Colloques en ligne

Philippe Nieto

Cataloguer les éphéméras. Quelques pistes de réflexion

1En note liminaire, je voudrais faire une incise pour soumettre une précision lexicologique. Les, trop rares, historiens, bibliothécaires, bibliophiles ou bibliographes qui se sont intéressés à ce vaste ensemble d’imprimés font du cabotage entre plusieurs termes décrivant, tantôt globalement, tantôt plus précisément, ces imprimés qui ont été relégués des rayons des bibliothèques, ces exilés que Nicolas Petit1 a décidé de nommer des « non-livres ». En français, le terme d’« éphémères » a été forgé, traduisant le mot « ephemera » utilisé par les anglo-saxons. Mais le terme français nous paraît peu pertinent ; l’adjectif, très « à la mode » dans les milieux culturels, est destiné à valoriser des lieux en lien avec les arts contemporains — espace, galerie ou café « éphémère »… — ; le substantif désigne plutôt une catégorie d’insectes à vie brève.

2Pourquoi ne pas utiliser tout simplement le mot « ephemera », ou « éphéméra» avec une accentuation ; cela permet de conserver le même tronc étymologique, en évitant les connotations du terme « éphémère », tout en restant tout à fait compréhensible pour une oreille francophone. Ce mot dérivé de l’anglais — et du grec — possède l’avantage de désigner de manière univoque ce type d’imprimé.

Les éphéméras aux Archives nationales

3L’un des intérêts des Archives nationales, leur chance, c’est de proposer un binôme archives-bibliothèque, sur un même lieu. C’est une occasion unique de penser une articulation entre les fonds d’archives et les collections de la bibliothèque, de réaliser une convergence des approches et des disciplines. Une seconde richesse méconnue, ou trop peu mise en valeur, de cet établissement, c’est d’avoir conservé un grand nombre d’éphémeras« enchâssés » dans des fonds d’archives.

4En fin de compte, la formation de ces « gisements » d’éphéméras présents dans les dépôts d’archives ne contrarie pas le schéma général d’entrée de ce type d’imprimés dans des fonds ou collections publiques. Nous avons vu, dans d’autres interventions, que ces « non-livres » étaient le plus souvent arrivés furtivement au milieu des livres ou des objets de musées — Dépôt légal compris dans un sens extensif, dossier d’œuvre ou accompagnement d’acquisition, collections de particuliers… Dans les dépôts d’archives, ces imprimés ont été conservés du fait de leur cohérence avec un fonds d’archive, selon un fil directeur qui est celui de la logique du « producteur » de l’archive.

5Il est donc tout à fait logique que la trace de ces éphéméras dans les instruments de recherche figure principalement, et souvent exclusivement, dans les inventaires descriptifs de ces fonds d’archives, au même titre que n’importe quelle autre pièce de ces mêmes fonds. La cohérence de l’insertion de tel ou tel éphéméra dans tel ou tel fonds relève donc, soit de l’intention du producteur, soit de la décision du collecteur, soit, le plus souvent, d’un mixte de ces deux actes de sélection.

6Mais, en tant que document imprimé, ou plus exactement issu d’une reproduction, cette pièce appartient également à un autre ensemble, il a de nombreux « petits frères », rejetons d’une même matrice. Par définition, l’éphéméra est un multiple, même s’il ne devait plus en exister qu’un seul exemplaire par suite de pertes ou de destruction, même si, par la plus grande des malchances, on n’avait réussi qu’à ne produire un seul exemplaire de cette pièce — ce cas d’école, hautement improbable, ne servant qu’à essayer de cerner ce qui différencie un éphéméra de toute autre document : l’intention de réaliser un multiple, quel qu’en soit le moyen — imprimerie, estampe, tampon ou reproduction manuscrite à l’identique.

7En tant que multiple, l’éphéméra entre dans la même famille que les livres, les périodiques, tous ces hôtes habituels de nos bibliothèques. La frontière entre un éphéméra et un livre est plutôt mince et le critère plutôt arbitraire, qui se fonde principalement sur le nombre de pages d’un imprimé. Du moins en ce qui concerne ce que l’on appelle, dans le langage des bibliothécaires, des monographies ; les périodiques échappent à cette règle du « nombre de pages », principalement parce qu’ils sont considérés comme des titres, et que l’on comptabilise leur pagination cumulativement de numéro en numéro, comme s’il s’agissait d’une sorte de très longue « monographie ouverte »… En témoigne la pagination des premiers périodiques, la Gazette de Renaudot, par exemple, paginée en continu par année. Un occasionnel de quatre pages est plutôt un éphéméra ; un périodique de quatre pages, un livre en formation.

8Mais si les multiples se différencient des documents originaux, c’est également sous l’angle de leur classement dans un ensemble plus vaste. Le choix qui préside à leur rangement dans tel ou tel fonds n’est pas nécessairement celui qui va remporter la décision dans tel ou tel autre fonds ; et plus il existe d’exemplaires du même multiple, plus la probabilité de les classer différemment s’accroît — qu’il s’agisse d’un livre ou d’un « non-livre ». Pour le livre, la question a été résolue, sans être peut-être explicitement posée, de manière « naturelle » pourrait-on dire : on n’a pas recensé les pièces, les exemplaires, mais les matrices, ou plutôt la trace de ces matrices, c’est-à-dire les éditions.

9C’est ce parti-pris méthodologique qui permet au lecteur de s’orienter dans le monde des livres, de savoir que tel ouvrage de telle bibliothèque est strictement le même que celui de telle autre, et qu’il est inutile de chercher à le lire s’il l’a déjà lu. Cela a permis, également, de constituer des catalogues collectifs, des échanges…

Deux types de catalogages

10Pris par l’activité quotidienne de la gestion de leurs collections, les bibliothécaires n’ont pas toujours conscience de la différence fondamentale qui existe entre un catalogue en Unimarc2, un inventaire de musée ou des instruments de recherche en archives.

11Imaginons un conservateur du Patrimoine gérant des collections dans un musée d’arts décoratifs et de design ; imaginons ensuite que le musée conserve deux chaises Jakobsen produites en série dans les années 1960. Il existera deux notices distinctes sur l’inventaire du musée. En revanche, dans tout catalogue de bibliothèque on ne trouvera jamais — sauf en cas de doublonnage involontaire — qu’une seule notice renvoyant à deux exemplaires d’un même document.

12Dans le détail, il existe en fait deux ensembles de références : un catalogue d’informations de type bibliographiques, et un catalogue d’exemplaires, recensant ce que l’on appelle dans le jargon des bibliothécaires les « données locales » — cote, sous-localisation, particularités d’exemplaires, comme un ex-libris ou un envoi de l’auteur. Dans les catalogues dits « manuels », c’est-à-dire les fichiers de tiroirs, il existait, de même deux zones bien distinctes : ce que l’on appelle le « pavé ISBD3 », c’est-à-dire une forme plus ancienne, et plus compacte de la notice bibliographique au format MARC4, et des données locales placées dans un autre emplacement sur la même fiche. Dans un catalogue informatisé, des notices d’exemplaires sont rattachées localement au catalogue en MARC. Ce sont les informations renseignées dans ce catalogue qui assurent l’interopérabilité, voire le regroupement dans un catalogue collectif unique, comme le Sudoc5 par exemple en France. Un tel catalogue collectif permet d’offrir un seul ensemble de notices bibliographiques auxquelles peuvent se rattacher des dizaines et des dizaines de notices d’exemplaires.

13On voit immédiatement la différence avec un inventaire de musée, ou d’archives. L’équivalent de « l’inventaire-catalogue », pour une bibliothèque, c’est l’ensemble des notices d’exemplaires, ou plutôt, l’ensemble des notices d’exemplaires augmenté des informations de la notice bibliographique — ces données étant comme « embarquées », implicitement dans la structure du catalogue final, puisque les notices de données locales sont rattachées à des notices bibliographiques. Mais la structure d’un catalogue de bibliothèque présente bien deux niveaux, matérialisant une articulation entre deux catalogues. Cette structure est, il est vrai, presque invisible pour le lecteur qui effectue ses requêtes, puisque les deux niveaux se trouvent souvent combinés dans une même interface, sur un même écran — qui rappelle un peu la fiche des antiques « fichiers manuels ». Remarquons toutefois que ce n’est pas le cas pour le catalogue général de la Bibliothèque nationale de France, ou pour celui des bibliothèques municipales de la ville de Paris où les deux niveaux se trouvent bien différenciés.

14Une question se pose alors. Qu’est-ce qui est décrit, au fond, dans la partie bibliographique du catalogue ? Certainement pas des objets physiques, avec leurs particularités propres, plutôt des entités abstraites, que l’on pourrait nommer des « éditions » — un catalogue bien fait différencie chaque édition d’un même imprimé. Or une édition est, en somme, une entité abstraite, disons l’exemplaire idéal produit par une même matrice indépendamment de tout accident inhérent à la vie de l’exemplaire réel ; chaque exemplaire physique réel se trouve, en effet, plus ou moins, « entaché » d’imperfections ou « enrichi » par des opérations spécifiques — cotation, reliure, dédicace éventuelle, etc.

15Dans cette acception, la notion d’édition n’est pas loin de ressembler à une « idée » au sens platonicien du terme. L’étage principal d’un catalogue de bibliothèque se rapproche donc d’un catalogue décrivant idéalement des éditions. Je propose d’appeler « édition» : le regroupement intellectuel de tous les exemplaires issus d’une même matrice, quel que soit le procédé de duplication et quel que soit la forme, la destination et l’usage des exemplaires. Cette définition permet de ranger sous un même terme les « vrais » livres, les « non-livres », les tracts, l’impression de ville, les étiquettes de camembert… que ces pièces soient imprimées, ronéotées, estampées ou recopiées à la main.

Quel type de catalogage & quelle typologie ?

16Traiter les éphéméras comme tout autre exemplaire issu d’une édition, en particulier comme des livres, supposerait de les collationner à deux niveaux, selon la logique de catalogage décrite plus haut : un catalogue décrivant des éditions ; des notices d’exemplaires recensant les particularités.

17Dans la pratique, l’opération s’avère moins facile qu’il n’y paraît. Dans la grande famille des multiples, le livre possède, en effet, des caractéristiques qui facilitent son catalogage, notamment la présence d’éléments facilement repérables, le plus souvent explicitement mentionnés, utilisant les mots du langage : un titre, un ou plusieurs auteurs, un éditeur, une année d’édition, etc. Quand on y réfléchit, cela n’a rien d’étonnant, car raisonner ainsi revient à prendre la question à l’envers : les règles de catalogage ont précisément été faites pour les livres, l’imprimé-roi ; il est donc tout à fait logique que les livres trouvent naturellement leur place dans un tel type de catalogue.

18Considérer le livre comme une catégorie particulière de multiple conduit à imaginer une autre manière de cataloguer, une manière de cataloguer qui ne soit pas dictée par les caractéristiques propres de ce sous-ensemble de multiple. Or, quand on rassemble une grande variété d’éphéméras, on constate que sont très souvent absents, non seulement les éléments conventionnels de description d’une édition de livre — auteur, titre, etc. — mais également, dans bien des cas, un texte composé dans la langue du locuteur qui est à l’origine de l’édition ; il existe de nombreux cas d’éphéméras composés uniquement d’images non légendées, voire de symboles abstraits, comme des logotypes, par exemple.

19Pour compliquer l’opération de catalogage, notons que la présence d’un texte figurant sur le multiple ne facilite pas plus le travail de repérage. En effet, figurent sur les éphéméras des textes très divers occupant des statuts très différents : nom de marque, légende d’une image, slogan… De plus, il est impossible d’isoler un nombre restreint de types de texte permettant d’identifier des éditions — comme le sont l’auteur, le titre, l’éditeur, l’année… pour le cas particulier des livres — et, de toute façon, il serait quasi impossible de hiérarchiser ces types de textes.

20Le seul dénominateur commun entre toutes ces formes de multiples, c’est l’existence obligatoire d’une matrice, d’un producteur et d’une date de sortie, que ces indications soient connues ou inconnues, et qu’elles apparaissent ou non sur les exemplaires que l’on a sous les yeux. De toute façon, il est évident que ces éléments sont très insuffisants pour décrire une édition.

21Jusqu’à présent, toutes les propositions de classement des éphéméras sont fondées sur des typologies. Le rangement le plus répandu classe les éphéméras par type de document, selon une logique issue du monde des collectionneurs ; c’est le parti adopté par John Grand-Carteret6 ou par Marius Audin7 ; c’est également l’approche choisie par certains bibliothécaires et historiens du livre, comme N. Petit. Une seconde classification repose sur la distinction des supports — affiche, tract, brochure… Troisième solution, regrouper les pièces par auteur, ou, pour employer la terminologie des archivistes, par producteur. Marianne Carbonnier8 propose une quatrième option : classer les éphéméras par fonction et par destination. De son côté, le thésaurus du Centre for Ephemera Studies, de l’université de Reading, penche pour un mixte mêlant support, fonction et type de document.

22En l’absence de titre significatif, et d’auteur identifié, un repérage fin des éphéméras peut utiliser le catalogage par « mot-matières ». C’est une méthode de rangement du livre en bibliothèque, et de repérage dans un catalogue déjà éprouvé, que ce soit sous la forme d’une indexation ou d’un cadre de classement. Dans un catalogue recensant des livres, l’indexation est une information supplémentaire visant à enrichir les instruments de recherche ; l’accès principal se faisant à partir de l’auteur, ou du titre. D’ailleurs, en dépit des efforts de plusieurs générations de bibliothécaires, malgré les avancées significatives des grands systèmes de classification — Dewey ou CDU9 — et grands réservoirs d’autorité-matières à portée internationale comme le référentiel Rameau10, qui n’a d’intérêt réel que pour les ouvrages les plus récents, chacun sait qu’il est hasardeux de ne se fier qu’au seul référencement matière pour retrouver un document.

23Or pour ces ensembles hétérogènes que constituent les fonds d’éphéméras, une indexation matière constitue, le plus souvent, la seule possibilité de classement et de référencement. Mais l’indexation d’un objet dépourvu de contenu textuel pose bien des problèmes.

24On remarquera déjà que, dans les bibliothèques composées de livres, seules les catégories dites « documentaires » sont généralement affublées de mots-matières. L’indexation des livres considérés comme des fictions, des romans par exemple, paraît plus que périlleuse. Sauf à générer de grands sous-ensembles très généraux — romans sentimentaux, drames, polars, science-fiction, etc. — dans lesquels il est très difficile d’intégrer les ouvrages littéraires les plus originaux, on ne peut décrire ce type de texte sans multiplier à l’excès les entrées-matière. Essayez, par exemple, d’indexer de la sorte L’Éducation sentimentale, ou La Chartreuse de Parme. Soit vous aboutirez à une longue liste de descriptifs de plusieurs pages, soit vous vous obligerez à sélectionner de manière drastique quelques mots-clés principaux, en ayant conscience qu’un autre catalogueur n’aurait pas nécessairement choisi les mêmes termes.

25Le catalogage par description est employé, notamment, pour décrire les images dans les catalogues de certains musées. Ces catalogues oscillent entre deux pôles : l’usage d’un nombre très limité de descriptifs passe-partout, un foisonnement de mots-matières indexant le moindre pli et le moindre recoin de l’image. Comme chacun sait, un excès de « bruit documentaire » devient, en fait, un « silence documentaire », ce que j’appellerais un silence assourdissant.

26D’autant plus qu’on aurait tort de croire que l’on pût, en multipliant les mots-clés, échapper à l’arbitraire d’un choix descriptif qui est fait hic et nunc, par un catalogueur enchâssé dans son temps, dans un rapport au monde, aux valeurs, aux éléments saillants qui lui paraissent les plus importants. Qui peut savoir ce qui intéressera un chercheur dans vingt, trente, quarante ans ? Dans cent ans ?

27Je vais ajouter un dernier argument montrant l’inanité de la luxuriance descriptive. Imaginons résolue la question du silence par excès de bruit, imaginons évacuée la question du choix, un catalogueur semi-divin ayant réussi l’exploit de décrire la totalité de l’image… comment associer, en toute certitude la même notice à une autre image, dans un autre lieu de conservation, en ayant sous les yeux uniquement le texte de la notice ? La question ne se pose pas pour les collections des musées, qui traitent chaque item comme un objet unique ; elle se pose, en revanche, si l’on considère ces images comme des multiples. Ce n’est pas une simple hypothèse d’école. J’ai le souvenir de deux occasionnels catalans de la collection Amades qui paraissaient, au premier coup d’œil rigoureusement identiques, de texte, d’image… mais la juxtaposition des deux pièces engendrait un certain trouble. De fait, en examinant attentivement les deux images, on découvrait assez rapidement qu’elles étaient issues de deux bois différents, l’un étant la copie de l’autre. Mais on ne pouvait s’en apercevoir qu’en jouant au jeu des sept erreurs, en comparant de petits détails, le pli d’une robe, l’écartement des yeux, la longueur d’un coup de ciseau…

28Sans aller jusqu’à ce cas extrême, il est évident que la simple description ne permet pas d’établir en toute rigueur des catalogues collectifs. Il est évident que l’on trouvera plutôt souvent des occurrences de chaines de descripteurs strictement identiques pointant vers des exemplaires totalement distincts.

Des recueils numériques ?

29Alors que faire ? Faut-il renoncer à faire entrer les éphéméras une logique de catalogue de bibliothèque ? Les collationner et les décrire seulement dans une logique de type « archive », ou « manuscrit », en usant, par exemple, d’une DTD-EAD11 ? C’est une solution qui semble raisonnable. On perd, effectivement, la possibilité de pouvoir rassembler à coup sûr sous une même et unique notice des pièces identiques… Mais, en toute honnêteté, est-ce une opération réellement possible si on l’applique à l’ensemble des types d’imprimés ?

30On aboutit à un traitement par lot, proche de celui des fonds d’archives, et comparable à la constitution de recueils, selon la pratique des collectionneurs ; on compose ce que l’on appelle des recueils factices dans le vocabulaire des bibliothécaires. Remarquons que c’est la pratique utilisée, fréquemment, par la Bibliothèque nationale, puis par la BnF, pour certaines collections de tracts ou d’imprimés occasionnels.

31Imaginé, primitivement, comme solution de présentation et de conservation pour les imprimés trop minces pour être reliés à part, le recueil factice regroupe souvent des pièces ayant un lien entre elles — même s’il existe des recueils factices sans cohérence particulière. Ce rassemblement sous une même entité présente plusieurs avantages. Il offre la possibilité de traiter intellectuellement les imprimés qui le composent pièce à pièce sans détruire l’unité physique, et intellectuelle le cas échéant, du recueil, ni handicaper le repérage des autres imprimés composant le recueil. Cette pratique permet également de ranger ce recueil sous un titre forgé explicite.

32Quand les pièces ont été rassemblées avec pertinence, la consultation du recueil permet de « découvrir » certaines pièces qu’il aurait été difficile de trouver autrement que par une logique de « proximité » — un peu à la manière des « découvertes » que peut faire un lecteur dans une bibliothèque en libre accès.

33La consultation visuelle des éphéméras est sans doute la meilleure des solutions pour repérer des exemplaires issus d’une même édition, ou, au contraire, distinguer des exemplaires que la description pourrait faire confondre. La consultation visuelle permet également d’embrasser une masse d’information plus importante, notamment d’éléments que les mots de la langue sont incapables de décrire — on retrouve la même logique dans la lecture d’une bande dessinée : la vision de la succession des cases offre une matière bien plus riche que la seule lecture des « bulles » et des textes narratifs en encadré12.

34La technologie permet aujourd’hui de réaliser des sortes de recueils factices virtuels par la numérisation des pièces — les éphéméras sont, remarquons-le, particulièrement faciles à numériser sur scanners à plat : petite taille, nombre de pages limité, etc. — je ne parle pas, bien sûr, des affiches qui sont un cas particulier. Les pièces numérisées pourraient être rangées virtuellement dans autant de recueils que le nécessiterait la construction intellectuelle du corpus. On peut même imaginer des recueils « à la carte », qui seraient construits en fonction des recherches des lecteurs, sous une forme collaborative, comme le permettent les fonctionnalités du web 2.0.

35On peut imaginer, dans un avenir, proche ou lointain, l’utilisation d’outils de recherche purement visuels, qui utiliseraient les fonctionnalités de reconnaissance de forme. Les réalisations « grand public » que l’on trouve sur certains moteurs de recherche sont peu convaincantes, mais je crois au potentiel de ce type d’outil.

36Il reste qu’il est dommage de devoir renoncer à un catalogage par édition, structurellement comparable au catalogage bibliographique pour les livres. Mais justement, pouvoir disposer d’images numériques des éphéméras ne permet-il pas de dénouer le problème ? Le catalogueur aurait à sa disposition l’image de la pièce cataloguée ailleurs, ce qui lui permettrait de prendre la décision, soit de récupérer la notice existante et d’y accrocher une notice d’exemplaire, soit de créer une nouvelle notice s’il estime qu’il s’agit d’une autre édition.

Nous sommes tous Charlie

37Depuis les années 1990, le catalogage des bibliothèques est secoué par une petite révolution conceptuelle. Un groupe d’expert de l’IFLA13 travaille sur une nouvelle modélisation des notices bibliographiques connues sous le nom de FRBR14 — pour Functional Requirements for Bibliographic Records, en français : Spécifications fonctionnelles des notices bibliographiques. La caractéristique principale de cette nouvelle modélisation, c’est de proposer trois « groupes d’entités», c’est-à-dire trois voies d’accès au document. Les « entités » de chacun de ces groupes sont autant de subdivisions s’emboîtant les unes dans les autres. Si le premier groupe, déclinant des entités à partir de la notion d’œuvre n’est pas très pertinente pour décrire des éphéméras, les groupes 2 et 3, décrivant respectivement des personnes physiques et des sujets pourrait être des solutions intéressantes de modélisation pour un catalogage des ephéméras.

38Un catalogage issu d’une modélisation FRBR pourrait contourner la délicate question de l’indexation et éviter les listes interminables de mots-clés. Cela permettrait également de sortir d’une logique de typologie — par support, par producteur, par fonction… — ou d’éviter un simple classement par fonds.

39Prenons comme exemple les graves événements de janvier 2015 à Paris. La réponse aux attentats djihadistes a généré une production foisonnante d’éphéméras, tant imprimés que reproduits par d’autres méthodes. Si certains de ces produits ont bien un caractère d’unica — des slogans ou des dessins originaux collés sur le monument de la place de la République, par exemple — la plupart sont bien des multiples, reproduisant, avec des variantes, la phrase fétiche « Je suis Charlie », se détachant, le plus souvent, sur une surface noire en respectant une typographie particulière. Ces différentes manifestations du sujet « Je suis Charlie » pouvant être des pancartes, des tracts, des autocollants, des étiquettes ou objets divers ; pouvant être imprimées ou reproduites au feutre ; pouvant être traduites en d’autres langues ; pouvant être déclinées — le mot « Charlie » étant remplacé par un autre, tout en restant une allusion claire et évidente à la phrase de base.

40L’ensemble de ces éphéméras peut, lui-même, être rattaché à une abondante production éditoriale — livres, périodiques… — qu’il serait intéressant de faire figurer en contrepoint ; cette production reprenant souvent la phrase fétiche « Je suis Charlie » comme une sorte de logotype — un logotype à la fois facilement reconnaissable et relativement instable, comme dans ses manifestations « éphémères ».

41J’espère que certaines de ces manifestations ont été conservées, qu’elles seront un jour versées dans des fonds publics, ou des fonds privés communicables… et surtout qu’elles pourront être reliées intellectuellement, et catalographiquement entre elles.


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42En conclusion, il nous reste à mettre en place un grand chantier, un grand chantier dont les étapes pourraient être les suivantes.

43En premier lieu, il faudra procéder à un dépistage d’ensembles d’éphéméras, qu’il s’agisse de fonds constitués ou d’éléments à repérer dans des fonds divers. Ensuite, il sera nécessaire de peaufiner une mise au point de listes d’autorités pour les producteurs — personnes physiques ou personnes morales, c’est-à-dire : auteurs, imprimeurs, éditeurs, acteurs publics, associations, firmes commerciales, etc. La tâche suivante sera la constitution de listes d’autorités matières, ou, mieux sujets, au sens des FRBR, et d’une typologie de référence.

44Suivra la numérisation des pièces, et le stockage dans des réservoirs numériques en conservant dans des métadonnées à la fois la localisation des pièces et les données de catalogage. Il sera alors possible de réaliser des corpus de recueils numériques et/ou de développer des interfaces de « recueil à la demande ».