Colloques en ligne

Michel Collot

« Cette émotion appelée poésie » (Pierre Reverdy)

1Reverdy1 est un des poètes qui a le plus fortement et le plus constamment lié la poésie à l’émotion, au point de les identifier l’une à l’autre dans le titre d’un de ses textes théoriques les plus célèbres2, que j’ai choisi de reprendre à mon compte. Mais en même temps, il s’est toujours attaché à distinguer soigneusement « cette émotion appelée poésie » de celles que tout un chacun peut éprouver dans le cours de son existence. La poésie, à ses yeux, ne saurait se borner à exprimer ces dernières : elle vise à les transformer en « une émotion neuve et proprement poétique », de type esthétique et non plus psychologique : « Si l’œuvre produit alors une émotion, c’est une émotion purement artistique et non pas du même ordre que celle qui nous agite si un accident violent survient dans la rue sous nos yeux3. »

2L’émotion poétique s’oppose donc à tout pathétique. Pourtant, la poésie de Reverdy semble bien faire place aux incidents et aux accidents de la rue ou de la vie, et à l’expression des affects parfois violents qui s’emparent de nos cœurs et de nos corps. Témoins ces vers qui terminent un poème des Ardoises du toit :

À cause de la peur on referme la porte
         Cette émotion était trop forte
La lueur qui baisse et remonte
                 On dirait un sein qui bat4

3Je m’interrogerai sur cette apparente contradiction entre la théorie et la pratique de Reverdy, en m’appuyant sur sa conception du lyrisme, et en proposant une redéfinition de l’émotion poétique, qui tienne compte à la fois de sa différence et de sa dépendance vis-à-vis de l’expérience émotionnelle.

1. Une émotion pure

4Depuis son premier essai consacré à « L’Émotion », qui remonte à 1917, jusqu’à la causerie radiophonique qui donne son titre à ma communication, et qui date de 1950, Reverdy semble avoir eu pour principal souci de se démarquer à la fois du romantisme qui fait de la poésie l’expression des sentiments personnels, et du naturalisme qui tire des effets pathétiques du spectacle de la vie sociale.

5Le propre de la modernité littéraire et artistique, dont Reverdy a été l’un des premiers et des plus brillants théoriciens, est d’accorder moins d’importance aux sujets qu’aux moyens d’expression. Le but de l’écrivain et de l’artiste moderne, est à ses yeux, « de créer, par une œuvre esthétique faite de ses propres moyens, une émotion particulière que les choses de la nature, à leur place, ne sont pas en mesure de provoquer en l’homme » :

En effet, si les spectacles de la nature étaient capables de vous procurer cette émotion-là, vous n’iriez pas dans les musées, ni au concert, ni au théâtre, et vous ne liriez pas de livres. Vous resteriez où et comme vous êtes, dans la vie, dans la nature. Ce que vous allez chercher au théâtre, au musée, au concert et dans les livres, c’est une émotion que vous ne pouvez trouver que là — non pas une de ces émotions sans nombre, agréables ou pénibles, que vous dispense la vie, mais une émotion que l’art seul peut vous donner5.

6Plus que tout autre genre littéraire, la poésie doit « se dégager » des « sentiments » liés aux événements banals ou extraordinaires, dont le roman tire ses effets6. Les « sentiments » du poète eux-mêmes ne sont que des « éléments » parmi d’autres de la création poétique, qui doivent être soumis à une élaboration artistique qui les met en forme et les transforme profondément. C’est à ce prix que l’on peut créer l’émotion, au lieu de se borner à l’exprimer :

Il est faux de vouloir que l’émotion d’où l’œuvre est née soit identique à celle que l’œuvre fera naître à son tour. – L’une est un point de départ l’autre un résultat. […]

Un artiste emploie, comme élément pur, le résultat d’une émotion née en lui ; pour tout autre l’art consiste à expliquer une émotion ressentie afin de la faire partager à autrui.

De là ne peut sortir rien de neuf. C’est une représentation […]. – C’est un délayage inutile et vain, au lieu d’une création par concentration7.

7L’émotion véritablement poétique, au sens étymologique du mot poiesis, suppose une authentique création, qui l’arrache à la sphère des affects passivement vécus, celle des Erlebnisse, pour la faire accéder à l’ordre de l’expression consciente et active, celle l’Erfahrung :

La poésie n’est pas dans l’émotion qui nous étreint dans quelque circonstance donnée – car elle n’est pas une passion. Elle est même le contraire d’une passion. Elle est un acte. Elle n’est pas subie, elle est agie. Elle peut être dans l’expression particulière suscitée par une passion, une fois fixée dans l’œuvre qu’on appelle un poème et seulement dans l’émotion que cette œuvre pourra, à son tour, provoquer. […] Elle est un fait nouveau, certainement relié aux circonstances qui peuvent émouvoir le poète dans la nature, mais ce n’est que formé par les moyens dont dispose le poète que ce fait, chargé de poésie, viendra prendre la place qui lui revient dans la réalité8.

8Les émotions éprouvées au cours de la vie ne sont qu’une matière première, que le poète doit refondre pour produire un effet entièrement nouveau, « toute émotion, pour être exprimée, doit être transformée9 » : « Il faut se garder de l’expression directe d’une émotion, d’un sentiment vécus. Il faut tout encaisser, tout recevoir, bien et mal, bon et mauvais – mettre à la fonte toute cette ferraille et, le jour où le besoin d’exprimer le fond est venu, ressortir un métal tout neuf, méconnaissable10 […]. »

9Cette transformation du matériau affectif s’apparente à une transmutation alchimique :

Car le poète est un four à brûler le réel.
De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases11.

10Hostile à toute effusion sentimentale, Reverdy insiste sur le travail de condensation que suppose l’opération poétique :

Aujourd’hui la puissance lyrique ne saurait se passer de concentration.
Il ne s’agit pas d’exploiter une émotion initiale et de la délayer, mais, au contraire, de réaliser dans l’œuvre un faisceau d’émotions natives directement issues du fonds intime du poète et de livrer à l’esprit du lecteur cette force concentrée capable de provoquer en lui une émotion forte et d’alimenter une riche efflorescence de sentiments esthétiques12.

11Reverdy a une conception essentiellement dynamique et dialectique de l’émotion, qui est étymologiquement liée au mouvement ; elle donne au poète « l’élan nécessaire à sa création13 », mais elle doit disparaître comme telle pour renaître différente dans l’œuvre : « Ce n’est pas au départ que l’on peut juger la valeur poétique d’une émotion, mais à l’arrivée – quand elle a abouti à l’œuvre, alors que l’émotion primitive est, elle-même, annulée14. »

12Il s’agit moins en fait d’une disparition que d’une épuration : « plus [l’]œuvre sera loin de [l’]émotion » initiale, écrit Reverdy, « plus elle en sera la transformation méconnaissable et plus elle aura atteint le plan où elle était […] destinée à s’épanouir et vivre, ce plan d’émotion libérée où se transfigure, s’illumine et s’épure l’opaque et lourde réalité15 ». Cette catharsis ou cette sublimation de l’émotion se confond pour Reverdy avec la poésie elle-même, qui a le pouvoir d’inverser le signe de l’affect qui lui a donné naissance, en tirant une jouissance esthétique des pires souffrances :

Et ce passage de l’émotion brute, confusément sensible ou morale, au plan esthétique où, sans rien perdre de sa valeur humaine, s’élevant à l’échelle, elle s’allège de son poids de terre et de chair, s’épure et se libère de telle sorte qu’elle devient, de souffrance pesante du cœur, jouissance ineffable d’esprit, c’est ça la poésie16.

13Cette purification, qui nous fait passer des affres du cœur au plaisir de l’esprit, n’est pas exempte de résonances spiritualistes, mais elle reste essentiellement, aux yeux de Reverdy, un effet de l’art, d’un art pur de toute référence et de toute influence, « où la conception domine l’imitation », et qui, tel le cubisme, « dépouill[e] l’objet de sa valeur sentimentale » pour produire une « émotion esthétique » « où le cœur n’a nul besoin d’être engagé17 ».

14Émancipé de ses attaches avec l’objet comme avec le sujet, l’émotion poétique semble le pur produit du seul pouvoir des mots : « le mystère qui se dégage d’une œuvre dont le lecteur est ému sans s’expliquer comment elle a été composée est la plus haute émotion qu’on ait jamais pu atteindre en art18 ». « Ce sont les œuvres d’art pur qui provoquent l’émotion pure19 », celle qui « n[aît] en dehors de toute imitation, de toute évocation, de toute comparaison20 », de la seule beauté de leur forme :

J’entends par lyrisme ce qui en art est propre à provoquer une telle émotion. Deux mots bien accouplés le font jaillir, une image inouïe. Il réside dans une phrase belle, que le mystère de sa signification et la qualité des mots qui la composent suspendent au-dessus du cours normal de nos idées21.

15Cette émotion inscrite dans la forme même du message poétique, en est inséparable, et donc plus durable que tout autre, car elle renaît à chaque fois qu’un lecteur réénonce les mots du poème :

Non pas cette émotion […] plus ou moins profonde ou à fleur de peau que nous procure un événement plus ou moins dramatique de la réalité vécue, mais une émotion d’un autre ordre — gratuite en apparence, mais qui ne doit pas l’être autant qu’il semble puisqu’elle dure souvent beaucoup plus longtemps que celles qui se résolvent dans le seul circuit de la sensibilité et parfois aussi longtemps que celui qui l’a une fois ressentie. Émotion d’ordre esthétique indéfiniment renouvelable parce qu’elle s’insère dans l’être même de celui qui la reçoit et lui apporte une augmentation de lui-même. Émotion provoquée par ce qui est dit, certes, mais surtout par la façon dont c’est dit, le timbre sur lequel c’est dit22.

16Dans émotion, il y a mot, comme aime à le rappeler Michel Deguy. Pour un poète, l’émotion est liée à la résonance et à la composition du poème : « la poésie n’est intelligible à l’esprit et sensible au cœur que sous la forme d’une certaine combinaison de mots, en quoi elle se concrète23 ». L’émotion poétique est une émotion écrite, qui s’épanche en un sang d’encre : « tout ce qui reste du cœur d’un poète, c’est ce que lui-même en a dit24 ».

17Un poème de Sources du vent illustre parfaitement cette conception de l’émotion détachée de tout ancrage personnel et référentiel, inscrite dans la texture même du texte, et liée à la seule résonance des mots qui le composent. Voici le début et la fin de ce poème, intitulé « Note » :

Les douze notes éveillèrent une émotion en vibrant dans le silence et la nuit
Une autre toute seule dans le carré du ciel se détacha
Les mots rayonnaient sur la table

18D’où vient ce sentiment

Quelquefois l’auteur n’en a pas et son œuvre nous emporte
Les mots assemblés formaient un tout
plus vivant qu’un personnage de music-hall […]
Et l’auteur avait disparu emportant son secret
Tous les assistants comprenaient ce qu’il avait voulu dire
                Une émotion unique les étreignait
Bientôt ils oublièrent l’auteur la table les mots la lumière
Il ne restait plus que l’émotion sublime — dégagée de tout — l’humanité25

19On peut voir dans ce poème et dans les thèses de Reverdy sur l’émotion une des premières et des meilleures expressions d’une esthétique moderniste, qui promeut l’autonomie radicale d’un art résolument non mimétique, qui refuse de se réduire à l’expression d’un sujet et/ou à l’imitation d’un objet26. Si un tel art peut encore faire place à l’émotion, c’est à condition qu’elle soit liée à la seule forme de l’œuvre. Et si la poésie peut encore être lyrique, c’est d’un lyrisme formel, musical ou littéral.

20Mais la poétique de Reverdy ne saurait être réduite à un pur et simple formalisme. Sa pensée est plus complexe, et sa pratique me semble bien souvent contredire ses affirmations théoriques les plus tranchées.

2. Un lyrisme paradoxal

21En même temps qu’il semble lier exclusivement l’émotion poétique à la mise en forme du poème, Reverdy se réclame d’un lyrisme qui fait aussi une place au sujet et à l’objet de l’écriture.

La poésie n’est pas un simple jeu de l’esprit. Ce n’est pas pour se distraire ou pour distraire un public quelconque que le poète écrit. Ce qui l’inquiète c’est son âme et les rapports qui la relient, malgré tous les obstacles, au monde sensible et extérieur27.

22À travers le jeu des mots, c’est un je qui se révèle et s’invente : « Le poète écrit pour se réaliser, se connaître, se former, se créer et rendre à soi-même palpable le malaise ou la joie qui bouillonnent au fond de lui28. » Ce que le poète exprime, ce n’est pas « sa personne brute et commune », « mais ce qu’il pressent de plus rare, de plus extraordinaire dans ses facultés, ce secret, cet intime, ce singulier », « cet inconnu » qu’il porte en soi, « dont il sent » « obscurément qu’il est fait » et « dont il ne peut se prouver à lui-même qu’il l’a qu’en écrivant29 ».

23L’émotion poétique, c’est cette « émotion inconnue qui fait trembler [l]a lèvre » du poète dans « Le cœur tournant », poème liminaire de Ferraille30, recueil de 1937 dont le titre évoque ce matériau affectif que la vie nous fournit et que la poésie doit refondre. Pour formuler cette intime altérité, le poète doit échapper aux expressions toutes faites qui ne véhiculent que les sentiments les plus communs, et inventer une parole parlante ; « c’est la façon de dire ces choses qui les rendra justement inédites31 » et produira une émotion neuve, parce que « cette façon, ce timbre sont ce qu’il y a de plus révélateur de […] ce que l’auteur a de plus authentiquement personnel, qu’il ne saurait donner autrement que par ce qu’il écrit32 ».

24La recherche d’une langue et d’une forme nouvelles sont donc inséparables d’une quête de soi, qu’il ne faut pas confondre avec l’expression d’un moi. Or cette quête, qui ne saurait se passer des mots, passe aussi par les choses. « Le poète est un plongeur qui va chercher dans les plus intimes profondeurs de sa conscience33 » ; et c’est la rencontre de ces mouvements extérieurs avec ceux de l’âme qui produira l’é-motion poétique ; « Notre plus grande intimité nous ne pouvons l’exprimer qu’avec des matériaux qui nous sont extérieurs et étrangers34. »

25Le poète qui est à la recherche de « son âme » ne pourra la trouver que dans « les rapports qui la relient » « au monde sensible et extérieur35 ». Il « cherche le trait d’union de son être profond avec tout ce qui lui est étranger, mais sympathique dans l’univers36 » : « La poésie est uniquement une opération de l’esprit du poète exprimant les accords de son être sensible au contact de la réalité37 » ; et réciproquement « le contact de l’âme avec les choses est poésie38 ».

26Le lyrisme, tel que le conçoit Reverdy, « c’est l’étincelle jaillie au choc d’une sensibilité solide au contact de la réalité39 ». L’émotion poétique n’est pas un état intérieur, comme l’indique le préfixe ex- qui marque une sortie de soi ; elle n’existe qu’à condition de s’extérioriser en s’exprimant dans les mots mais aussi dans les choses. C’est le contact avec la réalité qui révèle au poète son intime altérité.

3. Le « lyrisme de la réalité »

27Le lyrisme reverdien est donc un lyrisme de la réalité. Je rappelle la définition qu’en donne Reverdy dans Le Gant de crin, et que j’ai commentée dans La Matière-émotion40

■ On a voulu tuer le romantisme. Il a la vie dure, il fallait le tuer.
Mais il est revenu sous toutes les autres appellations et dans le naturalisme primitif même.
Quand on s’est débarrassé du romantisme on est tombé généralement dans une désolante platitude.
Or, ce qu’il faut faire, qui est très simple mais extrêmement difficile, c’est fixer le lyrisme de la réalité. Et là devrait se borner tout le rôle de l’art, impuissant à rivaliser avec la réalité mais réellement propre à en fixer le lyrisme, que les artistes seuls sont aptes à bien dégager. On pourrait tirer de là cette définition : l’art est l’ensemble des moyens propres à fixer le lyrisme mouvant et émouvant de la réalité41.

28Comment comprendre cette alliance paradoxale entre des termes habituellement considérés plutôt comme incompatibles ? Elle procède d’un double refus : celui du romantisme, qui réduirait le lyrisme à la seule expression des sentiments personnels, et enfermerait le poète dans son monde intérieur ; et celui du naturalisme, qui réduirait la réalité à une objectivité fallacieuse, source de platitude. Si la réalité peut être la matière du lyrisme, c’est qu’elle n’existe que par et pour un sujet, qui lui-même s’élargit à son contact et l’investit dans le mouvement de l’émotion :

Il est le sujet et l’objet. Il est ce qui est à exprimer. Ce n’est pas l’Océan qu’il veut exprimer, la grandeur de l’Océan furieux sous le ciel d’orage, mais ce qu’il est devenu, l’immensité de ce qu’il est lui-même devenu au spectacle de l’Océan furieux sous l’orage42.

29Reverdy anticipe la définition qu’Emil Staiger donne du lyrisme, caractérisé, selon lui, par « l’intrication du monde intérieur et du monde extérieur43 ». L’émotion poétique naît de la rencontre entre le monde et une conscience capable d’en embrasser la totalité et la complexité en établissant entre les choses des rapports inédits :

Le vrai poète […] est celui qui a, comme première force, le sens de la réalité […]. Or, plus le sens de la réalité s’élargit, se développe et grandit en force, plus l’intérêt étroit et particulier s’efface devant l’ensemble universel ; ce n’est plus une chose isolée que l’on perçoit, mais ses rapports avec les autres choses et ces rapports des choses entre elles et avec nous sont la trame extrêmement ténue et solide à la fois de l’immense, de la profonde, de la savoureuse réalité44.

30L’instrument privilégié qui permet au poète d’établir ainsi entre des « réalités plus ou moins éloignées » des « rapports » « lointains et justes45 », c’est l’image, qui renouvelle à la fois notre vision du monde et nos sentiments :

Le propre du poète est de penser et de se penser en images […]. Sa faculté majeure est de discerner, dans les choses, des rapports justes mais non évidents qui, dans un rapprochement violent, seront susceptibles de produire, par un accord imprévu, une émotion que le spectacle des choses elles-mêmes serait incapable de nous donner. Et c’est par cette révélation d’un lien secret entre les choses, dont nous constatons que nous n’avions jusque-là qu’une connaissance imparfaite, que l’émotion spécifiquement poétique est obtenue.
[…]
Ce qui, tout en s’opposant diamétralement à la conception de la poésie comme vague état d’âme sentimental, ne veut toutefois pas dire que les sentiments n’ont rien à voir avec la poésie, mais bien que le rôle du poète n’est pas du tout d’exploiter ceux que tout le monde éprouve sur le vif, mais d’en apporter et d’en susciter de nouveaux – et d’enrichir par là le champ de la sensibilité et de la conscience humaines, dans un renouvellement constant des aspects de la réalité46.

31Le lyrisme de la réalité n’est ni un réalisme ni un sentimentalisme : il n’est pas plus la formulation fidèle d’un sentiment personnel qu’une imitation servile du réel; il ne se borne pas à les exprimer mais vise à les recréer l’un et l’autre et l’un par l’autre pour produire une émotion neuve, qui ne relève pas de la mimesis mais de la poiesis. Il nous impose de revoir nos catégories esthétiques et philosophiques, de remettre en cause le dualisme qui sépare le sujet et l’objet, le langage et le réel. Il naît à la rencontre du moi, du monde et des mots, de leur interaction et de leur transformation réciproque :

Car la poésie n’est pas plus dans les mots que dans le coucher du soleil ou l’épanouissement splendide de l’aurore — pas plus dans la tristesse que dans la joie. Elle est dans ce que deviennent les mots atteignant l’âme humaine, quand ils ont transformé le coucher du soleil ou l’aurore, la tristesse ou la joie. Elle est dans cette transmutation opérée sur les choses par la vertu des mots et les réactions qu’ils ont les uns sur les autres dans leurs arrangements — se répercutant dans l’esprit et sur la sensibilité47.

32On voit donc que tout en affirmant le rôle majeur dévolu au langage dans la production de l’émotion poétique, Reverdy ne réduit pas celle-ci à sa seule dimension esthétique, mais la relie à une véritable co-naissance au monde et de soi-même, pour reprendre l’expression de Claudel48. L’é-motion ainsi comprise est ce mouvement par lequel le poète sort des limites de sa personne pour s’agrandir en s’ouvrant au monde. Le lyrisme, selon Reverdy, « apparaît chaque fois que l’auteur se fait une révélation au-dessus de lui-même. […] Il est une aspiration vers l’inconnu, une explosion indispensable de l’être dilaté par l’émotion vers l’extérieur49 ».

33L’émotion s’apparente ainsi à une véritable conversion, mais elle ne passe pas nécessairement par une introversion, mais plutôt par une extraversion. Un récit de jeunesse intitulé « La Conversion » relate l’entrée en religion d’un personnage qui ressemble fort à Reverdy lui-même. La conversion religieuse y est précédée et peut-être préparée par une autre, toute poétique : la venue à l’écriture apparaît déjà comme une métamorphose de l’âme, mais ce bouleversement intérieur s’accompagne d’une ouverture au monde extérieur :

Après il n’y a plus qu’un homme tout seul écrivant contre le verre de la lampe


***

Les sentiments passent sortent et se déforment
       Comment peut-on regarder ce qu’on avait senti
       Juger ce que l’on a écrit
[…] Qu’importe qu’on se trompe si ce qui sort est plus nouveau
  Et si l’émotion intérieure se transforme
L’atmosphère vibre au-dessus du mur
       Les arbres craquent
Le feu se mêle à l’air qui chasse les oiseaux
              La terre plie
Ce n’est rien
   Mais on se jette à tout le monde
      En criant50

34L’« émotion intérieure » est devenue une « atmosphère » à la fois physique et affective, enveloppant le moi, le monde et les mots qui résonnent et rayonnent dans le blanc de la page comme des cris dans l’air. On note que ce récit est fait à la troisième personne et que le poète est désigné par le pronom indéfini on, très fréquent dans les poèmes de Reverdy.

35Il ne faut pas confondre cette impersonnalité délibérée avec une quelconque froideur ou impassibilité, comme l’on fait souvent les premiers lecteurs de Reverdy, qui l’ont traité de « poète cubiste », et comme le font encore certains de ses commentateurs, qui parlent à son propos d’une « poésie objective ».

36Ses premiers poèmes, il est vrai, font une large place aux objets, mais à travers leur évocation, Reverdy cherche à produire une émotion d’autant plus efficace qu’elle est tout entière contenue en quelques mots qui donnent à voir un monde et à entendre une voix.

37Pour donner un exemple ce lyrisme paradoxalement objectif, je commenterai pour conclure un poème extrait des Ardoises du toit, que je cite dans sa version originale :

                                         Air
                              
                                          Oubli
                                                         Porte fermée
                              Sur la terre inclinée
                              Un arbre tremble

                                       Et seul
                                                              Un oiseau chante

                                                Sur le toit
                                         Il n’y a plus de lumière
                                                Que le soleil

                              Et les signes que font tes doigts51

38Ce poème illustre bien la distance prise par Reverdy vis-à-vis du lyrisme traditionnel : le pronom je en est absent, il n’y est fait mention d’aucun événement dramatique ni d’aucun sentiment pathétique ; il ne fait appel à aucun effet rhétorique. Le début du poème est particulièrement abrupt ; il fait se succéder et se heurter brutalement deux substantifs dépourvus de déterminant, isolés chacun sur une ligne. L’un est abstrait, l’autre concret ; le premier évoque la sphère de la subjectivité humaine ; le second, le monde des objets. On a affaire ici à ce rapprochement entre des réalités plus ou moins éloignées qui caractérise selon Reverdy l’image poétique.

39Les premiers syntagmes sont simplement juxtaposés, sans aucun lien logique ou grammatical explicite. Nous sommes ici en-deçà de la phrase, comme souvent chez Reverdy. Cette syntaxe nominale met entre parenthèse le point de vue du locuteur, qui semble viser à l’objectivité et à la neutralité maximale. C’est le style de l’annotation, de la « chose vue ». Les choses semblent d’ailleurs envahir la scène du poème. Les verbes qui apparaissent dans les vers suivants ont en effet pour sujets des objets ou un animal : « un arbre », « un oiseau », « le soleil ». Seul le dernier vers évoque un geste et un corps humains. Mais cette présence reste allusive et indéterminée : on ignore qui fait « ces signes », et quels en sont le sens et le destinataire.

40Il n’en reste pas moins qu’à la relecture, ces énoncés qui pouvaient sembler parfaitement objectifs se révèlent encadrés par l’évocation d’une relation humaine et affective, et régis par une énonciation de type lyrique : même si le sujet de l’énonciation n’apparaît jamais explicitement sous la forme d’un pronom de la première personne, sa présence est impliquée par l’allocution et par les tournures à valeur déictique qui abondent dans ce poème. L’emploi du présent et d’articles définis réfère cette scène à l’ici-maintenant du locuteur et suggère qu’elle fait partie de son univers familier.

41Dès lors, le lecteur ne peut s’empêcher de réinterpréter le poème, et de tisser entre les notations isolées des rapports, logiques ou analogiques, métaphoriques ou métonymiques. C’est ainsi que la « porte fermée » apparaît désormais comme une métaphore de l’« oubli », à moins que sa fermeture n’en soit la cause ou la conséquence. La syntaxe nominale, qui ne fait pas la distinction entre sujet et prédicat, se prête à exprimer une relation antéprédicative au monde, où le sujet ne se distingue pas de l’objet. Si l’on est sensible à cette intrication lyrique de l’objectif et du subjectif, la métaphore d’usage qui fait « trembler » l’arbre retrouve sa résonance affective. On s’aperçoit que l’adjectif « seul » est lui-même isolé, typographiquement et syntaxiquement ; il n’est pas sûr qu’il s’applique exclusivement à l’oiseau : il pourrait également renvoyer à la solitude du poète qui, lui aussi, « chante » dans le vide. Cette solitude est confirmée par la disparition de la lumière ; aux ultimes éclats du soleil qui décline « sur le toit » correspondent les « signes » qu’un « toi » fait avec ses « doigts », et qui désignent peut-être aussi les derniers mots du poème lui-même.

42Les rapports à distance qui se nouent entre signifiés et signifiants, et qui donnent à entendre cet « air ou chant sous le texte » dont parlait Mallarmé52 et qu’évoque sans doute aussi le titre du poème. Ce sont d’abord ces échos qui lui confèrent une dimension lyrique, toute musicale, liée à la résonance des mots. Mais l’émotion qui s’en dégage tient aussi à l’évocation d’un univers-solitude. Le lecteur est tenté de reconstituer un petit récit, relatant une séparation, provisoire ou définitive, que traduisent, à divers niveaux, les multiples ruptures syntaxiques, sémantiques et typographiques.

43Parmi plusieurs scenarios possibles, on pourrait retenir celui-ci : le poète vient de quitter son allocutaire, et recherche ou redoute l’oubli qui va se refermer, comme la porte, sur ce qui les a unis. Il se retrouve seul, et tremblant, dans un monde désormais désert : pour lui comme pour le soleil, il est temps de partir ; il se console en proférant un chant ou en écoutant celui de l’oiseau, et en se retournant une dernière fois pour voir les signes que lui fait l’autre, en guise d’au revoir ou d’adieu, ou en traçant lui-même avec ses doigts, dans l’air ou sur la page, un ultime message.

44Mais c’est précisément ce que le poème ne veut pas dire, et le poète non plus. L’absence de liens syntaxiques, logiques ou chronologiques explicites laisse le lecteur libre de combiner les fragments de ce récit éclaté en fonction de sa propre sensibilité. Et l’émotion peut ainsi déborder la scène sentimentale et la sphère privée pour s’étendre au monde entier : c’est l’arbre qui tremble, le soleil qui s’en va, et l’oiseau qui chante. Cette extension de l’émotion à l’univers caractérise le lyrisme de la réalité :

Il ne s’agit plus, c’est aujourd’hui un fait acquis, d’émouvoir par l’exposé plus ou moins pathétique d’un fait divers, mais aussi largement, aussi purement que le peuvent faire, le soir, un ciel chargé d’étoiles – la mer douce, grandiose et tragique – ou un grand drame muet joué par les nuages sous le soleil53.

45Ce dépassement de l’anecdote donne à l’émotion une résonance cosmique et proprement poétique. Pour l’atteindre, il faut paradoxalement couper court aux épanchements du lyrisme romantique ; Reverdy refuse le « ronflement sonore, les effets de voix » ; il dit moins, pour suggérer davantage :

Enfin, je ne crois pas qu’on puisse raisonnablement se proposer d’emporter l’âme d’un lecteur, d’un auditeur, dans un grand courant d’air, mais plutôt qu’il s’agit de la toucher au point le plus sensible d’un coup sec qui saura l’émouvoir. Le choc n’a l’air de rien, mais l’émotion s’étend ensuite, augmente, s’irradie, ou conquiert la sensibilité entière, brusquement54.

46C’est en faisant une large place aux sous-entendus que ce lyrisme ténu et retenu « va vers l’inconnu, vers la profondeur55 ». C’est en disant moins qu’il suggère davantage. La sobriété et l’impersonnalité des premiers poèmes de Reverdy, les silences qui les scandent ne sont pas des obstacles à l’émotion et à la communication poétiques; ils sont autant d’invitations faites au lecteur de faire sienne la parole du poète, et à combler les blancs du poème, pour partager et prolonger l’émotion qu’il exprime et qu’il suscite. « Cette émotion appelée poésie » réside donc bien dans les mots du poème et dans la façon dont il s’écrit et se dit ; mais si elle est exempte de tout pathos et de toute emphase lyrique, elle n’en est pas moins porteuse d’un lyrisme paradoxal, ce lyrisme de la réalité qui unit dans une relation mouvante et émouvante, le moi, le monde et les mots.