurs propres femmes aux membres des autres groupes. Le groupe intermédiaire, les dieux Vanir (Freyr, Freyja, etc.), sont intégrés dans le panthéon mais y occupent une place subalterne. Et s’ils épousent des femmes de leur propre groupe ou des géantes, aucun Vane n’a pour épouse l’une des Æsir. Enfin, le dernier groupe, les géants (jötnar), n’ont accès qu’aux femmes de leur propre groupe. Ces derniers sont bien évidemment mécontents de leur sort et le thème narratif du géant qui tente (sans succès) d’entrer à Ásgarðr pour s’emparer d’une déesse est très productif21. Or, leurs tentatives de s’approprier la belle Freyja ou d’autres trésors que se réservent les dieux sont présentées par les sources comme des transgressions scandaleuses légitimant l’utilisation de violence pour les forcer à rester à leur place. D’où un second thème narratif fort productif, l’expédition de dieux dans le domaine des géants en vue soit de les punir — i.e. les tuer — soit de les priver d’un bien quelconque. On a là un modèle tout à fait cohérent qui consiste en un double mouvement : mouvement centrifuge de violence et centripète de biens, modèle typique de l’impérialisme22. Et comme tout impérialisme, celui-ci est doté de ses discours légitimateurs (c’est ce que nous appelons les mythes scandinaves) dont la finalité est de naturaliser cette classification hiérarchisée des groupes. Ainsi, les géants sont dits monstrueux, méchants, voleurs, jaloux, leur sexualité est débridée et non contrôlée, alors que les dieux sont beaux et bons, que leurs rapports sexuels sont cadrés par l’institution du mariage, qu’ils donnent de l’ordre au monde. Certains textes vont même insister sur les origines distinctes de ces groupes : les géants sont issus d’Ymir, dont l’Edda nous dit que son corps était fait de poison. Les Æsir, en revanche, descendent de Búri, que le même texte décrit comme : « beau, grand et fort »23.
15Mais comme toute idéologie, celle-ci est vulnérable à la critique. Et c’est l’Edda qui va nous en fournir la clef. À la manière de la Théogonie d’Hésiode, son récit cosmogonique est aussi généalogique. Búri a un fils Borr, qui lui aussi aura un fils, Odin. Bien que le texte privilégie l’ascendance paternelle (les dieux, comme l’écrasante majorité des humains portent un patronyme), le texte relève également l’identité de la mère d’Odin, Bestla. Or, celle-ci se trouve être la fille du géant Bölthorn, un descendant d’Ymir, donc. D’un point de vue « biologique » — naturel — la séparation taxinomique entre géants et Æsir en prend un coup. Et de fait, si l’on regarde attentivement, force est de constater que les géants se sont dotés d’une organisation sociale et culturelle qui ressemble furieusement à celle des dieux. La classification n’a ainsi rien de naturel : elle est conventionnelle, à l’instar de celle qui hiérarchise par exemple les genres masculin et féminin. Elle est, pour parler comme Émile Durkheim et Marcel Mauss, fondamentalement sociale24.
16Revenons à Hel et la Valhöll. La recherche a tendu à réduire leur opposition à une question pratiquement biologique — est-on mort de maladie ou d’un traumatisme ? Toutefois, leur opposition dans l’Edda n’est pas autonome, encore moins naturelle ; elle est subordonnée, comme bien d’autres, à cette grande opposition sociologique entre dieux et géants. Je l’ai évoqué plus haut, lors du Ragnarök, les gens accueillis chez Hel combattront aux côtés des géants alors que les einherjar seront alignés avec les dieux. Du point de vue de l’idéologie dominante — qui adopte le point de vue des dieux — les habitants de la Valhöll, ce paradis pour guerriers, sont du bon côté, ce qui vaut bien un peu de jambon et de l’hydromel. Mais ce dernier élément, la boisson, n’est pas anodin. Les récits mythiques de la Gylfaginning, un peu à la façon des Mille et une nuits, sont enchâssés dans un récit-cadre qui prend la forme d’une séance de questions-réponses. L’une de ces questions est la suivante :
Gangleri dit alors : « Que boivent les einherjar […] ou alors boivent-ils de l’eau ? » Haut dit alors : « Il est étonnant que tu demandes si [Odin] inviterait à lui des rois ou des comtes ou d’autres nobles et leur donnerait de l’eau à boire, et, ma foi, nombreux seraient ceux qui, en arrivant en Valhöll, trouveraient cher payé une gorgée d’eau s’il n’y avait rien de mieux, après avoir subi blessures et douleurs mortelles25. »
17Voici donc le principe sous-jacent de l’opposition entre Hel et Valhöll : la classe sociale26. D’une façon crue — l’une est marquée par la faim, la tristesse et reçoit le peuple alors que l’autre se distingue par la présence d’abondance, de joie et de la noblesse — la relation entre ces deux séjours post mortem met en scène deux modes de vie bien différents mais surtout elle les légitime par référence à l’ordre du cosmos voulu et instauré par les dieux, en particulier Odin leur chef.
18Marqués par le christianisme, nous avons intuitivement tendance à penser ce qui a trait à la vie après la mort au moyen de la catégorie « religion », une catégorie définie comme une sphère autonome de la culture et faite d’une relation intérieure, intime à la divinité. Mais ce cas scandinave — même s’il est résolument ancré dans un contexte chrétien — montre bien que cette façon de voir laisse à désirer. Redéfinir la religion de sorte à prendre en compte la dimension idéologique présente dans les récits de l’Edda permettra non seulement d’améliorer nos outils théoriques mais permettra également d’éclairer ce qui autrement apparaîtrait comme une incongruité, comme par exemple le cas suivant.
19La Heimskringla, un texte historiographique très probablement composé par le même Snorri Sturluson, raconte l’histoire des rois de Norvège depuis ses origines mythiques jusqu’à la bataille de Ré en 117727. Ce faisant, elle ne manque pas d’indiquer ses préférences en matière de rois. Parmi ceux qui ont ses faveurs, il y a le bien nommé Hákon le bon qui vécut dans la première moitié du xe siècle. Pourquoi le bon ? Une réponse possible est qu’il fut le premier roi chrétien de Norvège. Une autre réponse a trait à la politique de Hákon. En effet, la Heimskringla brosse le portrait d’un roi anti-centralisateur, qui fait de sérieuses concessions à l’aristocratie et aux institutions qu’elle contrôle, la loi et l’assemblée. Une aristocratie dont Snorri se sent certainement proche. On est en droit dès lors de se demander pourquoi l’auteur de la Heimskringla choisit de citer, à la fin de la saga qui est consacrée au roi, un poème qui raconte son entrée en Valhöll. Composé peu de temps après sa mort à la bataille de Fitjar (c. 960) par un poète manifestement non chrétien, le poème commence par décrire la bataille, puis progressivement, il introduit des Valkyries. D’abord dans le cadre de kenningar (par ex. veðr Skǫglar, littéralement « le mauvais temps de Skögul [nom d’une Valkyrie] », c’est-à-dire la « bataille »)28, puis comme des personnages à part entière, observant les débats. L’une prend alors la parole et annonce la mort du roi. Elles montent en selle et se dépêchent de prévenir Odin de l’arrivée prochaine du roi. Dans le poème on lit :
« Hermóð et Bragi », dit Odin, « allez à la rencontre du prince car un roi vient ici au palais qui est tenu pour un champion. […] Tous les einherjar te feront trêve, reçois de la bière parmi les Æsir. Ô adversaire des comtes, tu as ici huit frères », dit Bragi29.
20Dans une perspective non critique, où les religions sont définies comme des objets aisément délimitables, ce poème pose problème puisqu’il fait de Hákon le chrétien un païen. En revanche, que l’on fasse de la religion non pas un objet dans le monde mais un mode, qualifiant une forme particulière d’autorité, voire d’idéologie, la pertinence de cette citation par un chrétien pour des chrétiens s’éclaire. Elle permet à Snorri d’intervenir non pas sur la foi du roi mais de confirmer sa qualité, sa noblesse, son courage, bref d’expliquer pourquoi on le disait « bon », ceci en faisant intervenir une autorité plus qu’humaine. Loin d’être une annexe de l’Enfer, la Valhöll se rapproche plutôt de l’agence de public relations.