Colloques en ligne

Bruno Viard

Restaurer la transitivité de la littérature

1Il est nécessaire de faire un retour sur le paysage de la critique littéraire observable dans les années 1960 et 1970 pour comprendre la situation qui prévaut quarante ou cinquante années plus tard. La nouvelle critique était alors résumable par le triangle structuralisme + marxisme + freudisme. Il faudrait ajouter la critique phénoménologique (Richard, Poulet, Starobinski, Rousset, Bachelard), mais cette dernière s’est tenue pour l’essentiel à la marge des grandes polémiques et n’a pas fait école malgré ses importantes fulgurances.

2A s’en tenir au triangle structuralisme/marxisme /freudisme, on fera deux remarques.

3D’abord, marxisme et freudisme ont cessé d’inspirer la critique et sont aujourd’hui seulement mentionnés dans les cours et les manuels consacrés à faire l’inventaire des méthodes critiques du passé. On ne pratique plus ces approches, mais on ne dit pas pourquoi on ne le fait pas et on ne se soucie pas de les remplacer si elles sont caduques. C’est en ce sens qu’on peut affirmer que le structuralisme est resté seul maître de la place, même s’il est certain que c’est sous une forme assagie et en cohabitation avec une histoire littéraire restaurée et dépoussiérée.

4Deuxième remarque concernant le tripode structuralisme/marxisme/freudisme, c’étaient les mêmes professeurs et les mêmes étudiants qui, dans les années 60-70, étaient marxistes en sociologie, freudiens en psychologie et structuralistes en structuralisme. Loin que des débats épiques aient opposé ces trois écoles incompatibles, elle coexistaient pacifiquement dans la plupart des esprits. Il fallait même posséder les trois labels. Le structuralisme ne jure que par la synchronie alors que le marxisme et le freudisme sont des approches fondamentalement génétiques, c’est-à-dire diachroniques, qui vont chercher les raisons des textes en dehors des textes, dans l’infrastructure du rapport de classe pour le marxisme, dans l’inconscient hanté par des pulsions libidineuses refoulées pour le freudisme. Comment le structuralisme pouvait-il tolérer une pareille audace, un pareil déplacement du centre de gravité de l’œuvre en dehors de l’œuvre, dans la lutte des classes ou dans la libido ? De plus, les deux démarches génétiques se tournaient radicalement le dos. Chacune était impérialiste puisque le marxisme affirmait l’hégémonie du besoin matériel tandis que le freudisme affirmait l’hégémonie du désir sexuel.

5La polémique faisait rage entre la nouvelle et l’ancienne critique, mais, au sein de la nouvelle critique, trois doctrines incompatibles cohabitaient sans que personne trouve à s’en inquiéter. Le structuralisme a aujourd’hui triomphé, mais c’est sans combat. Marxisme et freudisme ont déserté la lice. Leur disparition n’a été saluée d’aucun discours funèbre. Une mort sans fleurs ni couronnes. Il en va pourtant de la psychologie et de la sociologie humaines, qui ne sont certes pas de vaines questions, mais dont l’articulation avec la littérature ne semble guère importer à quiconque en dépit de tentatives isolées comme celle de Pierre Bourdieu, côté sociologie.

6Il n’est donc pas exagéré de dire qu’il existe un cadavre dans le placard ou plutôt dans le frigo du structuralisme, et même deux gros bébés qu’on y a congelés sans formalités et qui y sont restés. Ce qui vient d’être dit succinctement de la double hégémonie propre au tout économique marxiste et au tout sexuel freudien ne nous pousse pas à espérer une résurrection par clonage de ces approches des textes, mais bien plutôt l’apparition d’une approche anthropologique fondée sur une vue synthétique de l’homme, qui rende raison à égalité de la dimension économique de l’existence et de sa dimension sexuelle. Cette approche synthétique ne sera, à notre sens, ni marxiste ni freudienne, puisque ces doctrines se repoussent. Elles ont, de plus, l’inconvénient de ne pas donner la place qui lui revient à un troisième besoin plus spécifiquement humain que le besoin matériel et le besoin sexuel, le besoin de reconnaissance.

7Disons seulement pour justifier cette affirmation, qu’un homme privé absolument de la reconnaissance de ses semblables est poussé au désespoir et au suicide. Même si on ne dit pas que le besoin de reconnaissance est aussi vital que le besoin alimentaire et le besoin sexuel, on dira qu’il est essentiel dans la mesure où il surdétermine largement les deux autres. Le spécifiquement humain n’est pas dans le sexuel ni dans le nutritionnel que l’homme partage avec les autres espèces jusqu’aux plantes, le spécifiquement humain est dans le besoin de reconnaissance, lequel s’amalgame avec les deux autres besoins pour les dynamiser, les enrichir ou les corrompre.

8Les vaches maigres ont succédé aux vaches grasses. On est même porté à penser que les vaches squelettiques ont succédé aux vaches obèses, si on compare l’état de la critique littéraire actuelle en France à celui des années 1970. Les Universités et les rayons des libraires étaient alors envahis de débats et d’ouvrages passionnés inspirés par le structuralisme, le marxisme, la psychanalyse, la phénoménologie. Cette effervescence est aujourd'hui complètement retombée. Les colloques, les séminaires, les revues savantes se multiplient, mais, premièrement, n’ont aucun écho à l’extérieur des Universités, deuxièmement n’ont guère d’enjeu et ne sont traversés par aucune discussion un peu vive. On se replie sur des objets et des enjeux minuscules. Dans les colloques, on pose quelques questions polies à l’issue de chaque communication, mais le cœur n’y est pas. La démarche analytique toujours plus poussée n’est pas équilibrée par des soucis transversaux de nature synthétique. Les noms de Marc Fumaroli et d’Antoine Compagnon sont à peu près les seuls à déborder des enceintes universitaires, mais leurs heureux propriétaires sont précisément des rescapés de la génération 70 et ils n’en portent pas l’étendard. Ce silence est-il définitif ?

9Il n’est pas sûr que, depuis la Renaissance, les Lettres françaises aient connu un tel discrédit, ce qui n’empêche pas les éditeurs de publier, les journalistes de chroniquer, les jurys de décerner des prix et les lecteurs de lire. Mais les ponts semblent coupés entre la critique impressionniste des journalistes et le savoir des universitaires. Quelle importance, dira-t-on peut-être ? Question qui confirmerait bien notre souci. Notre époque pourrait donc vivre sans regard réflexif méthodique sur sa littérature ! Il en va pourtant de la méditation de l’homme sur sa condition dont la littérature pourrait bien être le meilleur instrument. Il en va aussi de l’identité nationale : les meilleurs réponses à cette question ont sans doute été que cette identité réside avant tout dans la langue et dans les grands monuments du langage, d’autant que ces derniers possèdent constitutivement une dimension critique en même temps qu’un sens du tragique qui sont les meilleures protections contre l’assoupissement autant que contre le dogmatisme.

10Les Universités sont enfin investies de la mission capitale de former les professeurs, lesquels seront les principaux médiateurs de notre patrimoine culturel auprès de la jeunesse. Or l’air raréfié dans lequel on cultive la Littérature dans les Université est en train de l’asphyxier complètement. Entendons, par la capitale en gras, la Littérature quand elle se veut ou quand on la veut autonome, coupée de la vie commune. Elle perd son emprise sur le monde extérieur, soit que ce monde ne l’intéresse pas, soit que ce soit lui qui ne s’intéresse plus à Elle. La littérature, aurait-on envie de dire, est une chose beaucoup trop importante pour être laissée aux mains des spécialistes !

11Si l’activité universitaire, en matière littéraire, en est beaucoup revenue à un positivisme post-lansonien, la situation est pourtant bien différente de celle qui prévalait jusque dans les années 60. La chute du mur de Berlin est sans doute l’événement, symbolique de la post-modernité, qui résume la fin des grandes espérances et des grandes théories. L’événement a laissé coite une grande partie de la classe intellectuelle, en tout cas les spécialistes de littérature, pourtant si engagés dans la politique comme en a témoigné l’année 68. L’écroulement du Mur a été suivi d’une retraite stratégique sans vaste débat idéologique et anthropologique sur ce qui était arrivé, sur les causes profondes de l’affaissement des économies planifiées. Ce grand silence est meublé, dans la critique, d’une part par un retour à une pratique de type post-lansonien, d’autre part par un structuralisme assagi, destiné, en vérité, surtout aux étudiants. Dans les deux cas, les grandes questions sont désertées laissant la place d’une part, à un culte asphyxiant de la Littérature, d’autre part, puisqu’il faut bien vivre, à une pratique néo-positiviste des textes.

12Les déclarations favorables à la transitivité de la littérature suscitent immanquablement l’objection : Quid de la littéralité ? Et on risque, au moins dans les enceintes universitaires, de passer pour un être rétrograde. Une sorte de dandysme consiste en effet à traiter sans limite de la manière dont les œuvres se présentent sans jeter le regard sur leur contenu. Des étudiants passeront des milliers d’heures à entendre, à réfléchir et à disserter sur les conditions, par exemple sur les formes narratologiques, jusqu'à fabriquer le barbelé où, comme les fantassins de 1914, ils resterons pris et empêchés à jamais d’atteindre le vif du sujet.

13Quel paradoxe ! La critique structuraliste avait pour ambition de réhabiliter les œuvres que l’histoire littéraire contournait par d’interminables préalables bibliographiques, philologiques, d’établissement des textes, de recherche des sources. Le structuraliste envoya promener toutes ces bandelettes et voulut s’attaquer directement au noyau dur de l’œuvre. Il est arrivé qu’une nouvelle scolastique a pris la place de l’ancienne, selon une logique en réalité bien banale et qui s’observe un peu partout. L’esprit prétend rénover une pratique trop littérale et se retrouve finalement secréter à son tour une nouvelle littéralité qui tue l’esprit ! Voici que l’âme des œuvres qu’on voulait ressaisir est à nouveau délaissée.

14Ce n’est nullement le structuralisme qui est ici en cause, mais son impérialisme, c’est-à-dire la disqualification et la désertion des problématiques existentielles dans les études littéraires actuelles. L’apport du structuralisme et de la théorie littéraire inspirée de la linguistique est incontestable et précieux mais on ne voit pas pourquoi il fallait que ce soit au prix du sacrifice des approches psychologiques et sociologiques qui se sont évaporées sans avoir été remplacées par rien. L’analyse littéraire a fini par évider la littérature de ses contenus. Un énorme déficit est à déplorer. On peut traiter de tout à condition, comme dirait Figaro, de ne se mêler ni de religion ni d’érotisme, ni de politique, ni d’histoire, ni de psychologie, ni de sociologie, etc ... Il en va tout simplement de la culture au sens le plus profond de ce mot, on dira même de la civilisation.

15En 1834, Pierre Leroux écrivait :

Parmi toutes les branches partielles de la philosophie de l’histoire, la plus importante, sans contredit, est la philosophie de l’histoire littéraire. La pensée de l’humanité se traduit sans doute par toutes sortes de langages, et se grave dans tous les arts ; mais de tous les arts, le plus universel, le plus complet, celui dans lequel on traduit tous les autres, c’est le langage parlé. Une histoire philosophique du droit ou des sciences exactes, de la musique, de l’architecture, de la peinture, de l’industrie, de la guerre, de l’administration, toucherait bien à tout, mais laisserait en dehors d’elle infiniment plus de choses qu’une histoire philosophique de la littérature. M. de Bonald a dit que la littérature est l’expression d’une époque : c’est, en effet, la principale expression, l’expression la plus directe, la plus certaine, la plus évidente, la plus complète, de toute époque qui a une littérature. En ce sens, l’histoire philosophique de la littérature serait en elle-même l’approximation la plus voisine de cette histoire générale des progrès de l’esprit humain dont nous parlions tout à l’heure.

Mais qu’est‑ce que la philosophie de l’histoire littéraire ? C’est la loi de succession et d’enchaînement de tous les grands monuments du langage, tant sous le rapport du fond des idées et des sentiments que sous celui de la forme.1

16La triade idées/sentiments/forme est d’une justesse parfaite, de nature à couper court à tous les faux débats. Il ne paraît pas abusif d’affirmer que la littérature constitue la pointe extrême de la conscience humaine, elle-même pointe extrême de l’évolution du vivant. En concurrence avec la philosophie d’un côté, avec la religion de l’autre, la littérature représente le plus haut point de perfectionnement de la méditation de l’homme sur sa destinée. Mais le privilège de la littérature, comme le suggère Leroux, c’est l’équilibre précieux qu’elle réalise entre trois capacités humaines fondamentales, l’intelligence, le sentiment et la sensation. Cette dernière ne fait qu’un avec l’écriture. Il n’y a donc pas davantage lieu d’opposer le style et le contenu que le corps et l’âme.